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LES PEUPLES N’ONT PLUS PEUR

SAMIR AMIN : DEUX ENTRETIENS

"PRINTEMPS ARABE, AUTOMNE DU CAPITALISME"

mardi 14 février 2012


ENTRETIEN AVEC SAMIR AMIN : « LES PEUPLES N’ONT PLUS PEUR » - Hocine Belalloufi - le Mardi 14 Février 2012 - “La Nation”.


ENTRETIEN AVEC SAMIR AMIN AUTOUR DE SON DERNIER OUVRAGE - “LE MONDE ARABE DANS LA LONGUE DURÉE : UN PRINTEMPS DES PEUPLES ?” - Propos recueillis par Guillaume Beaulande.



ENTRETIEN AVEC SAMIR AMIN (*)

« LES PEUPLES N’ONT PLUS PEUR »

Hocine Belalloufi
Mardi 14 Février 2012
“La Nation”

Samir Amin revient sur les révoltes de Tunisie et d’Egypte dont il souligne à la fois l’importance politique et la portée limitée sur les plans social et économique. Mis en perspective avec la crise globale du capitalisme ces bouleversements en préfigurent d’autres.

Quels enseignements généraux peut-on tirer des révoltes populaires qui secouent les pays du monde arabe depuis plus d’une année ?

La leçon fondamentale et principale et qui est positive, même si les résultats jusqu’à présent sont très limités et ne méritent pas que l’on parle de révolution, c’est que les peuples n’ont plus peur. C’est une transformation qualitative gigantesque. Pendant des décennies, les peuples en question, qu’il s’agisse des Egyptiens et des Tunisiens – mais on pourrait dire ça de beaucoup d’autres – ont accepté de vivre sous des régimes policiers, de terreur même, en pensant qu’il était totalement impossible de faire quoi que ce soit. Maintenant, ils se révoltent. Quelles que soient les forces politiques qu’il y a derrière, les possibilités d’avancer ou pas, les résultats immédiats, ça c’est une transformation qualitative gigantesque, parce que nous ne pourrons pas revenir, tout au moins revenir facilement, à des régimes d’oppression comme ils l’étaient. Les révoltes populaires continuent et continueront. C’est la leçon générale.

Dans la postface de l’édition anglaise de votre dernier ouvrage [1], vous affirmez qu’il y a désormais en Tunisie une démocratie purement politique ou de « basse intensité ». Quelles sont les caractéristiques principales de cette démocratie et comment le mouvement populaire peut-il agir pour pousser le processus jusqu’à l’instauration d’une démocratie sociale et une rupture avec les politiques économiques poursuivies par le nouveau pouvoir ?

À l’origine de la révolte du peuple tunisien, il y a deux ensembles de causes. Des causes politiques : le régime policier, les arrestations, la torture, etc. Mais il y a aussi la catastrophe sociale caractérisée entre autres par le chômage des jeunes diplômés mais pas seulement. Ces deux causes combinées ont provoqué l’explosion. Ce qui en est sorti à travers les élections, c’est un régime qui est dominé par les forces de droite, que ce soit sous la forme des Frères musulmans, d’Ennahda ou des anciens Benalistes, des anciens du régime déguisés en Bourguibistes, peu importe, et qui ne vont rien changer en ce qui concerne les politiques économique et sociale qui sont à l’origine du désastre social. On peut aller même un peu plus loin malheureusement. Le mouvement dans son ensemble notamment dans les classes moyennes, mais aussi dans les classes populaires, ne remettait pas en cause les options économiques du système Ben Ali. J’ai entendu moi-même des intellectuels tunisiens dire que « la Tunisie allait très bien sur le plan économique, la preuve, la Banque Mondiale le disait. » Ils boivent comme du petit lait les balivernes de la Banque Mondiale. Cela veut dire que ce mouvement qui était très aigu sur la question de la démocratie est très naïf sur la question sociale, sur le rapport entre les politiques économiques et de développement économique subalternisé fondé sur le tourisme, et sur je ne sais trop quoi de ce genre, avec des résultats sociaux déplorables. Aucun des problèmes n’a trouvé de solution en Tunisie. Et ce n’est pas le gouvernement qui va être constitué ou qui est déjà constitué, ni les gouvernements à venir sur la base du résultat des élections, qui vont apporter une réponse quelconque au problème social. Ils apportent bien sûr une réponse aux problèmes politiques, un retour à un régime policier comme il l’était du temps de Ben Ali ne sera pas facile. Mais avec aussi des reculs sur le plan social et sur le plan politico-culturel, notamment en ce qui concerne la laïcité de l’Etat, de l’enseignement et de l’éducation, ça c’est essentiel à long terme, et le droit des femmes.

