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IL Y A SOIXANTE ANS, LES PIÈGES "IDENTITAIRES" SE METTENT EN PLACE

vendredi 5 juin 2009, par Sadek Hadjerès


(Paru en septembre 2000, dans "Deux mille ans d’Algérie", tome III, Carnets Seguier)

En 1947, j’avais dix neuf ans. Après ma première année étudiante, je venais d’obtenir (dans le groupe des trois premiers sur les 3OO candidats), mon certificat de Physique-Chimie-Biologie pour entrer à la Faculté de médecine d’Alger. Parallèlement je militais dans le mouvement associatif patriotique (comme membre du bureau de l’AEMAN) et surtout dans la section universitaire du PPA dont je deviendrai l’année suivante premier responsable,

par Sadek Hadjerès

1947

En 1947, j’avais dix neuf ans. Après ma première année étudiante, je venais d’obtenir (dans le groupe des trois premiers sur les 3OO candidats), mon certificat de Physique-Chimie-Biologie pour entrer à la Faculté de médecine d’Alger. Parallèlement je militais dans le mouvement associatif patriotique (comme membre du bureau de l’AEMAN) et surtout dans la section universitaire du PPA dont je deviendrai l’année suivante premier responsable, dans les conditions que je rapporterai, car ce fut par voie d’élection interne à l’organisation, ce qui était jusque là tout à fait inhabituel.

Ce faisant, je continuais avec l’ardeur qui était celle de nombreux jeunes de mon âge, à partager mes activités militantes avec la section du PPA de Larbâa, dans la Mitidja. J’y avais animé depuis 1943 le mouvement de masse de la jeunesse (notamment Scouts Musulmans Algériens dont j’étais responsable pour le district de l’Est-Mitidja). Ayant adhéré au PPA en Octobre 1944, je contribuais dans cette localité à partir de 1947 à la sélection des volontaires issus de l’organisation clandestine du PPA pour les verser dans l’OS (organisation spéciale paramilitaire). Je maintenais en même temps des liens informels et amicaux avec les responsables du PPA d’El-Harrach (ex Maison- Carrée) et surtout ceux de Kabylie, dont plusieurs, comme Ali Laïmèche, Ammar Ould Hammouda, Hocine Aït Ahmed, Omar Oussedik avaient été mes condisciples au lycée de Ben Aknoun en 44-45 avant qu’ils ne rejoignent, en le créant, le premier maquis de la Résistance algérienne organisée dès l’été 1945. D’autres poursuivaient, comme Mohammed Aït Amrane en Oranie, une féconde activité militante et de création culturelle dans les localités arabophones où ils résidaient.

Dans l’année qui a suivi, chacun de nous, là où il se trouvait, comme de nombreux militants à travers le pays, ressentait à sa façon et selon son itinéraire et sa sensibilité propre, divers éléments d’un malaise qui s’accentuait après la grande vague d’enthousiasme et d’espoir des années précédentes. Les rapports de la base militante faisaient état d’interrogations et d’inquiétudes, mais le plus souvent de façon allusive et en ménageant la direction, en appelant à son intervention, tant était grande encore la confiance dans une direction fortement idéalisée. (Voir à ce sujet la grande surprise dont s’est souvenu Belaïd Abdesselam dans ses entretiens rapportés par Ali El Kenz et Mahfoud Bennoune, lorsque coopté au Comité central du MTLD, il découvre des personnages, une atmosphère et des méthodes qu’il imaginait tout autrement).

