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LA CONVERSION DES FRÈRES AU NÉO-LIBÉRALISME

jeudi 18 avril 2013


LA CONVERSION DES FRÈRES AU NÉO-LIBÉRALISME
(Partie I)

Ridha Khaled
Enseignant - Belgique
8 avril 2013
nawaat.org

Les transformations politiques et économiques, nées après le premier choc pétrolier, ont influencé en profondeur l’approche économique et sociale des Frères. Le désengagement de l’Etat et l’enrichissement des exilés ont suscité l’émergence d’un capitalisme Frère.

La naissance d’un capitalisme islamiste

La fin du Nassérisme et la nouvelle politique économique libérale de « l’Infitah », offrent aux Frères l’opportunité de se lancer à l’assaut de l’économie. Les capitaux accumulés durant les années d’exil dans les pays du Golfe vont être massivement investis dans la construction, dans l’immobilier, dans les secteurs d’éducation et de santé, et dans les transports. [1]

Les entreprises économiques gérées par les Frères vont se multiplier : réseau de PME, institutions de mobilisation de l’épargne, branches islamiques du système bancaire, … qui au nom de l’Islam mobilisent une clientèle fidèle et nombreuse.

Cette conquête de l’économie, se double d’un foisonnement des associations religieuses socio-éducatives, piétistes et/ou caritatives. [2]

Ce phénomène, né en 1980, va se constituer dans les décennies qui suivent en un véritable tissu économique Frère occupant les espaces laissés vacants par un État en phase de dégraissage. [3]

L’islamisation gagne tous les secteurs : négoce de vêtements islamiques, institutions financières islamiques, mais aussi action humanitaire, bienfaisance, financement d’écoles privées. [4]

Cette conquête de l’économie, a engendré des tensions au sein de la Confrérie et favorisé un certain divorce entre la cause politique des Frères et les intérêts économiques de ses représentants dans les milieux d’affaires. Tel est le cas de ces sociétés qui se lancent dans la construction frénétique de villages touristiques dans le Sinaï !

Les PME vont suivre la loi du marché et non plus les objectifs dictés par des stratégies de prédication, comme c’est le cas dans le monde de l’édition. [5]

Le développement d’un capitalisme lié aux Frères a mis en veilleuse la question sociale. Si dans les années 1980, les islamistes (surtout les Chiites*) prétendaient défendre les intérêts des classes opprimées et prônaient une étatisation de l’économie, et une redistribution de la richesse [6], les Frères sont devenus adeptes du libéralisme et de l’anti-étatisme. Abandonnant le discours socialisant des islamistes traditionnels, ils considèrent que l’enrichissement personnel est légitime, si l’argent est « bien acquis » et s’il est purifié par l’impôt et l’aumône islamique. Un discours bien reçu par la petite bourgeoisie montante, qui a profité (en Egypte, en Turquie, en Iran, au Maroc) ou voudrait profiter (en Syrie, en Algérie) de la crise des grands systèmes monopolistiques d’Etat. [7]

Ainsi, devenus conservateurs quant aux mœurs et libéraux quant à l’économie, les Frères musulmans ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique ou social. [8]

Le culte de la richesse

Les Frères musulmans sont passés d’une vision austère de la religion à un culte effréné de la richesse. Si l’embourgeoisement d’une bonne partie de leurs cadres y est pour quelque chose, il y a également la quête de légitimation religieuse de la richesse de la part d’une partie de la bourgeoisie égyptienne. Le succès du prédicateur Amr Khaled en est la confirmation.

Avec un discours calqué sur celui des télé-évangélistes américains, cet homme est devenu le gourou des classes supérieures égyptiennes, celui qui leur permet de concilier leur mode de vie moderne et leur identité religieuse. [9]

Ses bonnes manières, son langage simple, la douceur de sa voix, son visage imberbe et sa tenue moderne et modeste contrastent avec les prédicateurs traditionnels. Maniant humour et sentimentalisme, il s’adresse à un public composé de jeunes branchés et de femmes de la moyenne bourgeoisie égyptienne. « C’est le cheikh de l’élite qui les rassure sur leur propre statut social et qui constitue une garantie qu’elles n’auront aucun contact avec les classes populaires ».