Le pouvoir égyptien a jusqu’ici réussi à survivre au départ de son chef Hosni Moubarak. Mais d’importants événements se sont produits en une année. Le mouvement des jeunes révolutionnaires rejette plus que jamais le Conseil supérieur des forces armées (CSFA), le mouvement social est en ébullition même si les grands médias internationaux n’en parlent pas, les islamistes ont remporté une victoire écrasante aux législatives et El Azhar semble prendre ses distances. Le régime peut-il subsister longtemps ? Comment pourrait-il se recomposer ?

Ce que l’on peut dire de certain, c’est que jusqu’à ce jour, le régime n’a pas changé. Quelle était la nature du régime de Sadate et de Moubarak ? Une alliance sur une base compradore, c’est-à-dire sur une base d’un développement économique subalterne soumis aux exigences du capital mondialisé. Ce régime dit économiquement libéral, avec privatisations, etc était fondé sur deux piliers. Le premier est le haut-commandement de l’armée (l’armée égyptienne n’est plus une armée, c’est-à-dire qu’elle n’est plus en mesure d’assurer la défense du pays, ce n’est plus sa vocation. Elle a été transformée en un conglomérat d’intervention économique sur le marché capitaliste, comme capitaliste associé. Elle n’est rien d’autre que cela). L’autre pilier c’était le mouvement islamiste, les Frères musulmans. Ils n’ont jamais été dans l’opposition depuis Sadate. Ils l’ont été à l’époque de Nasser mais depuis Sadate et avec Moubarak, ils ont été participants au pouvoir. Le compromis de l’époque reposait sur le fait que le pouvoir leur avait donné trois institutions fondamentales de la société : l’éducation, la justice et la télévision. Le mouvement de révolte a donné, avec ces élections, la victoire écrasante aux islamistes, et ce n’est pas étonnant. Cette victoire ne change rien de fondamental.

Rien n’a changé. Le régime repose toujours sur ces deux piliers qui sont maintenant en conflit latent parce que le compromis que les Frères musulmans avaient accepté avant le mouvement, qui était non pas d’avoir un strapontin parce que l’école, la justice et la télévision ne sont pas des strapontins, mais de laisser le pouvoir politique intégralement aux mains du haut-commandement de l’armée est remis en question. Ils veulent davantage. Est-ce que cela sera possible ou non, c’est très difficile à dire. Les deux manœuvrent. Le haut-commandement de l’armée pour légitimer son insistance à conserver les rennes du pouvoir entre ses mains se livre à quelques provocations, on l’a vu très probablement à l’occasion du match de football de Port Saïd, mais les Frères musulmans également tout en réclamant le départ de l’armée le réclament avec beaucoup de douceur. Il y a le mouvement populaire qui, lui, reste. Les foules qui y participent et qui sont composées par ceux qui ont voté pour les Frères musulmans et par ceux qui n’ont pas voté pour eux, contre l’Islam politique, eux réclament beaucoup plus. Ils réclament, d’une part, le départ de l’armée, mais d’autre part une politique économique et sociale différente.

C’est là la différence entre l’Egypte et la Tunisie. Il y a sur ce plan, la nécessité de remettre en question la politique économique et sociale, une contestation diffuse. Elle est mal organisée, elle n’est pas toujours exprimée de façon cohérente et efficace mais elle existe à un point très fort. Certains veulent croire en Egypte aux balivernes de la Banque Mondiale.

Les trois composantes du mouvement démocratique égyptien dont vous parlez dans votre dernier livre [2] – les jeunes, la gauche radicale et les classes moyennes démocrates – ont-elles avancé en termes de rassemblement de leurs forces, d’élaboration d’un programme alternatif à ceux des autres blocs et de liaison avec les classes populaires (ouvriers, employés, chômeurs, paysans…) ?