Ce capital de confiance commençait à être érodé chez ceux qui ne côtoyaient pas directement les membres d’une direction auréolée globalement du prestige de la cause nationale, comme l’était Messali, jusque là notre “Zaïm” (leader charismatique) incontesté. Plusieurs éléments de doute se conjuguaient pour entretenir un marasme qui ne s’était pas encore noué en crise et pouvait être surmonté à ce stade. Il y avait entre autres la lourde déception après les élections de 1948, pour lesquelles la nécessité de participer n’avait pas été expliquée suffisamment et correctement et qui furent massivement truquées dans la violence par le gouverneur socialiste Naegelen. Il y avait l’humiliation de la défaite arabe dans la “ drôle de guerre ” de 1948 en Palestine, alors que la propagande du parti avait chauffé à blanc l’opinion en misant tout sur une Ligue et des souverains arabes inféodés à l’Occident et qu’on n’avait cessé de nous présenter comme incarnant les espoirs de notre nationalisme. Il y avait le mécontentement et le désarroi de la base militante face à ce qui, faute d’explications convaincantes, lui apparaissait comme un immobilisme ou des revirements injustifiés de la direction sur ses orientations radicales précédentes. Le malheur est que celle-ci semblait investir son talent dans le verbiage et les faux-fuyants démagogiques, elle distillait aussi le poison des manoeuvres de diversion et des luttes de clans, en guise de réponse aux inquiétudes montantes.

Le tout entretenait un lourd climat, propice aux accrochages et foyers de discordes, faute d’écoute et de dialogue ouvert sur les solutions à mettre en oeuvre. Je ferai état ici d’une des étincelles provocatrices qui ont contribué à alourdir les incompréhensions. Par sa vivacité et sa forte charge émotionnelle, cet épisode s’est fortement inscrit dans ma mémoire, comme un moment de révolte où quelques irresponsables, sans mesurer la gravité de leur geste, ont stupidement miné à mes yeux la fraternité de combat et un minimum d’esprit d’ouverture qui étaient jusque là, en milieu étudiant et dans tout le pays, notre acquis le plus précieux.

Alger, 1948.

L’AEMAN [1] dont j’ai été puis serai membre du bureau durant quatre années successives (j’en serai l’année suivante élu président), donne au centre du vieil Alger son gala annuel, au siège de l’Opéra, aujourd’hui Théâtre national algérien. C’est la deuxième année, depuis la rentrée universitaire 46-47, que l’AEMAN, dirigée essentiellement par des militants du PPA-MTLD, a consacré une rupture avec les anciennes pratiques qui privilégiaient les activités de "salon" et les relations avec la "haute" société musulmane de notables et bourgeois de bonne famille algéroise. Ces relations demeurent mais les orientations patriotiques ouvertement affichées font jonction avec les couches populaires gagnées par le mouvement nationaliste.

L’‘association a quitté son local exigu du siège de l’AGEA (Association Générale des étudiants d’Algérie) qui regroupe en principe tous les étudiants mais où les européens sont dans la proportion écrasante de 10 pour un musulman) au boulevard Baudin, (aujourd’hui Amirouche). Avec l’aide de milieux nationalistes liés au PPA, nous avions ouvert le nouveau siège place de la Lyre, en plein quartier populaire jouxtant la Casbah. Nous y faisons fonctionner un restaurant dont je suis le gérant-trésorier et dont la salle nous donne toutes possibilités de nous retrouver à notre aise, d’organiser conférences, manifestations et invitations de notre choix. Une arrière salle exigüe abrite nos réunions du bureau de l’AEMAN et aussi les contacts plus confidentiels de la direction de la section PPA étudiante. Entourés du brouhaha du marché de la Lyre, des brocanteurs, vendeurs à la sauvette et des cafés qui déversent leurs flots de musique algérienne et orientale dans une rue Randon si encombrée qu’on a peine à y avancer, nous nous y sentons après nos cours déjà presque indépendants.

Le gala annuel nous permet justement d’alimenter un budget de fonctionnement substantiel.

Nos compatriotes venus en masse des quartiers les plus lointains de la capitale ou d’autres localités de la région algéroise, ont rempli à craquer la salle de l’Opéra, sous les yeux ébahis d’un personnel habitué à un autre public. Venus aider les "leurs", ils attendent fébrilement du programme artistique et culturel annoncé les messages d’espoir et de lutte solidaire, dont la censure coloniale et les préoccupations quotidiennes souvent lourdes les ont sevrés.