Et puisqu’il s’attache avant tout à ce que les riches n’aient pas de problèmes de conscience par rapport à leur richesse, les pauvres sont absents de son discours [10]

Sa prédication se construit dans le cadre de la culture d’entreprise et de la réalisation de soi. Dans la droite ligne des pamphlets de psychologie de boulevard américain, il invite son public à réagir de manière individuelle en appliquant à soi-même les principes de la réussite et en fortifiant la confiance en soi.

C’est une prédication branchée et décomplexée dans son rapport à la richesse. Dès lors, l’ambition devient une preuve de l’amour de Dieu pour la personne ambitieuse et la richesse un moyen de faire aimer la religion. Dans un de ses prêches, il déclare : « Je veux être riche…Je veux avoir de l’argent et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu »

Face aux critiques populaires, mettant en cause l’accumulation par les possédants des richesses durant l’infitah, le discours Frère fait de la richesse un moyen d’exceller en religion. Cette valorisation de la richesse, au nom de la religion, devient le leitmotiv de tous les ambitieux. Elle est justifiée comme une gratification divine : « La richesse est un cadeau du ciel et le musulman fortuné est le favori de Dieu » ou bien comme le véritable pouvoir : « Je veux avoir de l’argent, beaucoup d’argent, de l’argent ostentatoire. L’argent c’est le pouvoir » « Je veux être comme Othman ibn Affan ou Abdul Rahmân ibn Awf …Je veux être un grand homme d’affaires avec une énorme fortune, je veux influencer la société grâce à cette richesse, grâce à ce statut » parce que « les gens n’écoutent que les puissants…

La chose la plus importante c’est ton métier et tes revenus » [11]

Ainsi de nouvelles dispositions se développent au sein des Frères, valorisant accumulation de richesse et distance sociale. Un proche connaisseur des Frères déclare :

« Les Frères ne parlent jamais de justice sociale ou de redistribution. Leur revendication est qu’ils doivent être riches pour être de bons islamistes » [12]

sources nawaat.org

repris sur algerieinfos-saoudi.com


LA CONVERSION DES FRÈRES AU NÉO-LIBÉRALISME
(Partie II)

Ridha Khaled
11 avril 2013
nawaat.org

Le culte de la richesse s’accompagne d’une apologie de l’individu face aux institutions et à l’Etat. C’est ce qui explique le succès de la culture managériale américaine au sein des Frères.

Le Management comme culture

La répression des années 90 renvoyait aux calendes grecques la prise de pouvoir islamiste. Par substitution au grand rêve islamique, une culture néo-libérale se diffuse parmi les Frères, axée sur le retrait de l’Etat, la valorisation du privé, une focalisation sur l’individu et une reprise des valeurs du monde de l’Entreprise. L’Occident, honni auparavant, devient la référence consacrant les valeurs individualistes : confort, hédonisme, bien être et consumérisme.
Avant les années 1980, le religieux, horizon exclusif de toute utopie, était appréhendé en termes de programme, et la Shari’a était sensée guérir tous les maux.

À la fin des années 1980, et en dépit de son ancrage clair dans la culture d’entreprise américaine, le concept de management connaît un grand succès.

Son introduction est le fait d’Etudiants islamistes en management, qui sont revenus des Etats Unis après la guerre du Koweït.
Prédicateurs et auteurs, ils tentent de mettre leur nouvel enseignement au service de la cause islamiste : accroître l’efficacité de leur organisation. On islamise le discours managérial dans les formes mais l’enseignement reste américain dans ses contenus.

Articulant islamisation, mondialisation et dépolitisation, le discours se fixe sur l’individu. Une pensée hybride où se croisent psychologie, pensée managériale et un discours sur les valeurs, connaît un essor éditorial. Confort spirituel et quête de bonheur deviennent les nouveaux idéaux. Certains martèlent qu’il n’y a plus « de conflit entre l’Occident et nous » et que le dialogue devient « une obligation humaine et un devoir religieux ».