Encore une fois, difficile de répondre à cette question. Ca avance. Mais est-ce que ça avance vite et à la hauteur du défi, c’est très difficile à dire. Mais ça avance, notamment le poids des syndicats ouvriers. En Egypte, comme en Algérie et dans quelques autres pays, la classe ouvrière compte et est très active. Mais elle est, il est vrai relativement sous-représentée politiquement. Dans le sens que les partis de la gauche politique historique, en l’occurrence en Egypte comme en Algérie c’est la tradition communiste qui prévaut, ne sont pas à la hauteur du renforcement des luttes sociales menées par la classe ouvrière, mais elle existe.

Les différences politiques entre Frères musulmans et Salafistes sont-elles réelles ou relèvent-elles d’une répartition de rôles purement tactique ?

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a une entente, que c’est planifié, que c’est un complot. Mais elles se complètent objectivement d’une façon parfaite.

Parce que les Salafistes ne font que dire ouvertement ce que les Frères musulmans ont renoncé à dire pour avoir un diplôme de démocratie mais n’ont pas renoncé à penser. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas des démocrates. Ils n’attachent aucune importance, aucune valeur à la liberté et pas seulement la liberté religieuse, parce qu’ils estiment que l’être humain n’est pas né pour être libre, mais pour servir Allah. Il est Abd Allah, l’esclave de Dieu. Ce n’est pas quelque chose de récent, c’est depuis Rachid Rédha, dans les années 1920, dont l’obscurantisme a été repris intégralement et dès le départ par les Frères musulmans en 1927. Et ils s’en sont toujours tenus là.

Maintenant, le dire, c’est dire « nous ne sommes pas des démocrates », ce qui rendrait difficile de leur attribuer un diplôme en démocratie. Alors, pour des raisons de tactique, parce qu’ils ont besoin d’un diplôme de démocratie donné par les occidentaux, ils se sont déclarés démocrates alors ils sont un peu ennuyés, et je suis très heureux qu’il y ait les Salafistes qui osent continuer à dire : « Non, nous ne sommes pas pour la démocratie ». Les Salafistes le disent ouvertement.

En Tunisie et surtout en Egypte, les islamistes peuvent-ils sans dommages majeurs sur l’hégémonie qu’ils exercent sur leurs peuples respectifs poursuivre la politique étrangère pro-occidentale des dictateurs déchus ?

Oui. En Tunisie certainement, je crois que cela ne fait pas de problème. En Egypte également, mais ça fait problème parce que les Frères musulmans, la majorité islamiste au Parlement, ne peut pas dire ouvertement : « Nous continuons à obéir à l’ordre régional et international mis en place sous la houlette de Washington et de Tel-Aviv ». Ils ne peuvent pas le dire, mais ils acceptent de le faire. Alors ils sont dans une position difficile.

Il y a donc une contradiction sur laquelle il est possible de mettre le doigt ?

Absolument.

Y a-t-il des contradictions entre les armées égyptiennes et tunisiennes, d’une part, et les islamistes de chacun de ces pays, d’autre part ?

Je n’en sais rien pour la Tunisie, même si tout le monde pense que l’armée ne compte pas beaucoup. Ce n’est pas le cas en Egypte où il y a complémentarité parce qu’ils sont les uns et les autres compradores. C’est la même bourgeoisie compradore, la même bourgeoisie d’affaires. Ils sont même associés très souvent à titre personnel dans les mêmes affaires financées par l’argent du pétrole, l’Arabie Saoudite, le Qatar… Totalement compradores. A la différence de l’Algérie, la classe dominante Egyptienne est ouvertement et totalement compradore, elle n’a pas de problème, de vestige ou de velléité de nationalisme.

Mais face au mouvement populaire, qui n’est pas seulement un mouvement de revendication politique, démocratique et sociale, mais qui est aussi « Alkarama », au sens « la dignité de l’Egypte comme Nation », ayant son indépendance et son rôle à jouer su r l’échiquier mondial et régional – c’est un sentiment très fort chez le peuple égyptien – ça gène le pouvoir en place à l’heure actuelle, et particulièrement, l’aile islamiste du pouvoir qui accepte de jouer le jeu américain mais qui ne peut pas le reconnaitre ouvertement.