De notre côté, nous avions préparé soigneusement ce programme, alternant chants, prestations d’artistes, pièce théâtrale, allocutions. Le clou devait en être une adaptation de "Montserrat" en arabe, jouée par des étudiants et dirigée par Mohammed Ferrah. Ce publiciste bilingue avait déployé beaucoup d’entrain et de talent pour animer cette pièce du répertoire de Roblès, dont la ferveur patriotique correspondait bien aux attentes de l’époque.

Le rideau va se lever pour l’ouverture de la soirée et l’annonce du programme. Un coup d’oeil de routine sur la liste qui va être lue et il nous apparaît une chose bizarre : le chant "Ekker a mis en Mazigh" (en berbère), n’y figure plus. Sa programmation n’avait soulevé aucun problème, ce chant avait depuis longtemps dans le pays une renommée telle que dans nombre de manifestations sa présentation allait de soi autant que celle de "Min djibalina". Par exemple, le public à 98 pour cent arabophone de Larbâa, à l’occasion des fêtes du Ramadhan, tout comme le public d’El Harrach originaire de toutes les régions de l’Algérie centrale, à l’occasion des mariages ou fêtes familiales de militants nationalistes, accueillaient sans problème et même avec chaleur cet hymne avec les autres chants en arabe classique ou parlé. Je me souviens en particulier que malgré d’autres thèmes de friction qui furent pour la plupart surmontés, il n’y eut jamais à ce sujet de controverse ni même de campagne de sourdes rumeurs de la part des dirigeants du Nadi l Islah de Larbâa comme Si Mestafa Belarbi ou de la médersa comme le Chikh Mohammed. La raison en était probablement, outre que nos activités communes avaient tissé entre nous des relations de confiance suffisantes, qu’ils avaient jugé sainement, hors de présupposés idéologiques, que ce chant patriotique en berbère ne portait en rien atteinte au programme arabe de ces soirées. Aussi était-il ressenti comme un signe supplémentaire et réconfortant des sentiments de solidarité qui avaient gagné le pays et aiguisaient les espoirs de ses habitants.

Peut-être, avons-nous d’abord pensé en cette soirée de l’AEMAN, l’omission du chant berbère sur la liste résultait-elle d’un oubli ou d’une erreur involontaire ? Qui donc avait mis au propre la liste définitive ? On n’arrive pas à le savoir dans le désordre qui règne et s’aggrave avec cet imprévu. L’organisateur du programme culturel, Ferrah, ou quelqu’un d’autre, je ne m’en souviens plus, suggère que tout compte fait, l’ensemble étant très chargé, un ou deux chants de moins nous mettra plus à l’aise.

Pourquoi précisément celui-ci, et pas un autre, s’exclame un présent. Un de ceux qui avait eu déjà l’occasion d’exprimer ses conceptions réductrices et chauvines du nationalisme panarabe, (il ne les exposait pas dans les assemblées et débats ouverts mais à la sauvette dans les coulisses) ne peut s’empêcher de vendre la mèche : il vaut mieux, dit-il, ne pas faire de "régionalisme" ! Le gros mot est lâché.

En un éclair, chacun saisit que s’appuyant sur deux ou trois comparses, "on" est passé par dessus la tête de la direction politique aussi bien de la section PPA étudiante que du bureau de l’AEMAN, pour tenter à la sauvette ce coup mesquin, sans en mesurer la signification et les conséquences néfastes. Sans doute cela ne venait pas de Bellahrèche, le président de l’association en exercice. Avec son air bonhomme, cet étudiant âgé qui terminait sa Pharmacie, assumait son appartenance au MTLD de façon tout à fait détendue, mais sans équivoque (il en avait été candidat dans une circonscription du Sud contre son propre frère, tous deux issus d’une famille de “grande tente”. L’administrateur de “commune mixte”, n’eut même pas besoin d’appliquer les consignes de violence du gouverneur Naegelen, il se contenta d’établir le procès verbal des élections en inversant les résultats des suffrages portés sur le même nom patronymique). Il était quelqu’un d’avenant, ouvert et loyal, incapable de coups tordus de cette espèce. Il en était de même de la plupart des étudiants arabophones. Aussi les soupçons se portent dans nos esprits sur un petit groupe lié à des “ apparatchiks ” de la direction centrale, de ceux à qui il fallait avant n’importe quelle initiative courir prendre leurs directives au siège central de la rue Marengo. Ils ne se sentaient à l’aise que dans les intrigues, fuyant les francs débats de fond et la claire répartition des tâches et des prérogatives comme les chauve-souris fuient la lumière.

