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HOMMAGE À SALEM HENRI ALLEG
ALLEG, OU L’HUMANISME CHEZ UN « BOLCHO »
lundi 27 octobre 2014, par
Un public très nombreux était présent ce samedi 25 octobre à la salle des fêtes Jean Jaurès à Malakoff, Hauts de Seine, pour rendre un hommage à Salem Henri Alleg.
Historien, écrivain, journaliste et surtout grand résistant anticolonialiste, (Moudjahid), durant la guerre d’Algérie, Henri nous a quittés il y a un an.
Expo photos, livres, tables rondes, projections vidéo, prise de parole étaient au programme.
Ont pris la parole entre autre :
- Sadek Hadjeres , ancien dirigeant du PCA et premier ex-secrétaire du PAGS,
- le représentant des « Éditions de Minuit » éditeur du livre d’Henri « La Question » dans lequel Henri dénonçait la torture pratiquée en Algérie durant la Guerre de Libération Nationale et qu’il a affreusement subie dans sa chair dans les prisons d’Alger.
- Également ont pris la parole le philosophe Jean Salem , fils d’Henri, William Sportisse , auteur du livre : « Le Camp des Oliviers » et bien d’autres intervenants avant que le public n’intervienne pour témoigner et poser des questions.
Une rencontre émouvante où de très nombreux vétérans progressistes, militants anticolonialistes, amis de l’Algérie ont tenu à être présents et ce malgré leurs âges avancés.
Tous ont affirmé transmettre, en toute confiance, le flambeau à la jeunesse d’aujourd’hui pour poursuivre leur lutte, leur combat pour un monde meilleur, pour plus de justice sociale, de liberté, de paix et d’amitié entre tous les peuples. Un après-midi chaleureux qui s’est achevé le soir par un repas. Au menu du …..couscous bien sûr !
Louelh Khider
Précision : Alleg est le pseudo journalistique d’Henri. Son véritable nom est : Salem Henri.
ALLEG, OU L’HUMANISME CHEZ UN « BOLCHO »
Intervention de Sadek Hadjerès à Malakoff
le 23 octobre 2014
Chers amis de notre regretté Henri,
J’ai évoqué à plusieurs reprises dans la presse nationale et internationale les facettes multiples du parcours personnel et politique de Henri, mon camarade de lutte et ami des soixante dernières années.
Aujourd’hui, au risque de paraître unilatéral, je concentrerai mon évocation sur un aspect particulier, la sensibilité humaine qui imprégnait la vie et l’action de Henri. .
Si j’ai choisi ainsi de faire ressortir davantage les qualités humaines du parcours de Henri, déjà sous-jacentes dans mes évocations précédentes, c’est parce que j’estime ce trait important dans le comportement d’un militant et d’un dirigeant.
Et en même temps, cette qualité m’est parue souvent méconnue ou masquée aux yeux du plus grand nombre par l’autre trait majeur qui l’accompagnait chez Henri. Je veux dire sa fermeté dans les épreuves, le courage physique et politique de ses engagements, sur lequel je n’ai pas besoin de m’étendre.
Leur effet d’exemple tonique et mobilisateur lui a valu l’estime et la réputation de « bolchevik ». L’étiquette ne lui déplaisait pas, il accueillait cette allusion anachronique avec humour et une fière et malicieuse coquetterie. Prestigieuse pour les uns, haïe par les propagandes malveillantes, l’étiquette prend lorsqu’elle est comprise mécaniquement et hors contexte historique, l’allure d’une image d’Epinal. Celle du communiste « pur et dur » des années vingt, présenté caricaturalement comme un être insensible, imperméable à tout ce qui n’est pas sa pratique militante.
Il se trouve que l’image d’Epinal peut être partagée par des militants sincères à qui il peut arriver de confondre fermeté dans le combat avec autoritarisme et dureté injustifiée envers ses concitoyens ou ses camarades.
En parlant chez Henri d’un vrai humanisme en pensée et en actes, je sais combien ce terme comme celui de démocratie est galvaudé. Les interprétations moralisantes et ambiguës le réduisent à des sentiments de compassion et l’opposent à la combativité et la fermeté dans le combat.
Chez Henri et nombre de ses camarades, l’humanisme signifie lutter pour respecter et faire respecter tous les droits humains, individuels et collectifs contre les forces qui tendent à les écraser ou les amoindrir.