Le conflit n’est plus d’une civilisation contre une autre, il est réduit aux rapports entre individus : gestion des conflits d’opinions, maîtrise du stress et manière de devenir une personne à succès. Même la vie du Prophète est traitée dans cette optique !

D’autres, déçus de l’islamisme militant, valorisent le changement au détriment des permanences : « On dit toujours que l’Occident veut changer nos constantes. C’est faux, c’est nous qui en avons fait des constantes »

Le « travail islamique » est alors amputé de toute action collective et redéfini en termes de réalisation de soi : « L’objectif c’est l’individu ». En adoptant la littérature managériale américaine, la mouvance islamiste quitte le politique, pour s’inscrire dans un discours individualiste et néo-libéral. Le bon musulman aujourd’hui, c’est le winner pieux.

Le succès de la culture de management, le repli sur l’individu, le consumérisme et l’ouverture sont le reflet des transformations de fond affectant la société égyptienne.

À l’idéal de justice sociale succède celui de la richesse vertueuse, le point d’imputation du religieux c’est désormais l’individu. « Il faut libérer la force de l’individu et en finir avec l’illusion des institutions (l’organisation des Frères musulmans) »

Le culte de l’individu et de l’argent remettent en cause le modèle d’austérité proposé par le Salafisme, et la « psychiatrie islamiste » s’emploie à balayer toutes les sources de frustration avec la volonté de construire un hédonisme islamique, où le souci moral ne signifie pas pour autant le refus des plaisirs. À des degrés divers, folie, chanson, art et humour sont intégrés dans l’imaginaire religieux, parfois dans les styles de prédication.

Et en lieu et place de l’austérité et de la sévérité islamiste anciennes, se hisse peu à peu le modèle de la famille conservatrice mais ouverte sur le monde.

La construction d’une alternative à l’hégémonie occidentale est abandonnée au profit d’une American way of life pieuse, dans le prolongement de l’individualisme libéral, véhiculé par le nouvel imaginaire religieux. La référence à l’islam n’est plus sollicitée dans un projet collectif parce qu’on s’en désintéresse et l’islam est réduit à l’état de contenant neutre. [13]

La traduction des textes fondateurs de la culture managériale américaine influencera en profondeur certains écrits clés des dirigeants des Frères durant les années 1990 et fera en sorte que la Confrérie adopte les fondements du Credo libéral, défendu par le régime. [14]

La défense du néo-libéralisme

Depuis la fin du Nassérisme, une vision libérale s’est imposée au sein des cadres dirigeants de la Confrérie. Ils ont soutenu les politiques d’ouverture économique, la libéralisation des marchés et les plans d’ajustement structurel. Un lobby d’affaires se structure au sein du leadership des Frères. Ses positions traduisent l’affirmation d’un éthos capitaliste, et au sein de la strate des Frères intégrée au monde de l’entreprise et à ses valeurs. [15]

En 1997, les Frères ont approuvé la contre-réforme agraire, qui restitue aux anciens propriétaires les terres nationalisées sous Nasser, et le droit d’augmenter les baux et de renvoyer leurs fermiers. [16] S’appuyant sur le droit religieux, ils déclarèrent que grâce à cette mesure, typique des recettes du FMI, l’on « revenait ainsi à la loi de Dieu » !

Et lors du débat de 2006, ils n’ont émis aucune objection aux amendements consacrant le revirement vers l’économie capitaliste de marché. [17]
Durant les grèves ouvrières de 2005 et 2009, leur attitude a été des plus équivoques, appelant en 2009 à ne pas y participer.