Comment les forces politiques démocratiques et progressistes syriennes peuvent-elles combattre la dictature d’El Assad sans tomber pour autant sous la coupe des grandes puissances impérialistes et de leurs relais régionaux, l’Arabie, le Qatar, la Turquie et l’opposition libanaise ?

C’est une question très difficile. Jusqu’à présent, les forces démocratiques en Syrie ne sont pas tombées dans le panneau. Elles n’ont pas accepté de constituer avec les forces réactionnaires dont les directions sont manipulées par l’occident à travers les Frères musulmans, l’Arabie Saoudite et le Qatar, un front commun pour la démocratie. A juste titre, les forces démocratiques en Syrie savent que, même si elle a un écho populaire, l’opposition dirigée par les politiciens islamistes n’est pas démocratique. Ils vont même jusqu’à dire d’une façon cynique et violente : « Les Chrétiens à Beyrouth, les Alaouites en conserve et les Druzes en morceaux ». Ils disent clairement qu’ils établiront une dictature sunnite qui ne tolère pas les minorités qui sont finalement la majorité quand on les additionne toutes. C’est un régime odieux qu’ils mettraient en place. Ce qui ferait parfaitement l’affaire des islamistes qui diront « voyez ce que donne ce pays » et le pays éclaterait, c’est une des possibilités ou bien sombrerait dans une violence extrême qui ferait apparaitre les massacres auxquels les Israéliens se livrent en Palestine comme des broutilles comparativement aux massacres qui seraient en cours ailleurs.

Ca fait l’affaire de l’Arabie Saoudite parce qu’elle veut mettre un terme à cette alliance entre le pouvoir Syrien et l’Iran.

Les forces démocratiques syriennes ont donc refusé jusqu’à présent de faire front commun. J’espère qu’elles ne sont pas dans une impasse, mais sont dans un moment très difficile parce que si on ne comprend pas, du côté de certains dans le régime, qu’il n’y a pas d’autre alternative qu’une négociation réelle avec les forces démocratiques alors le pire peut arriver.

Depuis une année, les grandes puissances impérialistes ont fait preuve d’une grande capacité d’adaptation dans le monde arabe. Elles ont accompagné le mouvement de révolte là où, précédemment, elles soutenaient les dictatures, comme en Tunisie et en Egypte. Elles ont stimulé les contestations là où elles entendaient faire tomber le régime en place comme en Libye et en Syrie. Enfin, elles soutiennent fermement les dictatures amies en Arabie saoudite, au Bahreïn et au Yémen. Finalement, ces grandes puissances n’ont-elles aucun souci à se faire pour leur domination ou de nouvelles contradictions sont-elles apparues dans leur système de domination ?

Vous avez raison. Jusqu’à présent, les stratégies mises en œuvre par les grandes puissances n’ont pas été mises en échec par les mouvements. Ce sont les mouvements qui ont été contraints de s’ajuster ou de rester dans le cadre, de ne pas dépasser les frontières commandées par les stratégies de l’impérialisme. Mais les positions de l’impérialisme dans la région sont très fragiles, elles sont très fragilisées. Avec la chute des dictatures ouvertes qui étaient à leur service, et comme nous le disions à la première question du fait que la peur avait changé de camp et que les peuples n’avaient plus peur, l’impérialisme a perdu quand même son allié le plus puissant c’est-à-dire des régimes de terreur acceptés. Le front va être très fragile.

La tension entre l’Iran, d’une part, et les puissances occidentales et Israël, d’autre part, s’accroit dangereusement ces derniers temps. Les risques de conflit sont-ils réels et quel est l’état des forces en présence sur le plan politique et géostratégique ?

Les risques de conflit sont une menace réelle, les gesticulations d’Israël le démontrent. On veut nous faire croire que Washington ne veut pas jeter d’huile sur le feu et au contraire essaie de calmer un petit peu les ardeurs des sionistes. Je ne suis pas persuadé que ce soit là le calcul de tous dans l’establishment des Etats Unis. Je pense donc que le danger existe réellement. Mais l’Iran ce n’est pas l’Irak et ce n’est pas l’Afghanistan. Une aventure militaire en Iran, nul ne sait où cela conduirait. Comme les Etats Unis sont capables de tirer les leçons de leur double échec, l’échec total en Afghanistan et l’échec total également en Irak, s’aventurer davantage, s’embourber davantage… Mais vous savez, devant des échecs, il y a toujours deux stratégies : la stratégie réaliste de réajustement et de repli, et la stratégie jusqu’au-boutiste de fuite en avant.