Devant l’embrouille devenue tellement transparente, le responsable de longue date de l’organisation politique universitaire, Hénine Yahia, souligne l’irrégularité du procédé : " Celui qui avait des réserves à faire sur le programme n’avait qu’‘à les présenter avant et auprès des instances concernées. Maintenant, une seule chose compte, il faut réparer immédiatement".

Le groupe en effervescence derrière le rideau a grossi et l’indignation a gagné la plupart de ceux qui étaient la cheville ouvrière de tout le spectacle. Pour eux, le coup est aussi dur qu’inattendu, quelque chose vient de se briser. Ils se disent que pour remettre les choses en place, il ne faut surtout pas admettre l’insoutenable. Sans se concerter, chacun annonce froidement sa résolution. "Ou ce chant patriotique algérien, qui fait quelques minutes sur trois heures de programme arabophone (il y avait aussi des intermèdes francophones), ou il est inutile de compter sur nous". L’un de ceux qui s’était le plus dépensé dit son amertume : “ si je compte pour rien, qu’est-ce que je reste faire ici ? ”. Un autre devient agressif : “ si on parle de régionalisme, je prends immédiatement le micro et je soumets la question à l’avis du public ; il est d’accord ou non pour ce chant ?”. La situation s’est à la fois envenimée et renversée, d’autant plus que les initiateurs du procédé, pas fiers du tout, craignaient maintenant d’être désavoués en haut lieu pour avoir déchaîné bêtement la tempête.

Dans la salle, le public patientait, ignorant l’enjeu qui le concernait pourtant au premier chef. La soirée débute. Lorsqu’à son tour "Ekker a mis en Mazigh" est annoncé, c’est un tonnerre d’applaudissements, puis de tous les coins, la salle accompagne le chœur et reprend le refrain, comme il le faisait habituellement pour Min djibalina. L’ensemble du spectacle est réussi, on en parlera plusieurs jours dans Alger. La vente aux enchères traditionnelle (un portrait de l’Emir Abdelqader) et les dons ont atteint des sommets, s’ajoutant aux recettes du spectacle.

Remontant avec mes compagnons l’escalier interminable vers le local de la Lyre où nous passerons le reste de la nuit, la grosse recette de la soirée dans ma vieille mallette cabossée me paraît lourde d’amertume. J’aurais souhaité que le succès fût autre, celui d’une cohésion nationale en vigoureuse progression. Une interrogation pénible colle à notre petit groupe comme la rosée humide aux pavés de la place familière du marché de la Lyre que nous contournons. Un étrange sentiment de gêne et d’inquiétude s’insinue dans nos esprits gagnés à l’indépendance. Nous n’accordions jusque là qu’une attention mineure à la diversité de nos langues maternelles ou de nos régions d’origine, mais au grand jamais nous ne les opposions de façon si stupide.