En 2008 lors de la grande manifestation ouvrière de Mahalla, le député Frère de ce gouvernorat était lui-même un des propriétaires des usines où les ouvriers faisaient grève. [18]

Partisan du dégraissage de l’Etat au profit du secteur privé, le conseiller économique des Frères affirme qu’il faut « restructurer la main d’œuvre gouvernementale pour se développer. Le gouvernement peut fonctionner avec le tiers de ses employés et se passer des deux autres. Ainsi, on peut réduire les dépenses publiques et garantir un nombre élevé de main-d’œuvre pour le secteur privé »

Et lorsque les Frères évoquent le rôle social du capital, ils ne le font pas par souci de justice sociale, mais seulement dans une optique morale et religieuse. Pour eux, et dans une perspective néo-libérale, la sortie de la crise passe par un rééquilibrage des rapports entre l’Etat et la « communauté ».

C’est ce qui motive leur appel à la privatisation des secteurs de la santé et de l’éducation (qui seraient pris en charge par les institutions musulmanes de charité) « On est en plein dans l’esprit du charity choice : incantations à la société civile, délégation du Welfare State aux pratiques de bienfaisance religieuse, plaidoyer pour un Etat minimum, privatisation des secteurs de la santé et de l’éducation » [19]

Le bon vouloir caritatif, le mécénat et les œuvres de bienfaisance sont présentés comme une alternative au prélèvement obligatoire de la fiscalité.

Dans le droit fil de la conception paternaliste et moralisatrice, la vertu des hommes est sensée se substituer à la contrainte étatique pour assurer l’ordre public. La question sociale est ainsi posée en termes de morale et non de droits sociaux. La pauvreté ne doit pas être combattue par une lutte politique touchant la redistribution des richesses. C’est la générosité des riches qui réduit les effets de la pauvreté, ces riches sensés secourir les pauvres par obligation religieuse et par piétisme. Mais cette générosité est également perçue comme une alternative à l’interventionnisme étatique.

Ainsi une vision théologique de la société fait le jeu du libéralisme économique. La question sociale se trouve expulsée hors du politique. Elle devient tributaire de la vertu des hommes. En dépit de la paupérisation accrue de la population égyptienne, les Frères préfèrent viser l’étage supérieur et « remettre en place la classe moyenne » [20]

Et comme le constate Olivier Roy : « Les sociétés arabes restent plutôt conservatrices, les classes moyennes qui se sont développées à la suite des libéralisations économiques veulent la stabilité politique : elles protestent avant tout contre la nature prédatrice des dictatures » Ainsi, l’idéologie islamiste dans sa version néo-libérale s’accorde avec cette demande d’enrichissement dans la stabilité et le conservatisme. [21]

Les Frères se désintéressent de plus en plus des aspirations des couches populaires car comme le disent Husam Tammam et Patrick Haenni : « La plèbe, non seulement les Frères n’en font pas partie, la Confrérie est peu implantée dans les quartiers pauvres et/ou ouvriers, mais en plus il existe à leur tête une classe d’affaire qui a largement bénéficié du libéralisme économique et qui pèse fortement sur leur vision socio-économique » [22]

Les Frères et la classe ouvrière

Ce qui frappe dans la littérature des Frères, c’est l’absence remarquée de la classe ouvrière ! Ce fait traduit à la fois une méfiance et un malaise à son égard. Cela est dû à plusieurs raisons, certaines sont théologiques et d’autres politiques.

Prisonniers d’une vision théologique héritée qui évacue les contradictions [23] et qui a en horreur la division [24], les Frères refusent tout clivage entre dominants et dominés. Ce refus les empêche de se positionner clairement dans les conflits sociaux qui traversent la société.
Idéalisant la communauté des croyants, une et indivisible, ils se placent délibérément en dehors des luttes sociales quitte à être en porte à faux avec la réalité concrète.

Par peur de la Fitna, ce désordre qui menace de dislocation le tissu social, ils voient dans les conflits sociaux des troubles nuisibles à l’unité des croyants et une menace contre l’idéal d’un Etat islamique fédérateur dans lequel règnent l’harmonie, l’ordre et la stabilité.