Pour Henri, un bolcho peut et doit porter haut les valeurs humanistes, y compris dans les conditions de plus en plus impitoyables et complexes des combats actuels.
Ma conviction est que prendre exemple sur Henri ne consiste pas à dresser de son parcours et de sa pensée un tableau simpliste. C’est souligner et promouvoir en actes la complémentarité de son engagement de classe avec sa fibre et sa finalité humaines.
Sans cette complémentarité, l’attachement intellectuel et activiste de Henri à la cause du communisme n’aurait pas gagné l’impact et la signification qu’ils ont eu dans la société et le champ politique algérien ou français.
Je dirai même plus : c’est grâce à son attachement aux aspirations humaines primordiales qu’il est parvenu en général à éviter dans ses combats les deux écueils politiques que sont l’autoritarisme sectaire et le laxisme opportuniste, l’un et l’autre significatifs, chacun à sa manière, d’un mépris ou d’une sous-estimation des couches sociales et populaires au nom desquelles et pour lesquelles on se bat.
Je voudrais l’illustrer sur plusieurs décennies de nos luttes communes.
La sensibilité de Henri au vécu de ses semblables, à l’opposé d’une conception doctrinale désincarnée, m’avait frappé chez lui depuis le début des années cinquante, à l’ école élémentaire du parti qu’il avait dirigée à Alger- Saint Eugène.
Moi-même, j’étais alors venu depuis peu d’une organisation nationaliste indépendantiste dont l’élan patriotique correspondait bien aux aspirations de la jeunesse et des couches populaires, mais dont certaines étroitesses et la faiblesse programmatique m’avaient déçu.
Dans cette école, le sens de la pédagogie et de l’humain de Henri m’ont convaincu que je venais de faire le bon choix politique, à savoir qu’il était possible de joindre la sensibilité patriotique et humaine avec la rigueur théorique dont j’étais assoiffé.
Lui et d’autres camarades m’ont ainsi mieux armé pour contribuer à corriger dans l’action, les faiblesses précédentes que le PCA était en train de surmonter.
Cette école fut une bonne cuvée pour la quinzaine de jeunes camarades parmi lesquels j’y rencontrai pour la première fois Henri Maillot, Fernand Iveton et plusieurs autres qui honoreront les luttes futures du PCA.
Nous avions retenu de Henri une sentence (je crois de Engels) qu’il nous avait traduit de l’anglais : c’est en le mangeant qu’on vérifie si le « pudding » est bon. Il nous mettait par là en garde contre la suffisance dogmatique, les longues incantations, références abstraites à une « bible » marxisante, tout en soulignant la vertu première du militant communiste, son lien et son empathie avec les humbles et les travailleurs opprimés.
Chers amis et camarades,
Henri est un de ceux à l’exemple de qui je dois le goût de l’effort pour conjuguer l’éclairage théorique avec l’écoute et l’attention aux problèmes des gens. Pour s’interroger, ne pas se draper dans de fausses assurances, ne pas se croire seuls et en tous domaines déjà détenteurs de toutes les vérités.
Il faisait confiance, avec vigilance et compréhension, à l’intelligence et à l’initiative sociale des opprimés et des exploités qui n’ont pas tous lu Marx loin s’en faut.
Quand Henri est arrivé en Algérie au début des années quarante, ils étaient très nombreux les camarades français ou algériens qui étaient imprégnés de la doctrine de Marx Engels ou des écrits de Staline sur la question nationale, ainsi que des positions de principe mémorables défendues auparavant par le PCF. Ce capital théorique était réfracté chez nous au prisme d’un éclairage international nécessaire mais lui-même tronqué par un francocentrisme en coupure avec une réalité algérienne bouillonnante.
C’est pourquoi ce capital théorique n’avait pu éviter à nombre de camarades pleins d’abnégation, (entre 1943 et 1946) de mener le parti aussi bien français qu’algérien « à côté de la plaque », c’est à dire l’élan national indépendantiste à un moment crucial de l’évolution algérienne.
Pourquoi à cette période chez Henri et d’autres camarades, la pensée de Marx a-t-elle mieux fleuri pour leur faire prendre conscience d’un désastre politique à réparer d‘urgence pour un redressement salutaire ?