Etait-ce une fausse alerte ou un SOS lugubre avant des désastres impensables ? Le cœur se serre un peu plus à la vue des dizaines de dormeurs affalés sur leurs cartons sous les arcades, près des bouches de chaleur des boulangeries ou des bains maures. Les malheurs qui hantent leurs rêves tourmentés sont-ils seulement ceux de la misère matérielle ? Dans quelle langue sera-t-il "licite" qu’ils expriment leur révolte et clament leurs espoirs ? Dans quelle langue plus compréhensible et plus sensible pour eux faudra-t-il leur parler pour qu’ils s’éveillent à la liberté et s’organisent pour l’arracher ? Comment qualifier l’absurde prétention à dresser des barrières et des interdits linguistiques devant la puissante et rassembleuse revendication d’indépendance, comment et pourquoi se priver des instruments les plus directs et les plus éloquents pour en clarifier les voies et le contenu ?

Ce soir là, je fus davantage convaincu que le courage patriotique ne consistait pas seulement à affronter l’ennemi colonialiste. Il consistait aussi à défendre les valeurs simples, endogènes et exogènes, qui avaient permis à notre peuple de survivre et de s’ouvrir à une vocation nationale. Le mouvement national avait besoin de rationalité et d’esprit de principe pour faire reculer les gesticulations démagogiques. Il fallait le préserver des dégâts occasionnés par les agissements qui dépréciaient l’héritage de civilisation arabe et islamique, alors qu’ils trahissaient ce que ce passé avait eu de meilleur. L’histoire dont nous nous glorifions les uns et les autres méritait mille fois mieux que d’être prise en otage par les hégémonismes, les carences et la myopie politique.

Je fus heureux de constater que cette conviction était partagée par d’autres compagnons de lutte que j’estimais le plus pour leur abnégation et leur apport sur le terrain. Ils étaient venus, par des voies et à partir d’expériences diverses à la même conclusion, il fallait engager des initiatives positives pour corriger les dérives néfastes qui menaçaient...


Le récit qui précède est extrait d’un ouvrage à paraître bientôt, consacré à la crise du PPA de 1949. J’avais durant l’été 1998, à l’occasion des troubles sérieux et du climat malsain qui avaient affecté le pays après l’assassinat de Maâtoub Lounas, publié dans EL-WATAN (4 articles du 29 Août au 1er Septembre 99) la relation de quelques épisodes d’une crise dont je fus l’un des témoins et acteurs, ou de quelques uns de ses prolongements au cours du demi-siècle écoulé.

Mon objectif était et demeure, en même temps que l’information des générations actuelles sur des faits quasi totalement occultés par les historiographies officielles, de pousser à la réflexion et au débat. Il me paraissait important de mettre en lumière certains mécanismes pervers, qui ont fait leur apparition avec une particulière netteté au cours de cette crise de 1949, mais qui sont restés toujours à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui. Ils ne cessent de faire obstacle autant à la cohésion nationale algérienne qu’à la réalisation des aspirations démocratiques de notre peuple et à l’émergence d’une citoyenneté digne des sacrifices consentis pour l’indépendance.

Dans les articles d’EL-WATAN comme dans l’ouvrage en instance, mon souhait était que les faits exposés permettent au lecteur d’évaluer s’il est valable ou non de parler comme je l’ai fait, à propos des événements et de la crise prémonitoire de 1949, de prototype et de matrice de toutes les autres crises futures.

Au delà des enchaînements factuels et de filiations concrètes indéniables, on retrouvera en effet dès les lendemains de cette crise précoce, comme en 1952-53 au sein du PPA-MTLD et jusqu’aux heurts sanglants de nos jours, en passant par les conflits de la guerre d’indépendance et des décennies de parti unique, l’affrontement des mêmes types d’orientations politico-idéologiques, des mêmes types de représentations dites “identitaires”, les mêmes méthodes et comportements dans la gestion du politique et de l’organique, les mêmes caractéristiques et problèmes dans les rapports des directions avec les bases militante ou populaire. Bref, une même philosophie politique a prédominé, si on peut parler de philosophie, s’agissant, malgré quelques réelles et méritoires tentatives de redressement, de pratiques de bricolage en décalage avec le faux sérieux des proclamations programmatiques, dont une des fonctions aux yeux de certains, était de servir de rideau de fumée.