Leur vision corporatiste de la société ne peut intégrer l’idée de conflits d’intérêts entre dominants et dominés, c’est ce qui explique leur rejet des notions de lutte sociale et de lutte de classes. Leur anticommunisme viscéral [25] et leur hostilité à tout ce qui est en rapport avec la gauche et le socialisme, renforcent cette vision et les inclinent vers un libéralisme tempéré par des injonctions morales et religieuses.

Les rapports de travail sont abordés dans une optique paternaliste qui ne remet pas en cause la relation de subordination entre employeurs et employés. Le travailleur est traité comme un mineur qui a besoin d’être encadré, guidé et pris en charge par son patron.

La classe ouvrière est niée en tant que classe. Elle est divisée en une multitude d’individus ayant un rapport individuel avec le capitaliste.
Cette perception corporatiste ne fait qu’aggraver le décalage entre les Frères et la réalité sociale. D’autre part, elle tend à tracer un clivage au sein des Frères eux-mêmes, entre une ligne libérale dominante et une ligne sociale minoritaire.

Il faut dire que « depuis le début de l’aventure islamiste, la question sociale demeure largement à la périphérie des préoccupations des Frères. De rares livres lui sont consacrés (la justice sociale dans l’islam de Sayyid Qutb, le socialisme de l’Islam de Moustafa al Siba’i) et qui ont toujours été marginaux dans la littérature de la formation militante » [26]

Quant au rapport de la Confrérie avec le monde ouvrier, il a été depuis le début empreint de méfiance. La Confrérie cherche avant tout à limiter l’audience de la Gauche, par l’encadrement de la classe ouvrière mobilisée par les syndicats hostiles aux Frères.

Même s’ils se montrent parfois solidaires avec les causes des grévistes, les Frères sont en général hostiles aux protestations ouvrières, perçues comme une source de troubles et considérées comme « contraires aux enseignements de l’Islam »

La grève est refusée par beaucoup de personnalités religieuses, déclarée illicite par certains au nom de la productivité de la « Oumma » ou par ces prédicateurs salafistes qui ont qualifié les ouvriers de semeurs de « fitna » ou de « kharijites ».

Le monde ouvrier est traité comme un espace de prédication. Pour le vice-guide général des Frères : « L’objectif est l’encadrement des ouvriers, non pas celui des révoltes ouvrières »

Et si depuis l’an 2000, les Frères se lancent à la conquête des syndicats, ce n’est point pour remettre en cause le système social, ni pour prendre en charge la cause ouvrière.

Le but visé est de récupérer les ouvriers et de faire avorter les luttes syndicales.Pour les Frères, le syndicat doit être « l’instance de réconciliation des intérêts du capital et des ouvriers » [27] Alors, la seule manière d’être syndicaliste et islamiste passe par l’adoption d’une certaine forme de paternalisme, cherchant l’édification religieuse professionnelle des travailleurs et ensuite, la négociation de meilleures conditions de travail.

Mais l’exacerbation des conflits sociaux et les luttes communes avec les autres composantes de la classe ouvrière ont fait en sorte que les leaders syndicaux islamistes ont valorisé l’importance de la négociation sur les salaires, sur l’approche prédicatrice qui cherche moins à défendre qu’à éduquer les ouvriers.

Ce clivage est source de tensions au sein de la Confrérie où dominent le consensualisme et une vision corporatiste des rapports de travail, au grand regret de certains dirigeants ouvriers. Parce que ce qui inquiète les dirigeants c’est la perte de contrôle sur les couches populaires, la menace d’une révolte des affamés qui mettrait en cause le projet unificateur et stabilisateur de l’édification de l’Etat islamique. C’est l’ordre social qu’il importe de sauver.

Dès lors, la question sociale devient une préoccupation bourgeoise.

Dans leur programme économique, les Frères se montrent ambigus se contentant de généralités ou tenant un discours aux orientations contradictoires, allant du néo-libéralisme à des positions qui s’inscrivent dans le droit fil de l’héritage nassérien.