Parce que la graine du marxisme vivant est tombée en terrain fertile, sur une fibre humaine et sociale de militants sincères, sensibles au malheur et aux pensées des gens, évitant les pièges du seul savoir livresque ou d’un attachement routinier à des analyses dépassées par les évolutions concrètes et érigées en dogmes.
Quelques illustrations :
Henri a livré le secret de cette maîtrise du terrain politique, quand il s’est souvenu du choc douloureux qu’avait provoqué en lui, étranger fraîchement débarqué en Algérie, le spectacle des familles paysannes faméliques, logées en haillons dans une écurie exposée au vent glacial ; leur seul souhait, la seule aide qu’ils souhaitaient dans l’immédiat était qu’on les place dans le coin réservé aux bêtes, beaucoup mieux abrité du froid.
La même réalité visuelle était accessible à nombre de militants dévoués et actifs de l’époque. Mais seuls pouvaient correctement faire la jonction entre cette détresse matérielle et l’analyse politique et idéologique, ceux dont le vécu personnel et collectif offrait le terrain propice à cette alchimie particulière du mouvement social, dans laquelle la fibre humaine a un effet catalyseur propice au mariage fécond de la théorie et de la pratique.
Chez les camarades de Henri à l’époque, comme les Maurice Laban, Paul Estorges, William Sportisse, Marylise Benhaim et des centaines d’autres, leur sensibilité et leur ouverture intellectuelle les rendaient plus attentifs à découvrir l’autre et à ne pas rester prisonniers du piège nombriliste.
C’était la qualité de Alleg quand il rencontrait à l’Auberge de la jeunesse d’Alger les jeunes patriotes dramaturges musulmans comme Mustapha Kateb, ou Abdallah Nekli, le futur auteur de la pièce El Kahina, ou d’autres jeunes nationalistes qui ouvraient à son internationalisme des horizons concrets qui dépassaient l’Hexagone.
L’empathie empreinte de modestie pour chaque nouvel environnement social et culturel découvert, évitait à Henri l’illusion de croire qu’un ancrage théorique suffisait pour tout savoir et tout pouvoir.
Il avait appris à lire et écrire l’arabe, aussi c’est Henri fréquemment invité dans les années 80 par les autorités algériennes, qui montrait la route au chauffeur mis à sa disposition par le FLN mais qui ne savait pas lire les panneaux indicateurs récemment et bureaucratiquement arabisés.
Connaître et respecter la langue et la culture de l’autre, cela transforme les relations.
Henri avait compris ce qu’un auteur comme le romancier algérien francophone Mohamed Dib, bien imprégné pourtant des réalités du terroir, n’avait pas saisi dans ses implications politiques. Quand il était dans le début des années 50 à la cellule étudiante Langevin que je venais d’intégrer, Mohammed Dib estimait inutile de s’adresser aux étudiants musulmans en arabe puisque, disait-il, tous comprenaient le français.
Heureusement que son avis ne fut pas écouté, de sorte qu’à partir de 1950 à l’Université se produisit un courant substantiel d’adhésion d’étudiants musulmans vers le parti, dont jusque-là les éloignaient entre autres des préjugés identitaires soigneusement entretenus par les milieux anticommunistes.
Henri avait compris que la lutte politique en Algérie avait besoin de s’ancrer non seulement sur la conscience des importants intérêts objectifs communs, mais aussi sur les passerelles culturelles et de civilisation à construire et renforcer à travers le vécu interactif et les luttes quotidiennes.
Henri et Alger républicain sous sa direction ont contribué dans le cadre des orientations du PCA à ce rôle de rassembleur et éveilleur de valeurs culturelles mutuellement bénéfiques.
Cela était l’un des devoirs et des mérites du mouvement communiste, mais n’était pas toujours évident pour certains, même des décennies plus tard.
Dans la première décennie de ce siècle, Henri et moi étions sortis profondément déçus de la façon dont s’était déroulé un hommage au camarade Abdelhamid Benzine récemment décédé. L’impréparation sur le fond de la commémoration avait livré les souvenirs des amis participants à des évocations purement anecdotiques, réduites au souvenir euphorique de leurs rencontres bien arrosées avec le camarade disparu. L’un des intervenants dont je ne dirai pas le nom mais que quelques- uns reconnaîtront, emporté par la verve d’islamophobie maladive qu’il développera plus tard, alla jusqu’à inventer ce qu’il considérait comme un acte social et politique glorieux, une supposée posture athéiste provocatrice de Hamid (il n’est pas sûr, affirmait-il avec jubilation, comme s’il y avait assisté, que Benzine face à la mort ait levé le doigt de la chahada, (profession de foi musulmane). J’observais avec stupeur que l’assemblée commémorative, dans la vague des épanchements sentimentaux anecdotiques, était passée à côté de l’essentiel, c’est à dire le souffle nouveau qui avait animé la rédaction du journal lorsque Hamid et d’autres y étaient arrivés.