Dans un texte récent  [3], vous affirmez qu’il n’y a plus d’autre capitalisme possible que l’actuel système « des monopoles généralisés, ‘’mondialisés’’ (impérialistes) et financiarisés ». Pourquoi, selon vous, les politiques de régulation de type Keynésiens ne sont-elles plus possibles ?

Précisément pour cela. Parce que nous sommes arrivés à un degré de centralisation du capital qui a fait disparaitre toute marge d’autonomie hors du pouvoir des monopoles. Et on ne peut pas retourner en arrière, on ne peut pas déconcentrer le capital. Le mouvement naturel du capital vers toujours plus de centralisation a conduit là où nous en sommes. Et dans ces conditions les solutions qui pouvaient parfaitement fonctionner à une étape antérieure de la centralisation du capital – lorsque l’Etat intervenait et qu’il y avait des secteurs importants de l’économie qui pouvaient répondre aux incitations et aux politiques d’Etat – n’existent plus. C’est la raison pour laquelle nous avons ces agences de notations, qui sont les porte-parole directs du capital financier et sont devenues maintenant le pouvoir en dernier ressort qui décide de la politique économique.

Dans le même texte, vous proposez un programme de sortie du capitalisme en crise opposé à une démarche consistant à sortir le capitalisme de sa crise. Basé sur la nationalisation socialisation des monopoles, la dé-financiarisation de la gestion de l’économie et la déconnexion, ce programme s’inscrit dans une perspective d’instauration du socialisme. Pourquoi selon vous le socialisme constitue-t-il toujours la seule alternative possible à la barbarie capitaliste ?

Justement maintenant plus que jamais. Au stade où nous sommes parvenus de centralisation du capital, la nationalisation dans une perspective de socialisation du monopole, c’est-à-dire de pratiquement toute l’économie n’a pratiquement pas d’alternative. Il y a maintenant les bases objectives politiques pour constituer un bloc historique alternatif anti-monopole. Non seulement avec les classes populaires, les classes travailleuses qui sont directement surexploitées, même au Centre [4] , mais avec les classes moyennes qui sont laminées par la dictature des monopoles et même avec ce qui reste du capitalisme des moyennes entreprises qui sont également laminées par les monopoles.

C’est donc la constitution d’un bloc anti-compradore au Sud et anti-monopoles au Nord ?

Voilà.

Sources :


* Samir Amin enseigne l’économie politique du développement dans plusieurs universités du monde. Auteur prolifique depuis plusieurs décennies, il est en même temps président du Forum du Tiers-monde et du Forum mondial des alternatives. C’est donc un intellectuel militant, un « intellectuel organique au service de l’émancipation du Sud » [5].

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ENTRETIEN AVEC SAMIR AMIN
AUTOUR DE SON DERNIER OUVRAGE

“LE MONDE ARABE DANS LA LONGUE DURÉE :
UN PRINTEMPS DES PEUPLES ?”

Samir Amin, économiste marxiste franco-égyptien, est depuis de longues années étroitement lié aux mouvements de luttes dans le tiers-monde. Il est également président du Forum mondial des alternatives.

Propos recueillis par Guillaume Beaulande

GB : Dans votre livre, vous faites un parallèle entre ce qu’il est maintenant convenu d’appeler "le printemps arabe" et ce que vous appelez "l’automne du capitalisme". Quels liens faites-vous entre ces deux processus ?

Samir Amin : Nous sommes, à mon avis, dans l’automne du capitalisme, en ce sens que ce système, vieillissant, est parvenu à un point de centralisation du capital qu’il n’avait jamais connu auparavant. Et ce même si le capital des monopoles n’est pas un phénomène récent. Ce stade des monopoles généralisés est un stade nouveau dans lequel les monopoles contrôlent à peu près tout. Même les éléments du système économique qui paraissent encore autonomes sont contrôlés en amont et en aval par les monopoles, et ce à l’échelle mondiale. On peut difficilement imaginer un stade de monopolisation plus avancé, sauf si, par exemple, un milliardaire possédait le monde entier.