Et s’ils dénoncent certaines manifestations de corruption ou d’injustice sociale, c’est plus dans un souci de récupération du mécontentent social que d’une mise en cause du système.

Tiraillés entre un leadership acquis au libéralisme et une base affectée par la détérioration de sa condition sociale, les Frères préfèrent l’attentisme à la remise en cause d’un héritage idéologique qui les fait perdre jour après jour les causes du peuple.

Mais peut être que le ralliement au libéralisme leur ferait gagner la sympathie et la bienveillance des Grands Maîtres du Capitalisme international. Dans ce cas, que vaut le peuple ?

sources : nawaat.org

repris sur le blog algerieinfos-saoudi.com


LA CONVERSION DES FRÈRES AU NÉO-LIBÉRALISME
(Partie III)

Ridha Khaled
Enseignant - Belgique
16 avril 2013
nawaat.org

L’Idylle du Néolibéralisme et de l’islamisme

Le discours occidental sur l’Islam et les musulmans est déroutant par son inconstance. De religion permissive et libertine, au Moyen Age, l’Islam est devenu une religion récalcitrante au rationalisme durant la Renaissance et à l’aube des Temps modernes, puis fataliste, passive et fanatique pendant l’ère coloniale, et enfin terroriste et dogmatique ces dernières décennies !

Dans le domaine économique, et pendant les années de décolonisation, des « spécialistes » ont décrété l’incompatibilité de l’Islam avec le Capitalisme, thèse que Maxime Rodinson s’est employé à réfuter dans un ouvrage portant le même titre. Aujourd’hui, le libéralisme devient la panacée qui permet aux yeux de ses promoteurs de faire sortir l’Islamisme de son carcan fondamentaliste.

Pour Vali Nasr [28], après l’échec du sécularisme étatisant et du fondamentalisme contestataire, l’heure est aux « Meccanomics », la nouvelle classe moyenne portée sur l’entreprise.

« La promotion de la démocratie des pays musulmans doit se faire avant tout par le marché en favorisant l’émergence d’une classe moyenne forte » [29] Olivier Roy, dans sa « révolution post-islamiste » abonde dans le même sens affirmant que « L’embourgeoisement des islamistes est aussi un atout pour la démocratie…ou bien ils vont s’identifier au courant salafiste et conservateur traditionnels, ou bien ils vont devoir faire un effort de repenser leur conception des rapports entre la religion et la politique » On trouve même des affinités entre le droit musulman et le management néo-libéral ! « Aujourd’hui dans un contexte néo-libéral, la privatisation de l’économie, des entreprises d’Etat, revêt souvent le visage du waqf ». « Etant défiscalisé », il permet « l’accumulation primitive en échappant à la contrainte de l’impôt ».

« En Turquie, une loi des années 1960 fait une synthèse entre le fiqh et le droit nord-américain de la fondation caritative » d’où « une prolifération de ces néo-waqf, y compris dans le secteur bancaire » « Si les acteurs musulmans se montrent très à l’aise dans le contexte néo-libéral actuel, c’est parce que le droit musulman leur donne des dispositifs institutionnels particulièrement adaptés aux règles du management néo-libéral » [30]

Voilà tout est dit ! On ne sait par quel miracle, cette religion dont « l’hostilité à l’esprit capitaliste n’est pas seulement morale mais inscrite dans la loi » [31] est passée au statut de religion en symbiose avec le néo-libéralisme !

Ce renversement trouve en partie son explication dans la conversion de l’islamisme politique au néolibéralisme : retrait de l’Etat, valorisation du privé, focalisation sur l’individu en lieu et place d’une réflexion sur la réforme des collectifs, reprise des valeurs du monde de l’entreprise… [32] Mais était-il un jour hostile au modèle économique libéral ? Comme le fait remarquer Nicolas Dot Pouillard, dans le discours islamiste : « Les concepts de justice et de liberté ne sont pas couplés avec des questions économiques ou politiques, mais compris dans un cadre « anti-impérialiste »… La vision néo-libérale de certains islamistes, en premier lieu des Frères musulmans est fondamentalement antithétique avec ce qui est supposé constituer l’essence même d’une idéologie se réclamant de gauche » [33]

C’est l’hostilité aux idéologies de gauche qui constitue le dénominateur commun entre les Frères musulmans, le Hizb al Tahrir et la nébuleuse Salafi.

