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Publié dans TEMPS MODERNES, 2007

TRAJECTOIRE NATIONALE ET ITINÉRAIRES FÉMININS

"UNE ÉDUCATION ALGÉRIENNE" par Wassila TAMZALI,

mercredi 9 juin 2010

Dans ce témoignage s’entrelacent les destins personnels et un contexte socio-politique national complexe, souvent déroutant pour les individus. De quoi en tout cas, au delà des convictions acquises et mouvantes de chacun, donner à réfléchir, faire reculer les images d’Epinal, les clichés propagandistes. Et garder au fond du coeur la chaude référence d’une algérianité ouverte et rassembleuse, qui fut rêvée et reste à construire.

Je me souviens de la sortie, en 1976, du livre de Germaine Tillion, Le Harem et les cousins . L’article qui lui fut consacré par Jeune Afrique donna un bel exemple de notre folie douce collective. Le livre sortit en plein débat autour de la Charte nationale, que le Pouvoir avait imaginée pour redorer son blason. La grande dame qui nous observait depuis longtemps ne se réfugiait pas derrière le savoir de l’anthropologue, elle se jetait dans la bataille en apportant la preuve et les raisons de notre avilissement. C’était trop. Et une Française en plus.
On avait oublié qu’elle avait été de notre côté pendant la guerre d’Algérie. Elle défendait l’honneur français, alors qu’elle nous laisse tranquilles ! disaient les voix suraiguës des femmes en pleine crise de nationalisme. Touche pas à mon pays. La journaliste faisait la comparaison entre une dactylo occidentale dévergondée et une étudiante algérienne vivant harmonieusement sa tradition. Elle concluait :« On donnerait volontiers son appartement, sa voiture, son paquet d’amants et son chapelet d’aventures pour une part de vrais sentiments. Plume mercenaire. » Mercenaires, nous l’étions toutes et tous d’une certaine manière. Mea culpa encore. Quelle prose ! Quel esprit tordu ! Quelle soumission ! Difficilement explicable avec le recul, à moins de renverser la phrase, d’y lire les désirs refoulés de toute une génération de femmes coupées entre deux mondes et toujours promptes à défendre le leur au prix d’acrobaties et de mensonges vis-à-vis de leurs aspirations profondes. Comme celles d’hier nous portions le voile. Incrusté dans notre chair.

Il faut dire que le Pouvoir a joué habilement de la tactique du oui mais. Comme beaucoup, j’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’une stratégie. Nous étions tous des frères et des sœurs et nous devions avoir la patience des enfants de famille nombreuse. Le Pouvoir soufflait le chaud et le froid et s’offrait même le luxe d’encourager les femmes à « arracher leurs droits ». Certains discours officiels ressemblaient à s’y méprendre à des discours de féministes. La femme a arraché ses droits, nous ne lui faisons pas l’aumône et nous n’avons pas de sentiment paternaliste à son égard ! Qui a dit ça ? Une virago ? Une fille de la révolution ? Non. Houari Boumediene. Le président du Conseil de la Révolution, en 1966 lors d’une réunion des anciens moudjahiddins. La commedia révolutionnaire aura la vie longue. Dix ans après, le même homme, devenu Président de la République par la volonté populaire qui avait plébiscité l’unique candidat du FLN, un homme qui détenait le droit de vie et de mort sur le peuple algérien, se plaindra de ceux qui empêchaient les femmes d’avoir les droits. À part lui, je ne voyais pas qui aurait pu sérieusement empêcher les femmes d’avoir des droits. Et n’ayant peur d’aucun paradoxe, —ou galvanisé par sa ferveur de jeune marié sous l’influence de sa nouvelle épousée, une avocate, divorcée qu’il épousa par amour—, il dénonça au IIIè Congrès de l’UNFA, le 1er avril 1974, l’existence d’esprits archaïques qui refusaient l’évolution de l’homme et de la femme : s’il existe des courants allant à l’encontre de l’évolution de la femme, ce seraient des courants allant à l’inverse de la révolution et du socialisme.