À mon grand soulagement, Henri fut le seul à réveiller les esprits et donner consistance à l’hommage ; il rappela qu’avec l’apport de Hamid et de Mohammed Ferhat notamment, Alger-rep avait réussi à se dégager d’une tonalité culturelle francocentriste dominante et à s’ouvrir davantage au large public imprégné de culture arabe et islamique, au bénéfice des mobilisations de masse et des idéaux sociaux et démocratiques défendus par le journal.
Ce n’était pas le seul apport de Henri, avec d’autres camarades, à une audacieuse politique de rassemblement national pour l’indépendance.
Ferme et vigilant sur les principes, Henri savait dans les formes être unitaire pour deux quand il s’agissait d’amener à l’union dans l’action les bases sociales et militantes dont les dirigeants nationalistes exploitaient les préjugés hostiles à l’action commune.
Il savait ne pas s’agripper aux formulations consacrées par l’orthodoxie ou la langue de bois quand elles servaient de prétexte aux fauteurs de division. Il désarmait ainsi les intransigeances verbales des partenaires du mouvement national qui avaient pour but de justifier les exclusives et les sectarismes anticommunistes.
William Sportisse a bien raconté comment dans les années quarante les représentants de l’UJDA dont Henri avait fait partie et ceux des formations de jeunes et étudiants nationalistes auxquels j’appartenais alors, ont donné ensemble une nouvelle impulsion à l’unité d’action patriotique. Ils avaient eu la bonne idée, sacrilège aux yeux des sectaires des deux bords, d’adopter simultanément les formulations de libération nationale et d’indépendance, qui jusque-là s’opposaient dans des querelles byzantines dont profitaient les courants sectaires des deux côtés.
Il avait quand même fallu aux jeunes camarades une certaine hardiesse, pour dépasser les rigidités et les routines d’une ligne politique retardataire. Leur courage politique risquait en effet d’être confondu avec un acte d’indiscipline, qui aurait pu leur valoir un rappel à l’ordre ou des sanctions pour avoir transgressé une expression rigide et consacrée de la ligne du parti. La sagesse des dirigeants plus anciens en place a fait que le signal des jeunes a été compris sous son vrai jour, une initiative novatrice, bénéfique à l’action unitaire et offensive du parti.
Il n’en a pas toujours été ainsi et les points de vue de Henri n’ont pas toujours rencontré la même écoute attentive. À l’inverse, d’autres camarades ont pu penser aussi qu’il n’a pas été assez attentif en certaines circonstances à leurs avis ou préoccupations, estimant que cela ne ressemblait pas à l’esprit d’écoute qu’ils lui connaissaient.
Là j’aborde un autre volet qui illustre à quel point le plus souvent il ne sert à rien d’accabler les uns et les autres de jugements tranchants. L’écoute mutuelle est toujours précieuse car souvent la responsabilité des malentendus est partagée ou résulte facteurs et pressions externes indépendantes des bonnes intentions.
Ainsi quand Henri a exprimé des opinions qui dérangeaient, le plus important n’était pas en la circonstance de savoir sur le champ jusqu’à quel point ces opinions étaient fondées ou non, cela seule l’expérience pouvait ultérieurement départager et rapprocher les opinions contradictoires.
L’important était surtout à mon avis que l’expression des points de vue différents permettait d’ouvrir des espaces de débats utiles quand il y avait encore une marge de temps suffisante avant de prendre des décisions de caractère stratégique. Dans certains cas, l’insuffisance de débat a occasionné des préjudices difficilement rattrapés plus tard.
Un exemple parmi d’autres concernant les opinions progressistes de France et d’Algérie. À part une dizaine d’années après l’indépendance, il y a eu plus qu’à redire sur les vingt dernières années suivantes à partir de 1973, avec la défaillance des traditions de solidarité du PCF envers le mouvement démocratique et social algérien. Pendant que s’exerçait contre nous la lourde chape antidémocratique, antisyndicale et anticommuniste des autorités algériennes au nom du parti unique FLN, Henri, alors devenu membre du PCF après 1974, n’a jamais approuvé et il l’a montré en actes, la caution donnée par la direction de son parti à ce régime qualifié prétendument de socialiste.