Pour ce débat qui me paraît possible, nécessaire et salutaire, parce que lié à des préoccupations et des enjeux actuels, je me suis efforcé de mettre en évidence des faits ou des représentations qui illustrent un des traits significatifs des conflits internes algériens du demi-siècle écoulé, voués comme par fatalité à des impasses de plus en plus aigues. Il s’agit des approches manichéennes dont ne parviennent pas encore à se défaire les différents protagonistes. Elles s’entretiennent et s’exacerbent les unes les autres. Elles ont pour effet de stériliser les efforts vers des synthèses librement et fortement assumées, quand ces dernières ne sont pas simplement décriées comme étant des compromis honteux, des signes de faiblesse, de manque de “nif” ou de “redjla ” (courage viril). Le courage consiste pourtant à imposer et favoriser la conjonction difficile entre le long travail des sociétés sur elles-mêmes à force d’expérience et les initiatives judicieuses des acteurs politiques et des gens de pouvoir. Pareilles synthèses sont seules capables de garantir l’existence viable et durable d’une entité nationale algérienne, dont les uns et les autres se réclament mais qu’ils fragilisent quand ils s’en prétendent les seuls représentants authentiques.

L’absence ou l’insuffisance d’efforts dans ce sens, de la part des parties concernées dans la société, dans le champ politique ou les instances étatiques, explique en partie pourquoi les dérives dont la crise de 1949 a donné le coup d’envoi, ont continué à s’aggraver jusqu’ici.

Dans mon témoignage, j’illustre quelques uns des enchaînements directs ou indirects qui, dans au moins deux domaines, ont engendré des dégâts incalculables, dont les effets, sinon les causes, sont perçus par les moins avertis des observateurs. D’une part, c’est l’instauration d’un cycle fatal de violences inter-algériennes dont le nombre, la gravité et le cynisme mis à les légitimer sont allés croissants au cours du demi-siècle écoulé. D’autre part, c’est l’escalade d’une absurde “guerre des langues”, là où chacune des langues écrites ou parlées, “savantes” ou “populaires” et toutes prises ensemble, ont largement de champs diversifiés et de fonctions possibles, largement de quoi s’épanouir pour le bien commun, en rivalisant de performances dans les différents créneaux socio-économiques et culturels où elles sont chacune assurées de leur utilité et de leur compétitivité.

Le simple constat d’évolutions aberrantes ne suffisant pas, il est bon de mettre en regard les différentes représentations qui s’épuisent en affrontements improductifs et dangereux, pour montrer ce qu’elles ont en commun de sous-jacent, une égale pulsion d’intolérance et de rejet envers ceux qui ne se soumettent pas inconditionnellement à leurs visées ou leurs visions. Montrer en quelque sorte comment dans l’Histoire algérienne contemporaine, des visions qui disent s’exclure l’une l’autre, se rejoignent en fait pour mettre le pays sur la voie de ce qu’Amine Malouf ou Jean François Bayart, à partir d’exemples qu’ils n’ont eu aucune peine à puiser à travers le monde, ont appelé les identités meurtrières ou l’illusion identitaire.

Dans les articles d’EL WATAN de l’été 1998, j’avais illustré deux facettes, parmi d’autres, d’imaginaires algériens contradictoires que leur intensité a transformés en facteurs opérants de nos dérives historiques.