L’adhésion des Frères au Credo néo-libéral les met en porte à faux avec les revendications populaires qui constituent l’assise du « Printemps arabe ».Comme le signale Patrick Haenni : « Ce n’est pas contre l’interventionnisme étatique » que les masses arabes se sont soulevées mais contre « l’autoritarisme et la paupérisation » « Le libéralisme est devenu de facto le seul véritable horizon des politiques économiques dans la région et la bonne gouvernance de l’AKP turc rappelle que l’islamisme sait très bien s’en accommoder… Les soulèvements consacrent l’échec même de ce libéralisme, et portent en eux une demande puissante de l’Etat-providence » [34]

Et par conséquent, à l’inverse des souhaits du Capitalisme local et international : « Les situations postrévolutionnaires ont remis la question sociale au cœur du politique » Ce constat évident n’empêche pas Edmund Phelps d’affirmer que : « Le système qui serait le plus approprié pour la Tunisie et l’Egypte est le capitalisme de base tel que l’ont développé la Grande-Bretagne et les Etats Unis au cours de la première moitié du 19ème siècle » ! [35]

C’est à dire de revivre dans les conditions de misère et de surexploitation qu’ont endurées les ouvriers à l’époque de l’accumulation primitive du Capital ! Et de prôner aux puissances capitalistes de ne point intervenir par des subventions ou des investissements mais « que l’aide étrangère à la région soit de nature technique et qu’elle vise à éliminer les obstacles entravant l’accès aux emplois et aux carrières gratifiantes » Mais ceux qui ont donné leur vie pour que change la réalité ne vivaient pas dans les salons feutrés des congrès ! Ils vivaient dans leur chair les conséquences de l’option néo-libérale !

Victoire inespérée et révoltes trahies

Sacrifiée par les politiques économiques des dictatures inféodées à l’Occident, la jeunesse arabe a été le moteur et la base des révoltes qui ont mis fin à l’immobilisme politique. Réclamant du travail, de la liberté et de la dignité, les jeunes ont réussi là où tous les partis d’opposition ont échoué, à commencer par les islamistes.

Pris de vitesse, ces derniers se sont montrés discrets, hésitants voire même opposés à ce mouvement populaire qui échappait à leur contrôle. Mouvement citoyen, sans direction ni programme ni idéologie, il a pu par sa spontanéité et sa témérité donner l’illusion de dépasser tous les anciens clivages, au point que certains l’ont qualifié de « révolution post-islamiste »
C’était aller vite en besogne ! Les faits ont démontré que ces révoltes n’ont pas remodelé en profondeur les sociétés arabes ni les régimes politiques ! Les élections pluralistes ont partout consacré la victoire des Islamistes, Frères musulmans et Salafistes confondus.

Ce ne sont pas les jeunes qui ont recueilli le fruit de leurs sacrifices, mais l’organisation de la Confrérie, soutenue médiatiquement et financièrement par les pétromonarchies.

Les changements opérés par les islamistes au pouvoir n’ont été que superficiels à l’intérieur et ont préservé, voire même resserré les liens avec les alliés des anciens dictateurs. Contrairement à la révolution iranienne, hormis les ministres, le personnel politique est resté pratiquement le même, ses membres ayant réussi à préserver leurs positions et pour certains à se recycler en « bons islamistes »

Au niveau économique et social, aucun changement n’a été réalisé par rapport à la situation précédente. Aucune transformation des structures économiques et sociales, aucun programme à caractère révolutionnaire et aucune mesure rompant avec l’ancien héritage n’ont été entamés Si parmi ses premières mesures, la révolution iranienne a entrepris la nationalisation des avoirs du Chah et de son entourage, rien de tel n’a été fait.