Tu devrais dire que le Président amoureux avait, comme le Président Tribun précédent, et comme ceux qui suivront, laissé les femmes se débrouiller seules dans l’arène aux grands fauves. Tu devrais expliquer ton endoctrinement, le tien et celui de toute une génération de femmes et d’hommes, et tenter d’apporter un peu de raison à ce qui ressemble à une folie collective. Tu devrais raconter comment on t’a grignoté le cerveau pendant de longues années et cela dès le début, quand tu regardais l’avenir droit dans les yeux. Quant tu te baladais à tes risques et périls en toute liberté dans les rues d’Alger, des boucles de gitane aux oreilles, la peau bronzée. Tu entrais triomphante dans le hall sombre du Palais de Justice, comme ce jour de printemps électrique où tu recevais légère, et pas rancunière, les clins d’œil des prévenus dans le box, et ceux des gendarmes. Des années de résistance jubilatoire, je remontais une marée d’yeux avides, je le faisais avec insolence. Nous étions une poignée de jeunes femmes algériennes à aller librement dans les lieux réservés aux hommes, et nous ne pensions pas que pour mieux circuler il fallût se voiler à tous les regards. Notre jeu favori était de faire baisser les yeux de l’ennemi.

Dès l’enfance, j’avais reçu de mon père la conviction que j’étais l’égale de mon frère. Un incident mineur m’installa au coeur d’un combat durable. Un dimanche après-midi à la Ferme, j’avais sans doute treize ans car treize ans c’est l’âge où l’on commence à vous mettre dans la case « ce n’est plus une enfant », finie la liberté, il y avait toujours une bonne âme dans les maisons pour rappeler ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas du côté des petites filles en fleur, surtout quand les parents marquaient de l’indifférence aux rites ancestraux. J’avais 13 ans, c’était donc en 1954. Cette histoire se passait-elle avant ou après la Toussaint Rouge ? J’entrais ainsi dans deux révolutions, la lutte pour l’indépendance qui se terminera en 1962 et la lutte des femmes qui est loin d’être terminée. C’était un dimanche à l’heure du goûter, servi comme d’habitude à l’office par la cuisinière. Sur la table, un broc de lait frais et un cake coupé en tranches inégales. Je tends la main… « Laisse le gros morceau à ton frère, c’est un garçon ! » J’étais hors de moi. Pour la première fois on essayait de réfréner mes désirs parce que j’étais une fille. J’ai couru chez mon père pour lui demander si un garçon avait droit à la plus grosse part d’un gâteau. « Les garçons et les filles ont les mêmes droits », a-t-il dit en levant à peine les yeux de son journal. Lisait-il le compte-rendu du premier attentat de la Résistance algérienne, l’assassinat du couple d’instituteurs Français, les Monnerot, dans les gorges de Tighamininine des montagnes du Ziban ? Aucun homme plus tard ne pourra me convaincre du contraire. Aucune démonstration féministe n’aura plus de poids que les paroles distraites de mon père. Elles feront leur chemin à travers toutes les constructions religieuses, culturelles, sociales, idéologiques dans lesquelles on voudra enfermer ma pensée.

Nous étions un pays patchwork. Certes, notre famille connut des alliances douloureuses. Telle cousine germaine de mon père qui était entrée dans une famille de notables religieux avait vu sa fille retirée de l’école par le père de son mari. Cela avait été un drame pour toute la famille. La jeune femme ne s’en remit jamais. Plus près, une cousine du même âge que moi suivra la règle de sa famille paternelle, une des familles citadelles d’une grande ville de l’intérieur, ville citadelle elle aussi. Elle fut mariée sur échange de photo, de pedigree faudrait-il dire. C’était l’année du Bac. Elle avait échoué et c’était prévu comme ça. À l’annonce des résultats, moi qui avais réussi je me cachais dans la ville n’osant affronter la sentence qui tomberait sur ma camarade de jeux. La fête nuptiale a été somptueuse, aussi démesurée que mon désespoir. Le sucre des gâteaux nappait des scènes insupportables. Mes tantes au visage si doux devenaient les ordonnatrices de la tradition, celle du malheur des filles. J’étais leur prochaine proie. Le lendemain des noces, on apporta aux mariés un poisson vivant à écailler, en gage d’abondance. Tant d’autres femmes reprises au lasso par la tradition, même si elles semblaient heureuses après coup —elles affichent toujours le bonheur,— me faisaient deviner des gouffres d’humiliation qui m’emplissaient d’effroi. Je les mettais sur le dos des turpitudes bourgeoises. Je me jetais encore plus résolument dans les bras de la Révolution. Je ne savais pas encore qu’il fallait être deux pour cette révolution-là. J’ai rangé un jour mes boucles d’oreilles de gitane. Je devins comme les autres une figure hiératique de la condition de la femme algérienne. Mais il y avait plus difficile à comprendre que les concessions vestimentaires accordées dans une limite raisonnable —en Europe aussi les premières femmes qui occupèrent les lieux publics gommèrent leur féminité : il y avait mon endoctrinement, et celui de toute une génération. Car il faut appeler un chat un chat, toute une génération de femmes algériennes a accepté et justifié longtemps la condition dans laquelle elle était maintenue. Pour moi c’était une régression que j’acceptais pour des raisons qui sont longtemps restées obscures et que ce récit m’aide à découvrir. C’est un travail difficile, que je mène depuis quelques années avec la crainte de le finir, de me retrouver vidée de cette histoire qui ne cesse de me nourrir.