Cette monopolisation du capital est à l’origine de plusieurs phénomènes :

  • La financiarisation : quand on dit que l’on va trouver une solution à la crise en « régulant la financiarisation », c’est impossible. On ne peut la réguler qu’en nationalisant dans la perspective de socialiser des monopoles. Etant donné que ceci n’est pas à l’ordre du jour, on ne peut pas la réguler. La financiarisation est nécessaire à la reproduction du système capitaliste au stade où il est parvenu.
  • La destruction : quand on dit que le capitalisme a prouvé dans l’histoire qu’il est capable de s’ajuster à tout, c’est certes juste, mais à quel prix ? À celui de devenir de plus en plus destructif ! Nous avons maintenant atteint un stade où les destructions que la poursuite de son déploiement implique sont fabuleuses.
  • L’intolérance : le capitalisme des monopoles généralisé ne tolère pas l’émergence des pays dits émergents. Cela signifie qu’il n’accepte pas que ces derniers « rattrapent » les pays dominants de la triade Etats-Unis/Europe/Japon même par des moyens capitalistes dans le cadre de la globalisation, ce qu’ils tentent effectivement de faire. Ceci est à l’origine de la guerre permanente, ce projet déjà mis en oeuvre de contrôle militaire de la planète. Ici, les véritables ennemis ne sont pas les pays auquel ce capitalisme s’attaque comme la Lybie, l’Irak où la Syrie, mais derrière eux, les pays émergents, et surtout la Chine.

Voilà ce que j’appelle l’automne du capitalisme. Ce n’est pas la mort naturelle du capitalisme vieillissant. Au contraire, plus il vieillit, plus il devient méchant. L’automne du capitalisme est un automne dangereux.

Simultanément, les victimes de « l’automne du capitalisme » se révoltent, dans les pays du Nord comme du Sud. On a vu ces révoltes dans ce qu’on a appelé trop vite « le printemps arabe », mais aussi en Amérique latine, où elles ont obtenu de meilleurs résultats. On le voit sous une autre forme dans les tentatives, au sein des pays émergents, de desserrer l’étau de la mondialisation. On l’observe également avec la paupérisation dans les centres capitalistes développés et les centres impérialistes. On le voit dans les pays de la zone euro, en Grèce et en France entre autres. On le constate encore en pointillé dans la bataille électorale française et un peu partout.

Il y a donc des printemps des peuples possibles mais nous en sommes encore très loin. Pourquoi ? Parce que les mouvements de résistance et de révolte n’ont pas vraiment de projet réel, ils sont émiettés et manquent de stratégie et d’objectifs communs. Pour l’instant, « automne du capitalisme » et « printemps des peuples » ne coïncident pas. Au fur et mesure que ce processus se construira, alors de cette crise pourra surgir l’invention d’un stade supérieur de la civilisation. Mais si cela n’avait pas lieu, alors le pire serait encore à venir.

GB : Vous expliquez que dans tout processus révolutionnaire, nous retrouvons cette confrontation entre l’élan démocratique et un « bloc réactionnaire ». Comment cela s’est-il traduit dans l’éveil du monde arabe ?

Samir Amin : Dans le cas de l’Egypte, c’est très clair. C’est l’alliance entre le haut-commandement militaire, qui n’est plus une armée mais un conglomérat d’hommes d’affaires corrompus, et les Frères musulmans. Cette alliance existait déjà puisqu’elle avait été construite par Sadate et Moubarak. A l’époque, les Frères musulmans n’étaient déjà pas dans l’opposition. Dans mon livre, j’explique d’une manière humoristique que Sadate et Moubarak leur avaient donné l’éducation, la justice et la télévision... On ne donne pas cela à l’opposition ! Les Frères restent donc partie prenante dans cette alliance, d’où le fait qu’ils soient gênés à l’idée de se faire dépasser par la démagogie des très réactionnaires salafistes.

La victoire électorale des Frères musulmans n’est pas une surprise. Elle s’explique par l’inflation des activités informelles qui caractérisent les économies de survie. Celle-ci profite aux Frères musulmans. Cela permet le maintien de cette alliance réactionnaire. D’ailleurs, dans la manifestation gigantesque du 25 janvier 2012, il y avait d’un côté les Frères musulmans venus pour fêter leur victoire électorale et de l’autre, des représentants de mouvements démocratiques et progressistes. En Tunisie, c’est l’alliance entre Ennahda et les anciens benalistes déguisés en bourguibistes, des libéraux à l’origine de la dégradation sociale et donc de la révolte. Dans ce contexte, le bloc réactionnaire reste extrêmement solide.