La première, celle d’un imaginaire arabe globalisant au service d’objectifs et de moyens autoritaires, est illustrée par la façon dont la direction du MTLD en 1949 a fallacieusement gonflé l’imaginaire amazigh. Elle s’en est servie comme épouvantail suggéré par un organe de presse de la grosse colonisation (l’Echo d’Alger, Août 1949), pour se dérober aux réels problèmes de stratégie et de gestion politique que lui posaient de larges cercles de contestataires et de citoyens, pas seulement ceux qui ont eu l’audace à ce moment crucial de poser ouvertement et franchement ces problèmes de fond. En croyant régler ces problèmes par la répression systématique et les manœuvres d’appareil, la direction du MTLD inaugurait, sans le savoir peut-être, le cycle infernal des violences internes au long cours. Une bifurcation et une époque nouvelle qu’un de mes compagnons de lutte arabophone de Larbäa, maquisard depuis 1945, frustré des explications qu’il souhaitait, a bien qualifiées en me confiant : “Wellat drâa !”, c’est devenu une question de force, (ou littéralement de “gros bras” ou bras de fer). L’arbitraire pur se substituait à l’évaluation politique et passait commande, pour ainsi dire, de la liste sinistre des assassinats politiques des décennies suivantes. [2]

Mais j’ai pu constater aussi que l’opposition aux comportements agressifs d’un hégémonisme qui persiste à se trouver des justifications identitaires, peut déboucher elle-même sur des représentations identitaires symétriques, tout aussi agressives et unilatérales.

J’ai ainsi illustré comment des partisans du respect du pluralisme politique et de la diversité linguistique peuvent tomber dans la logique et les modes de pensée qu’ils reprochent à leurs adversaires. Au cours de l’été 1990, la cérémonie de réhabilitation de Bennai¨Ouali, odieusement assassiné en 1956 (sur ordre de Mohammedi Saïd commandant de la wilaya III ) pour ses opinions au cours de la crise de 1949, s’était déroulée dans une grande dignité à Mekla-Djemâa Sahridj, son village natal. Cela n’empêcha pas un chevalier de l’anti-arabisme, invité à la cérémonie à la faveur du différend regrettable qui opposait les deux formations politiques les plus représentatives de la région de Kabylie, de saisir l’occasion pour distiller de haineuses diatribes et tenter de chauffer l’assistance contre tout ce qui était arabe. Des comportements inspirés d’une telle mentalité, même s’ils restent minoritaires, jettent un peu plus les citoyens arabophones dans les bras des antidémocrates. Car ces ultra-berbéristes développent des thèmes inspirés quant au fond de la même logique intolérante des relations au sein de la nation et aussi peu démocratique que celle de l’arabisme sectaire. Ils portent un grand tort dans la large opinion algérienne aux porteurs de la revendication culturelle démocratique berbère, surtout si les porteurs de cette revendication ne se démarquent pas assez nettement et énergiquement de mentalités et discours aussi rétrogrades.

J’ai été moi-même dans les domaines culturel et linguistique parmi les premiers à défendre il y a cinquante ans, à contre-courant d’une direction nationaliste bureaucratique hostile, la promotion des langues maternelles aux côtés de la langue arabe littéraire. Je n’en suis que plus à l’aise pour mettre en garde mes compatriotes contre l’absurdité et les dangers de positions qui confondraient la dénonciation des méthodes et du contenu des multiples campagnes de soi-disant arabisation, avec des attaques en règle contre les capacités de la langue arabe à mieux jouer progressivement et de façon progressiste son rôle de langue nationale, faisant jonction entre un socle de civilisation profondément enraciné et les exigences positives de la modernité.

On ne saurait insister assez sur le fait qu’aucune décision politique, aucune mesure administrative ne sera en mesure d’assurer la promotion d’une langue quelle qu’elle soit, si celle-ci n’est pas adossée à un profond effort de création culturelle allant au devant des besoins, des aspirations et de la sensibilité de ses utilisateurs. La vie en a fait l’ample démonstration à travers l’accueil que notre peuple dans ses différentes couches a fait aux créateurs des différents genres artistiques, culturels et musicaux qui ont su trouver en arabe, en berbère et en français le chemin des cœurs et de la raison de nos compatriotes. Les basses polémiques, les dénigrements, tout autant que les mesures répressives peuvent retarder et affaiblir les évolutions culturelles qui trouvent leur légitimité dans les réalités nationales. Elles ne pourront jamais empêcher leur aboutissement tôt ou tard, avec des manques à gagner et des dommages regrettables.