Avant de rencontrer les révolutionnaires algériens, je n’avais pas idée de l’ostracisme qui pesait sur les femmes de mon pays. Sur mon corps s’amoncelaient les sentences antiques, que je découvrais au fur et à mesure, avec autant d’effarement que ce dimanche à l’heure du goûter à la Ferme. Sans recours. Avec le temps, je n’échappais pas à la chape de la rue, aux vêtements dissimulateurs. Passer inaperçue, traverser les milliers de regards gluants des hommes qui me suivaient sans relâche dans les rues, cela ne me faisait plus sourire. Tous les hommes, les vieillards, les jeunes et jusqu’aux enfants étaient les maîtres de la rue et des femmes. L’ennemi, que j’avais regardé dans les yeux et avec insolence se multiplia, vainquit ; il allait conquérir toute la rue.

Je ne formulais pas encore les choses aussi clairement, je ne voyais pas très bien ce qui se jouait autour de moi et en moi. Quand ça allait mal, je me croyais plongée dans une crise de mal vie que je cachais honteusement. Je naviguais à vue, j’avançais comme un crabe sur le sable.

Ce n’est que peu à peu que j’ai construit une conscience claire, par ce qu’il faut bien appeler une éducation algérienne, de ce qui deviendra un des centres de ma vie, la conscience de mon oppression en tant que femme algérienne.

Pauvres petits hommes, les femmes sont le miroir dans lequel ils peuvent se voir plus grands qu’ils ne sont », m’enseigna une sage qui avait passé sa vie entre les murs de sa maison à servir père, mari, fils et petits-fils. Mon éducation algérienne a été longue, douloureuse parfois, toujours passionnante, si bien qu’il fut difficile de conserver assez de scepticisme pour préserver un espace de liberté critique. Les faits avaient beau être têtus, mon aveuglement l’était encore davantage. Ma découverte du double visage de la Révolution s’est faite lentement et aussi vrai que cette découverte fut lente, aussi vrai j’ai tenté de l’ignorer, lâchement. Je me glissais peu à peu dans une distorsion savante de la réalité, et survivais au prix d’un véritable dédoublement de moi-même. Cette schizophrénie légère était assez répandue et elle explique peut-être le phénomène algérien de la victime consentante. Le peuple et moi rêvions notre réalité et applaudissions au passage de nos maîtres.

* * *

L’UNFA était installée dans un des vieux immeubles haussmanniens qui entouraient le Palais de Justice, un vaste bureau laissé vacant par un notaire dont le panonceau était encore accroché à la porte d’entrée de l’immeuble. Les pièces étaient en enfilade, immenses. Tout était désolé, on avait peine à croire que nous étions dans une organisation de masse chargée du problème principal du pays. Les murs étaient nus et les meubles fonctionnels sans plus de fonction, les rayonnages des bibliothèques vides, l’entrée de l’immeuble sombre, la boule d’amortissement de la rampe d’escalier arrachée. Qu’importe, c’est quatre à quatre et la rage au coeur que je prenais l’escalier. Triste lui aussi, privé d’éclairage depuis l’indépendance, les marches de marbre maculées par la crasse. J’étais accueillie comme une petite sœur par la Présidente Nefissa L., et la Secrétaire générale Mamya C. Je les connaissais bien et les admirais. Nationalistes de la première heure, elles appartenaient à la vieille société urbaine et aux cercles que je fréquentais. Elles voulaient bien de moi, nous allions continuer ensemble l’aventure qui avait soulevé le peuple algérien.