GB : Vous affirmez que « les deux discours du capitalisme libéral mondialisé et de l’islam politique ne sont pas conflictuels mais au contraire complémentaires ». Qu’entendez-vous par là ?

Samir Amin : Dans mon livre, j’ai voulu placer sur la longue durée mon analyse de ce que j’ai appelé le « système Mamelouk ». J’ai voulu prendre un point de vue historique en ne m’attachant pas seulement aux événements actuels. Ce système Mamelouk est un système dans lequel la classe dirigeante est unifiée mais dans laquelle les composantes sont diverses : la composante militaire, la bourgeoisie marchande, et la composante religieuse. Ce système, qui existait au 19ème siècle lorsque Bonaparte arriva dans le pays, l’Egypte moderne a tenté - mais en vain - de le dépasser jusqu’au coup d’arrêt de l’occupation anglaise. Dans un deuxième temps, de 1920 à 1967, jusqu’à la « défaite du nasserisme », on a tenté de dépasser ce système par un capitalisme d’Etat inspiré du socialisme soviétique, juste avant un autre moment de reflux avec Sadate et Moubarak (1967-2011).

Le régime Mamelouk s’est recomposé avec Sadate et Moubarak, et l’on a vu la fusion entre l’armée, des hommes d’affaires - en gros des compradors qui doivent leur fortune à leur proximité du pouvoir - et des religieux.

Cette alliance là, ce système Mamelouk, convient parfaitement au système et au discours impérialiste parce qu’il est incapable de faire sortir le pays de l’ornière du sous-développement, d’offrir une perspective acceptable pour les classes populaires et de rétablir la dignité de la nation sur le plan international. C’est pourquoi les États-Unis et l’Europe derrière eux sont satisfaits de ces alliances en Égypte et en Tunisie.

GB : Pourquoi, selon vous, y a-t-il une contradiction entre la démocratie et le système capitaliste des grands monopoles ?

Samir Amin : À l’échelle mondiale, il y a un conflit entre les formes de gestion politique - même dits démocratique comme dans les pays européens - et les exigences de reproduction du système capitaliste tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire parvenu au stade des monopoles généralisés . La démocratie est vidée de tout contenu, elle devient une farce. Même si certains droits sont respectés comme le pluripartisme, le vote ne change rien. Aujourd’hui, la caricature est poussée jusqu’à l’extrême comme le montrent les agences de notation qui règnent sur le politique. Dans les zones de la périphérie, ce conflit apparaît de façon encore plus violente, certains pays sont obligés de ne pas être démocratiques car ils ont à gérer des situations inacceptables et inacceptées socialement.

En Occident, cette contradiction, ce conflit, est un point de convergence possible des gauches radicales. Les conditions pour une renaissance de l’internationalisme des travailleurs et des peuples sont offertes sur un plateau d’argent par cette dégradation de la démocratie. Je pense que l’opinion publique en Europe s’en rend compte mais ne sait pas quoi faire. Je ne crois pas qu’elle accepte les décisions de ces agences de notation, qui ne sont rien d’autre que des employés subalternes du capital des grands monopoles.

Recrutées et payées directement par les monopoles, les agences de notation s’imposent comme un parti au dessus des autres qui a seul compétence pour fixer les règles du jeu, c’est-à-dire les frontières que l’exercice de la démocratie ne peut franchir. Ce super parti du capital financier prétend s’imposer aux Etats dont les politiques doivent donc impérativement répondre aux exigences exclusives de la maximisation à court terme de la rente des monopoles ! Ces agences n’invoquent aucun autre critère pour juger de ce qui est « possible » ou pas. Accorder la moindre légitimité à ce pouvoir, c’est capituler à l’avance, accepter la dictature brutale et unilatérale du capital, qualifiée d’ « exigence du marché ». Or les faits démontrent que la soumission à ces exigences enfonce dans la crise et ne permet donc en aucune manière d’en « sortir », comme les gouvernements en question le prétendent. Toute politique réaliste exige qu’on jette à la poubelle les « notes » de ces agences. On peut alors reformuler la question comme elle doit l’être dans une démocratie qui n’est pas réduite à la farce : définir les intérêts sociaux divers en conflit dans la société, formuler des propositions de « New Deal » (de compromis sociaux historiques) qui bénéficient d’un soutien social large, en imposer les conditions au capital financier.