Autant donc prendre le meilleur parti de ces évolutions pour mieux les orienter et faire bénéficier au plus tôt la communauté nationale de leur richesse. Et autant, pour tous ceux qui estiment que la construction nationale reste le passage obligé pour la réalisation de tout projet socio-politique, convenir une fois pour toutes que ce n’est pas à la nation algérienne, comme ensemble, de se plier aux exigences de la seule arabité, de la seule berbérité, de la seule ouverture sur l’universel, mais c’est à toutes ces composantes d’apprendre à coexister et coopérer pour enrichir et renforcer le cadre national.

En définitive, le problème de fond posé dès les premiers temps de l’essor du mouvement national, et doctrinalement (sous forme d’un consensus national assez large) non résolu depuis un demi-siècle, est celui de la viabilité de la nation algérienne, des conditions de sa cohésion.

Il est incontestable que les questions dites “identitaires” (liées à des données ethnolinguistiques, psychoculturelles, aux perceptions différentes du passé historique, etc.) jouent un rôle important, hypertrophié par les uns qui prétendent en faire la question centrale, sous-estimé par d’autres qui croient pouvoir réduire la question nationale aux seuls rapports de force et enjeux de pouvoir. Les solutions passent assurément par une appréciation suffisamment réaliste des imbrications et des interactions (internes et externes) qui sont à l’œuvre dans l’écheveau géopolitique national et qui font que les crises aussi bien que les solutions envisageables sont multidimensionnelles.

Les “élites”, dans les différents domaines d’activité du pays, exercent dans la perception de ces problèmes une grande influence, parvenant, par divers canaux, à créer de toutes pièces nombre de représentations ou à réorienter et influencer nombre de celles qui existent déjà, spontanées ou non, dans diverses couches de la population. C’est dire leur responsabilité dans la question de l’avance ou du recul d’une notion qui me parait capitale à l’étape que traverse l’Algérie : la question nationale et la question démocratique et sociale sont intimement liées et le meilleur ciment de la nation réside dans l’instauration d’une citoyenneté démocratique qui assure aux nationaux, quel que soit leur parler, leurs opinions, leur sexe, leur statut social, d’égales chances d’accès, selon leurs mérites et leurs efforts, aux bienfaits et aux responsabilités potentiellement ouverts par l’indépendance et la souveraineté du pays.

Le mérite des contestataires démocrates dans le PPA en 1949 est d’avoir posé ces problèmes, notamment dans la brochure “L’Algérie libre vivra”, avec les faiblesses et les limites qui étaient celles de l’époque et celles, sociales, intellectuelles et idéologiques du groupe restreint de ses initiateurs et de ses trois co-rédacteurs, dont moi-même (sous le pseudonyme collectif de Idir El Watani). La brochure fut en son temps persécutée autant du côté colonial que de la direction du MTLD. Elle sera reproduite en annexe de ma publication, non pas tellement pour rouvrir un débat escamoté en 1949 sous forme de procès en sorcellerie, mais comme contribution à la réflexion et l’action de tous ceux qui pensent qu’il était et reste possible à l’Algérie, nation et société aux immenses ressources humaines, d’éviter et surmonter le monstrueux gâchis du demi-siècle écoulé.

Sadek Hadjerès le 23 août 2000


[1Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, fondée en 1918-19 à Alger sous le nom d’abord d’Amicale, tandis que l’AEMNA, association des étudiants nord-africains sera fondée à Paris en 1928

[2Je n’ai pas dit, dans l’article d’EL WATAN, que l’un des inquisiteurs et des plus virulents antidémocrates de 1949 a failli tomber six ans plus tard victime de sa logique d’apprenti sorcier et de ses pratiques obliques et d’intrigue. Il ne dut la vie sauve dans la première année de l’insurrection qu’à l’intervention de Abbane Ramdane, guidé par une vision politique de large rassemblement national, qui intercéda en sa faveur auprès des chefs de guerre.

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