À la première réunion, elles me donnèrent à lire un livre écrit en 1940 par une femme égyptienne, sur l’Islam et les femmes. Pour moi ce fut inattendu. Pourquoi lire ce vieux livre ? La guerre de libération, et les femmes combattantes, et les déclarations faites pendant la guerre, celles du retour, les sœurs, les mères chéries qui avaient tant donné ! Tous ces discours sur la participation des femmes à la lutte de libération, des paroles en l’air ? Je me souviens encore du nom de l’auteur tant ce livre cristallisa longtemps mes griefs : Doriyya Chafiq. Son livre s’évertuait à démontrer que l’Islam avait donné des droits aux femmes et qu’il avait été mal interprété. Il heurtait mon idéalisme radical qui faisait de l’égalité de tous et de la liberté des femmes un droit qui ne devait recevoir aucune justification. Mon butin de guerre arraché aux Français, c’était l’universalisme. Chacun son butin, pour Kateb Yacine, c’était la langue française, que je partageais avec lui, pour le Colonel Saddek la maison des Germain, et pour d’autres, d’autres choses encore. C’était la première fois que je lisais un plaidoyer pour une interprétation féministe du Coran. De ce jour à aujourd’hui j’ai lu des centaines et des centaines de plaidoyers du même genre, certains sont de véritables suppliques. Après des tonnes de mots, des tonnes de papier, sans parler de la rage des femmes qui ne se mesure pas, un seul homme, un seul, Habib Bourguiba, le Tunisien, a répondu à l’immense attente des femmes, un seul a cloué le bec aux Vieillards inaudibles, un seul homme a brisé la subordination des femmes arabes consubstantielle à l’Islam. Le jour où le vieux Président m’a reçue, beaucoup plus tard, quand j’étais chargée d’un programme pour l’égalité des femmes dans une organisation internationale, dans le salon de son Palais de Carthage avec un groupe de femmes arabes que j’avais réunies à Tunis, il me tint la main pendant tout l’entretien, sa manie de toucher ses interlocutrices avait empiré avec l’âge, et me dit avec un accent un rien parigot : « Quand j’ai vu votre Président Chadli, je lui ai dit, allez mon vieux, libère-les, libère-les, n’aie pas peur ! »

Chadli était le successeur de Boumediene, et le troisième président de la République algérienne. Il était en poste au moment des élections du 26 décembre 1991 qui consacrèrent la victoire écrasante des fondamentalistes islamistes, celles qui m’envoyèrent à la gueule une réalité que je ne voulais pas voir. Après le grignotement, l’explosion ! Les militaires le destitueront en janvier 1992, ils disaient qu’il était prêt à livrer l’Algérie aux Islamistes. Il sera remplacé par un autre qui n’a pas eu le temps d’être vraiment notre président, Boudiaf qui, lui comme dans un jeu de tir à un stand de fête foraine, sera tué en direct à la télévision. La mémoire s’emballe. En montant, impatiente, les marches de l’UNFA, je ne connaissais pas la fin funeste de la Révolution algérienne, mais déjà mes illusions prenaient l’eau.

Immergée dans l’avilissement des femmes de mon pays, au cœur du pouvoir —n’étais-je pas dans un de ses Appareils ?—, je tombais de haut.

Les Grandes sœurs me déroutaient. Elles voulaient démontrer que le Coran avait été mal interprété, pendant treize siècles, par les musulmans de toutes les latitudes, vivant sous tous les climats, sous toutes les formes de gouvernement, socialiste, capitaliste, royaliste, républicain, de tous les continents, asiatiques, arabes, africains et européens, riches et pauvres, ceux des villes et ceux des campagnes, analphabètes et lettrés ! Tous, pendant treize siècles, ils avaient mal interprété le Coran, ils avaient puisé illégalement des droits et mis abusivement le Prophète dans leur camp, lui qui avait libéré les femmes en son temps, qui avait interdit que l’on tue les bébés filles, qui avait rendu impossible la polygamie, qui avait donné aux femmes le droit de gérer leur patrimoine, qui les avait fait hérité, qui, qui, et, et. Ouf ! Je commençais à être épuisée par tant de mots ! Après quatre années d’indépendance c’était la stratégie choisie. Il ne fallait pas attendre que je coure après les exégètes du Livre. J’avais déjà compris que les anti-féministes et les féministes trouveraient dans le Coran des arguments sans trop d’acrobatie. Les femmes sortiraient vaincues, et le pays avec elles.