Les revendications des jeunes, à l’origine des révoltes, ont été sacrifiées pour d’autres problématiques, étrangères aux révoltes, tels la place de la Charia’, le port du voile intégral… Abandonnées à leur sort, les masses populaires continuent à souffrir dans leur quotidien. Bernés par un discours qui se présente comme le défenseur de la Foi et de l’identité, les partisans de la mouvance islamiste ne voient pas les disparités sociales honteuses, la misère quotidienne de millions de déshérités, les dettes externes qui s’accumulent et une dépendance économique qui érode la Souveraineté de leurs pays.

sources : nawaat.org

repris sur algerieinfos-saoudi.com




[1Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[2François Burgat Les refuges du politique Egypte 1990 Annuaire de l’Afrique du Nord Tome XXIX 1990 Ed CNRS

[3www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[4Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003 numéro consacré aux islamistes

[5www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[6Olivier Roy Révolution post-islamiste/ * Mohamed Baquer Assadr. Souratoun ‘an iqtisadi al moujtama’ al islami 10

[7Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003

[8Olivier Roy Révolution post-islamiste

[9Le Vif/L’express 5/9/2003 Tangi Salaün La bourgeoisie revient à l’Islam

[10Amr Khaled, le gentil cheikh de la jeunesse dorée Issandr el-Amarani et Tjitske Holtrop Le Courrier international Hors-série politique : Islam, le terroriste, le despote et le démocrate juin-juillet 2003

[11Patrick Haenni et Husam Tammam « Penser dans l’au-delà de l’islamisme » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°123-juillet 2008 mis en ligne le 12 décembre 2011

[12www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[13Patrick Haenni et Husam Tammam « Penser dans l’au-delà de l’islamisme » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée
Patrick Haenni. Quand l’Islam s’approprie la pensée positive. Revue : Sciences humaines n°160 mai 2005

[14www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[15Idem

[16Olivier Roy Révolution post-islamiste

[17www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[18Rapports entre mouvements islamistes, nationalistes et de gauche au Moyen-Orient arabe Nicolas Dot Pouillard publié in Etat des résistances dans le Sud-Monde arabe

[19www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[20www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[21Olivier Roy. Révolution post-islamiste/ Les trois âges de la révolution islamiste L’Histoire 281 novembre 2003

[22www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[23Le sunnisme aime à réunir les contraires : deux camps opposés sont jugés justes tous les deux.

[24Une Oumma réunie derrière un despote vaut mieux qu’une Oumma divisée dirigée par des Justes.

[25Toute la littérature Frère est émaillée d’attaques contre le communisme.

[26www.religion.info. Les Frères musulmans égyptiens face à la question sociale : autopsie d’un malaise socio-économique Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

[27Un leader ouvrier Frère confie que « pour nous instruire nous lisons la littérature de gauche … que nous approuvons largement » tout en rejetant la notion de conflit social qui précisément fonde la vision de la gauche !!!
www.religion.info Les Frères musulmans égyptiens face à la question sociale

[28Meccanomics, The March of the New Muslim Middle Class. One World Publications, Oxford 2010. Vali Nasr est conseiller auprès de l’administration Obama

[29Monde musulman- La solution par le marché. Institut Religiscope 1 juin 2011

[30www.scienceshumaines.com Jean François Bayart « L’islam républicain, Ankara, Téhéran, Dakar » propos recueillis par Laurent testot

[31Jacques Austruy. L’Islam face au développement économique 52

[32www.religions.info Hossam Tammam-Patrick Haenni. Les Frères musulmans égyptiens face à la question sociale

[33Rapports entre mouvements islamistes, nationalistes et de gauche au Moyen-Orient arabe

[34Monde musulman- La solution par le marché. Institut Religiscope 1 juin 2011

[35Un capitalisme du 19ème siècle pour aider les révoltes arabes. Le Monde 25 mai 2011 Edmund Phelps est prix Nobel de l’économie 2006 !

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