La caution plus que douteuse allait jusqu’à interdire à ses journalistes de l’Huma ou autres responsables présents ou invités en Algérie, de prendre contact avec leurs propres camarades et amis communistes algériens.
Henri disait par contre franchement aux responsables FLN, qui respectaient sa position, qu’il était décidé à rencontrer les camarades et familles algériennes qu’il connaissait. Il tenait parole et a même fait plus, il m’a rencontré alors que j’étais clandestin et recherché au moment où il préparait son ouvrage en trois tomes sur la guerre d’indépendance pour recueillir mon témoignage sur l’engagement des communistes algériens dans cette guerre.
Il faut dire que Henri, à cause de ses positions de principe, n’a pas été non plus toujours en odeur de sainteté auprès de quelques camarades algériens au moment où les convictions de classe de ces derniers subissaient la pression ou un assaut qui les rendait perméables aux orientations idéologiques anticommunistes.
Ainsi pour des raisons purement formalistes, Henri qui avait été une dizaine d’années environ membre algérien du PAGS puis n’a cessé de le soutenir de toutes ses forces ne fut pas invité, ne fut-ce qu’à titre symbolique et honoraire au Congrès du PAGS tenu en 1990 après 24 ans de clandestinité. Cet épisode a douloureusement et longtemps affecté Henri qui, en sa qualité officiellement reconnue de résistant, se sentait par l’action et le cœur aussi algérien sinon plus que de nombreux autochtones.
En fait, ce comportement inélégant envers Henri, témoignait beaucoup moins d’un prétexte nationaliste inavoué envers un camarade d’origine européenne, que d’une sourde hostilité des groupes interne et externe envers les convictions de Henri à un moment qui leur paraissait propice à fourvoyer les traditions d’action de classe autonome du PAGS dans l’impasse ultralibérale, à la faveur à la fois d’une grave menace intégriste réactionnaire et de la dislocation du système mondial d’Etats socialistes.
En fait, Henri a été victime en cette occasion des pressions de l’idéologie nationaliste sur des camarades devenus vulnérables parce qu’à ce moment difficile, ils ont sous-estimé et sacrifié l’approche de classe autonome qui était la base juste d‘une meilleure contribution à la résistance et la mobilisation des forces saines du pays.
Trente ans auparavant, durant la guerre, la même pression combinée de l’idéologie nationaliste et du révisionnisme social avait visé Henri et deux de ses camarades européens à deux reprises, d’abord en prison puis au début de l’indépendance. La manœuvre avait piteusement échoué grâce à la maturité de la direction du parti, des militants et de l’opinion progressiste.
Les deux ou trois camarades qui contestaient le rôle éminent de Henri (parce que « européen ») à la direction d’Alger-répubicain (qu’il assumait avec Boualem Khalfa) étaient en retard sur la conscience des travailleurs et des larges masses. Celles-ci, instruites par l’expérience, jugeaient aux actes et estimaient hautement l’action unitaire et patriotique de Henri. Les quelques camarades égarés un moment par des complexes chauvins ou personnels n’avaient pas compris les évolutions positives chez les couches patriotiques sincères.
Ce qui , à un moment donné était à leurs yeux reproché au PCA, à savoir la composition du parti et la participation des européens à la lutte anticoloniale, était devenu durant la guerre et après l’indépendance un mérite historique de plus en plus largement reconnu.
J’ai évoqué quelques unes des qualités dont Henri avait enrichi ses camarades, tout en s’enrichissant lui-même des apports dont foisonnait le parti. J’espère que cela ne ressemble pas à ce genre de panégyriques officiels dont il avait lui-même horreur.