Le malheur des femmes n’intéressait personne,

Personne ne voulait entendre que la polygamie était un abandon de famille, que donner un livret de famille avec quatre pages autorisait les hommes à jeter femmes et enfants avec la main de Dieu. Il leur suffisait de claquer la porte derrière eux, quand ce n’était pas sur les femmes et enfants, d’emporter leur livret de famille et d’y faire inscrire le deuxième mariage, le troisième, le quatrième. Les nouvelles épousées étaient plus jeunes, et vierges de surcroît. Avec elles ils allaient recommencer et oublier leur vie de misère, leurs difficultés sexuelles. Leur mère le leur avaient promis, elles qui faisaient et défaisaient la vie de leurs fils pour oublier qu’elles n’avaient pas eu de vie de femme.

Pendant ce printemps de l’année 1966, je sortais du tribunal lourde des histoires que j’avais essayé de débrouiller dans la journée, je me bagarrais contre la misère, la loi et la coutume. Notre société était sortie malade de la guerre. Nous nous enlisions dans la bataille sur le sexe des anges alors qu’avançaient en rang serré, pour faire tomber la ville, les femmes et les enfants abandonnés, les filles mères, la prostitution, la violence sexuelle, la délinquance juvénile. Et l’on voulait faire de la religion le régulateur angélique des maux qui se multipliaient au rythme de la population qui doublera en vingt ans ! Devant mon entêtement à essayer de les convaincre, la Présidente et la Secrétaire générale, apitoyées par l’état dans lequel me mettaient ces discussions, me dirent un jour, pour me consoler : « Une délégation de femmes tchèques est venue s’informer sur la polygamie ». Mais pourquoi ? « Elles ont un grand problème de femmes seules. » Pleurez, mes soeurs algériennes !

Les responsables de l’Union des femmes étaient entrées dans le jeu des Grands frères. Par stratégi ? Peut-être. Mais c’est un jeu dont on sait le début et pas la fin. Un jeu dont on ne sait pas quand finissent les stratégies, quand commencent les compromissions. Les Grandes soeurs, et beaucoup de femmes avec elles, avaient pris le chemin du milieu qui menait droit dans le mur.

* * *

Rien ne ressemble plus à une guerre contre les populations civiles qu’une guerre contre les populations civiles, quels que soient le lieu et le temps. Comme rien ne ressemble plus à un maquis qu’un maquis. De ça, j’en eus conscience très tôt, d’une manière confuse, mais si forte qu’aujourd’hui encore je revois les images de ce film vu un après-midi de désœuvrement à Genève, l’été, un été pendant la guerre d’Algérie, le premier été après l’assassinat de mon père en décembre 1957. C’étaient les vacances scolaires. Je les passais chez mon oncle Hamid, à Genève. Le premier été orphelin.

Nous étions entrés au hasard dans un cinéma. Il avait l’habitude agaçante d’entrer dans une salle entre deux rendez-vous, et de voir des morceaux de films. On jouait cette fois-ci un film yougoslave sur les maquis, pendant la deuxième guerre mondiale. Mon oncle ne parlait jamais de son passage par le maquis, sauf quand je voulais l’entraîner dans une promenade à pied : « J’ai été obligé de marcher un jour ! C’est fini, plus jamais » Il gardait précieusement la paire de souliers Bally suisses qu’il avait portée pendant sa traversée, et disait ironique à l’endroit des Suisses qui avaient accueillis les réfugiés Algériens avec une froideur de banquiers : « ls pourraient en faire de la pub, elles sont encore impeccables ! »

Du film, je ne me souviens pas vraiment. C’était l’histoire de femmes maquisardes et des troubles de jalousie qu’elles occasionnaient entre les maquisards. Cette fois nous sommes restés jusqu’à la fin du film. Un film en noir et blanc. Un film terrifiant. À la fin les maquisards fusillent les femmes. En sortant du cinéma, mon oncle, le visage fermé a dit, à lui-même plus qu’à moi : « Tous les maquis se ressemblent ! »

Je n’ai pas posé de questions ce jour-là. Pas plus que nous n’en avons posé en 1962. Nous ne posions, nous ne nous posions, aucune question. Sur la guerre d’indépendance qui avait duré de 1954 à 1962, on nous bombarda de discours, de reconstitutions édifiantes, étalées dans le Journal national, à la Télévision nationale. Les images que nous en avions été celles des documentaires de propagande tournés à Gardimaou, en Tunisie, où était stationnée l’Armée des frontières, l’ALN. Les caméras étaient russes, et la technique soviétique, fond de musique ronflante et commentaires langue de bois ; le style algérien se mettait en place. Nous avons accepté l’image stéréotypée de l’héroïque peuple algérien, de préférence peuple paysan, effaçant du même coup tous les autres peuples algériens. L’idéologie déjà façonnait l’avenir.

Des flots d’images mortes pour dire une aventure trop grande. Les femmes occupaient une place centrale dans le dispositif de propagande du FLN. Elles étaient les icônes de la lutte de libération et le gage de sa modernité. Elles étaient filmées dans des maquis/studios de cinéma, visage de madones, impeccables dans des treillis tout neufs, en infirmières, en soldates, les armes à la main. Alors que dès la fin de 1957 l’interdiction des femmes dans les maquis exprimait sans plus aucune ambiguïté la misogynie féroce des maquisards, et leur cruauté froide à l’égard des femmes. Une directive de la Willaya 2, à la fin 1958, dira sans crainte : « si elles rejoignent nos rangs, elles doivent être refoulées à leur destination d’origine, même si les ennemis les appréhendent… ». À vous donner froid dans le dos !

À revoir ces films de propagande on est saisi du plaisir de voir l’arroseur arrosé. Les propagandistes misogynes s’enfermeront pour longtemps dans ce piège qu’ils construisirent sur la participation des femmes, si bien qu’ils eurent des difficultés à accoucher (en vingt ans !) d’un code la famille infâme qui est bien le reflet de cette période. Et en même temps ils révélaient une vérité qu’ils ne voulaient pas reconnaître, la place des femmes dans la guerre de libération, beaucoup plus importante car plus utile que l’artillerie lourde bien dérisoire comparée à celle de la France ; le courage des femmes, lui, n’avait pas d’équivalent du côté de l’ennemi. Les films truqués renvoient à une vérité que l’on veut cacher désespérément. Car il n’y eut pas que les personnages des documentaires, il y eut les vraies résistantes, et ce malgré la férocité des frères. La guerre finie elles avaient recouvert leur gloire de la modestie et de la pudeur des femmes du pays. Elles disparurent de la scène publique. Sauf quelques exceptions.

Peu à peu, sous les questions pressantes et inquiètes d’autres femmes algériennes, jeunes, étudiantes en colère qui les premières entrèrent en lutte en s’organisant clandestinement dès la fin des années 1970, et qui voulaient comprendre pourquoi les femmes avaient été trahies, comment les femmes étaient passées de la gloire à l’humiliation, les Grandes sœurs ont parlé et ont repris leur place dans l’histoire de la Résistance. Ou ont-elles été gagnées par le désenchantement général ? Elles ont laissé échapper des mots, des colères, des larmes retenues si longtemps, certaines un léger mépris pour ceux qui parlaient à tort et à travers de la résistance. Peu à peu, nous avons connu la guerre des femmes dans la Grande guerre. « J’ai quitté la maison pour le maquis, je me suis retrouvée dans un foyer pour jeunes filles à Tunis, avec interdiction de sortir le soir ! » Nombre d’entre elles furent « expédiées » en Tunisie, débarquées de l’aventure. Mal reçues. Il n’y avait pas de place pour elles dans les nombreux rouages de la résistance extérieure, comme il n’y en avait pas eu dans les maquis. On avait utilisé les citadines bien volontiers dans les villes quand elles ressemblaient à des Européennes, parce qu’elles pouvaient passer à travers les mailles des barrages de police et de militaires, on avait été contraint de les accueillir aux maquis dans les premiers temps. Oui, on avait eu besoin d’elles, personne ne le conteste, mais de là leur confier des responsabilités, à leur donner des grades, c’était impensable. On parle comme d’un miracle d’une commissaire politique, et même d’une chef de willaya. Les grades, c’était pour les hommes. Même Néfissa L., la future présidente de l’UNFA, resta une sans grade. Elle était médecin et s’était engagée dans les luttes nationalistes bien longtemps avant le déclenchement de la lutte armée. Arrivée au maquis, elle fut vite mise sous les ordres d’un autre médecin que l’on fit venir de Tunis spécialement pour ça. Il était charmant, plus jeune et moins expérimenté, il prit le commandement. Les deux se marièrent plus tard, une belle histoire de guerre et d’amour, si rare qu’elle méritait d’être dite. Et puis ces jeunes citadines, elles étaient plus instruites que la plupart des maquisards, chefs compris. Et elles posaient des questions, elles se mêlaient de politique. C’étaient des emmerdeuses. Et dangereuses. Elles pouvaient semer le trouble dans les esprits des combattants.