Henri estimait, comme beaucoup d‘entre nous, que chacun avait ses limites. Sans l’ assurance arrogante de ceux qui ne doutent de rien, il s’interrogeait, me demandait souvent après une intervention ou une de ses actions : « ai-je bien fait, comment trouves-tu cela ? ». Il reconnaissait de lui même, qu’il ne pouvait avec la meilleure bonne foi, notamment en tant qu’européen vivant d’autres problèmes, se substituer en donneur de leçons aux principaux concernés. Un jour, à ma surprise, il explosa en se plaignant lui-même avec un grain d’amertume, des difficultés et lenteurs incompréhensibles qu’il rencontrait à faire avancer des initiatives de nature selon lui à gagner de nouvelles forces et sensibilités à la cause. C’est pourquoi Il a été affecté par certaines appréciations à la fois peinées et constructives de jeunes camarades algériens dont je lui ai fait part. Ils continuent à l’adorer pour son parcours et son exemple, mais ils ne comprenaient pas pourquoi, du moins à leurs yeux, il leur semblait cautionner, par esprit de corps ou fatigue, des dérives et méthodes bureaucratiques d’anciens collègues qui ont entraîné le déclin progressif d’Alger républicain et sa coupure avec une grande partie de l’opinion, alors que les nouveaux contextes nécessitaient de faire vivre davantage encore l’esprit créateur et de confiance envers les jeunes qu’ Henri avait insufflé au journal jusqu’à 1965.
C’est pourquoi, en plus de la peine de perdre un ami intime des décennies inoubliables, plus grande a été encore ma peine de ne pouvoir poursuivre avec lui les échanges que depuis longtemps nous souhaitions voir déboucher sur un meilleur passage de relais vers les nouvelles générations.
Comme vieux retraités toujours en exercice, nous tenions régulièrement ce que nous appelions nos réunions de cellule à deux, dans la discrétion des cafés et petits restaurants de Malakoff. Nous retrouvions alors le noyau toujours vivace des efforts de pensée qui ont imprégné nos vies militantes. Cela réchauffait nos cœurs tout en maintenant notre vigilance critique. Nous nous laissions aller au plaisir des confidences non pas empreintes de nostalgie à l’évocation des épreuves passées, mais en confrontation avec les interrogations d’un présent et d’un avenir qui dans leur simplicité fondamentale, devenaient de plus en plus complexes.
Abordant entre nous ce qu’il nous était plus délicat d’énoncer publiquement, nous nous demandions comment nous pourrions sans langue de bois faire bénéficier les jeunes générations des expériences nationales et internationales heureuses ou malheureuses de leurs aînés.
Nous envisagions de le réaliser un jour à travers des entretiens croisés en présence de camarades historiens et journalistes, avec qui j’avais évoqué une telle initiative. Le projet mûrissait jusqu’au jour où il fut dépassé, d’abord avec le calvaire de la longue maladie de Gilberte, puis le mal qui l’a terrassé à son tour, à la veille d’une rencontre en Grèce qu’il m’avait annoncée au téléphone avec une voix lente et affaiblie qui m’avait terriblement inquiété.
Le grand danger dont il était conscient est celui que nous évoquions entre nous lors des obsèques de notre regretté camarade et ami Julot Molina, dont la collaboration me fut précieuse durant la clandestinité sous les règnes de Boumediène et Chadli. Nous étions impressionnés par l’océan de têtes blanches des camarades et amis présents aux obsèques, et nous cherchions à y repérer quelques îlots témoignant d’une relève de la jeunesse.
Le miracle d’une relève conséquente, il en convenait dans nos rencontres où il s’épanchait, ne se produirait à une étape historique nouvelle pour l’Algérie, la France et le monde, qu’avec des ingrédients sociaux et idéologiques aussi mobilisateurs que ceux qui avaient permis il y a soixante-dix ans à la jeune génération dont il faisait partie, de s’affirmer dans le torrent populaire vainqueur du nazisme et du colonialisme.
Il espérait la montée en clarté et dynamisme de cette jeunesse, avec qui il aimait multiplier les rencontres. Et en dépit des raisons du pessimisme de l’époque traversée, nous aimions nous répéter une phrase qu’un vétéran soviétique antifasciste m’avait adressée alors qu’il s’apprêtait à prendre des risques en solidarité avec le PAGS. Il m’assurait de son internationalisme avec chaleur dans son français boiteux : « Moi, n’importe quel, je, communiste ! »
C’était devenu avec Henri et beaucoup d’autres une sorte de devise : notre attachement au communisme comme mouvement conscient et actif de la société au service de l’Homme.
Ce sera ma conclusion, qui sera partagée largement je l’espère à travers toutes les péripéties et autres ruses de l’Histoire
Sadek Hadjeres, 15 octobre 2014.