Rien de ce drame ne transpire dans les images d’Epinal qu’on nous donnait à voir. Des jeunes femmes en noir et blanc, aux visages sévères et beaux, se déplaçaient à l’aise dans des scènes de guérilla moderne. Pour les besoins de la propagande, elles avaient repris le chemin du maquis, un studio en plein air. C’est hors-cadre que tout s’était joué et dès les premiers moments. Les peurs, les larmes, les suspicions, les humiliations, les contrôles de virginité, l’obligation de dissimuler son corps en passant une gandoura sur son treillis, un vrai risque, une entrave dans les fuites de la dernière chance ; et tant d’autres choses qui dessinèrent le champ de la guerre des femmes dans la grande guerre des hommes. À l’Indépendance, les maquisardes, pour la plupart, disparaîtront de la vie publique, volontairement, fièrement. Elles nous ont laissées avec une histoire trop grande pour le présent. C’est Nefissa L. qui me raconta, d’un ton léger, les petites choses sans importance de la vie des maquis : « On m’obligea à mettre une gandoura sur mon treillis. Mais j’ai refusé de passer une visite de contrôle de virginité », dira-t-elle farouche, redevenant pour un instant la jeune femme rebelle qui fit d’elle la grande résistante, courageuse, politique, intelligente qui entra dans le Panthéon de l’histoire des femmes algériennes.

Elle me raconta cela longtemps après notre rencontre à l’UNFA, près de vingt ans après. L’ancienne Présidente de l’UNFA avait perdu son assurance. Le temps avait usé sa bonne volonté. C’était à Paris pendant qu’elle s’y faisait soigner. Elle me dit aussi que le jeune maquisard qui apportait le journal refusait de le lui remettre car il avait comme instruction de le donner au docteur. Il le donna donc à l’infirmier, jusqu’à l’arrivée du médecin-homme, son futur mari. Rien n’avait pu faire entendre raison à ce jeune montagnard. Il dictait sa loi à la grande dame. Et à travers lui tous les siens. —Pourquoi n’écris-tu pas ces choses, cela pourrait nous aider ? —Pourquoi ternir l’image de la Révolution ! C’est ce que nous avons de plus cher. J’ai tout abandonné pour ça. Elle parlait avec une tristesse et une lenteur qui ne devaient rien à la maladie. Pauvre Nefissa, elle avalera d’autres couleuvres. Quelque temps après cette rencontre, j’apprendrai qu’elle avait été obligée de fuir de son bureau par la fenêtre. Des islamistes déchaînés essayaient de forcer sa porte. Elle avait osé interdire aux infirmières le port du voile à l’intérieur de son service à l’Hôpital Mustapha. Fille de la grande bourgeoisie algéroise, une des premières gynécologues installées dans la ville d’Alger, elle sut mettre sa vie en péril, mais ne résista pas aux diktats archaïques qui menaient les maquis et plus tard le pays. Nos compromissions viennent de loin, et de toutes, de tous. D’elle, de moi, et de beaucoup d’autres. Je sais ça, et je sais aussi que rien ne ternira cette révolution qui était si chère au coeur de Nefissa. Surtout pas la vérité. Aucune révélation ne put ternir l’héroïsme du peuple algérien, jusqu’à aujourd’hui où les historiens interrogent l’exactitude des faits et nous aident à dégonfler les mythes. Plus nous en savons et plus grande est l’insurrection-résurrection de tout un peuple. Plus grande que nous, beaucoup plus grande que nous. Si je sais maintenant beaucoup de choses, aucune vérité ne remet en cause ni n’amoindrit cette reconnaissance que je garde à l’abri du temps comme un don précieux. Qu’elle ait été le lieu idéal du mensonge et de l’infamie n’enlève rien à la guerre de libération, et si c’était à refaire….

Quelques frères aussi parlèrent, ces frères qui sont restés, pour toujours les fils meurtris de la Révolution algérienne. Nany, le jeune et charismatique cousin de mon père, le frère de Smaïl, le futur Secrétaire Général du ministère de l’agriculture, monté au maquis alors qu’il faisait ses études de médecine, était ma source inépuisable. Dès le début de la lutte armée, il s’était engagé dans la résistance au sein de l’université.

Alors que je lui disais combien j’étais déçue par l’attitude des politiques, ses amis, mes amis, sur la question des femmes, pour atténuer mon désarroi sans se douter qu’il installait au coeur de mon utopie un ver dévastateur, il me raconta comment il avait été chargé de faire passer une visite médicale aux maquisardes pour vérifier leur virginité, « Ce n’est pas simple, tu vois, le fond du pays n’est pas ce que tu crois. Le peuple n’est pas cette abstraction idéale dont tu parles, la réalité est à des lieues de toi, de moi ! » Le jeune idéaliste fut étrillé rudement par la réalité du maquis, l’étudiant en médecine, qui ne se consola jamais de ne pas être le médecin des pauvres qu’il avait rêvé d’être malgré les postes prestigieux qu’il recevra du Pouvoir, s’était réfugié avec les jeunes femmes dans la souche d’un énorme arbre et avait demandé à Mustapha K., un autre cousin de mon père, qu’il avait retrouvé au maquis, d’en interdire l’entrée aux autres, le fusil à la main : « Tire s’il le faut ». « Je n’en menais pas large. Je me suis enfermée avec les filles, nous avons laissé passer un laps de temps raisonnable, en silence, sans bouger. Des minutes de plomb. Et puis je leur ai dit, À la première occasion vous devez filer. Il y a une sale ambiance ! »

En écoutant cette histoire je me souvenais de cet après-midi à Genève avec mon oncle Hamid, et de la tête qu’il faisait en sortant du film yougoslave sur le maquis. Tous les maquis se ressemblent. Les compagnes de Nany n’ont pas eu le temps de s’enfuir, elles ont été arrêtées, et lui aussi, par l’armée française. Il s’en est tiré de justesse.

Et encore cette histoire que me raconta un jeune écorché, perdu souvent dans l’alcool, incapable de vivre le présent et que j’ai abandonné à regret à ses fantômes, pourquoi ? Devant moi, le jeune homme séduisant que j’avais retrouvé à la porte de l’hôpital Mustapha où il dirigeait le service de radiologie glissait peu à peu dans une contemplation morbide, pourquoi ? Sur son visage fin marqué par de nombreuses traces acnéiques, tombait une tristesse infinie, pourquoi ce désespoir ? Avec le temps, il me raconta comment, monté au maquis à 17 ans, il dut participer à l’exécution de trois maquisardes : « Notre chef le décida parce qu’elles occasionnaient, malgré elles bien sûr, des troubles, des jalousies entre les maquisards. Elles étaient très courageuses. J’ai fui, et je me suis retrouvé en Suède. J’ai pu reprendre mes études. »

Et tant d’autres histoires racontées dans les heures avancées de la nuit, que nous nous chuchotions de peur de briser l’équilibre fragile où nous nous tenions, entre un passé mythique et un présent difficile. De sombres histoires. On ne peut réduire la réalité de la guerre de libération à ces histoires. Elle fut plus grande que nous. Et aujourd’hui encore en écrivant ces mots je suis écrasée par elle, submergée par un sentiment d’humilité. L’histoire de la résistance dressera et dresse dans nos cœurs et notre raison les visages démesurés des héroïnes et des héros en fraternité, avec une force plus forte que la réalité. C’est par le maquis que l’Algérie a pris le chemin de l’histoire… C’est par le maquis qu’elle a pris le chemin de l’indépendance, et ce sont les héros morts au maquis, des montagnes et des villes, qui l’ont libérée.

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