Cette crise de la démocratie pourrait s’ouvrir sur des néo-fascismes mous, on le voit à travers le FN en France, les salafistes dans le monde musulman par exemple. Mais là où je reste optimiste, c’est que si les gauches radicales saisissent l’occasion pour avancer avec audace en décidant de fermer les agences de notation, en nationalisant les monopoles généralisés dans la perspective d’une socialisation de leur gestion par la loi, alors l’écho sera gigantesque. En France, Jean-Luc Mélenchon l’aborde un peu mais de façon encore timide.

GB : Vous évoquez le glissement sémantique qui s’est opéré entre l’expression "luttes sociales" et "mouvements sociaux". Selon vous, cela entraîne une erreur d’analyse sur les tentatives d’émancipation des peuples. Dans quelle mesure ?

Samir Amin : En effet, je n’aime pas beaucoup l’expression « mouvements », car il y a toujours eu des mouvements, la société est en mouvement. Il y a des mouvements progressistes et des mouvements réactionnaires. Les mouvements sont presque toujours légitimes mais sectoriels et sans convergence. Ils n’établissent pas forcément de liens entre les causes pour lesquelles ils se battent et la logique du capitalisme des monopoles généralisés. Ils restent faibles, je veux dire sur la défensive. La preuve en est donnée par le fait que jusqu’à ce jour les monopoles et leurs serviteurs politiques ont conservé l’initiative, tandis que les « mouvements » se contentent de réagir. Passer à l’offensive, c’est prendre des initiatives qui obligent les monopoles et les pouvoirs à eux réagir. Finalement, qui les contraignent eux à s’ajuster. C’est pourquoi je préfère parler de « luttes sociales », parce que lorsqu’il y a lutte, il y a l’idée de convergence avec d’autres luttes et donc d’une perspective de politisation.

GB : Vous nous invitez dans votre livre à nous interroger sur la notion de démocratie et rejoignez en cela le point de vue de Noam Chomsky, notamment. Quelles sont les conditions d’une véritable transition démocratique réussie, d’après vous ?

Samir Amin : Je partage ce que dit Noam Chomsky, ce qu’il explique sur la démocratie des États-Unis commence à être vrai en Europe. Selon moi, la question démocratique est indissociable du progrès social. Je préfère l’expression « démocratisation de la société » car il s’agit d’un processus dans lequel les progrès, même institutionnalisés par la gestion de la vie politique, doivent être indissociables du progrès social. Nous l’avons vu tout au long du 19ème siècle européen dans la bataille des classes ouvrières pour la reconnaissance de leurs droits en général, leurs droits syndicaux, économiques et sociaux. Les grandes victoires de la démocratie, notamment dans toute la période de l’après-guerre, celles qui ont été conduites par le “Conseil national de la résistance”, les nationalisations, la “Sécurité sociale”, etc., ont donné une légitimité aux classes ouvrières qu’elles n’avaient jamais eu auparavant dans l’histoire du capitalisme. Ces avancées démocratiques sont donc toujours liées au progrès social. Au contraire, dans les époques comme la nôtre, de régression sociale, la démocratie perd son sens.

Propos recueillis par Guillaume Beaulande
le 11 février 2011
- “Mémoire des luttes”


{{{ {{Le monde arabe dans la longue durée, le printemps arabe ?}} {Le temps des cerises Essai - paru le 12 septembre 2011 ISBN : 9782841098941 17 pages - _ Format : 140 x 200 17 €} }}}

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Voir en ligne : http://www.algerieinfos-saoudi.com/...


[1Postface à l’édition anglaise du dernier livre de Samir Amin : Le monde arabe dans la longue durée. Un printemps des peuples ?

[4Pays du Centre capitaliste constitué des pays du G7 (Etats-Unis, Canada, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Japon) qui dominent l’économie mondiale.

[5Demba Moussa Dembelé : “Samir Amin, Intellectuel au service de l’émancipation du Sud”. Codesria, Dakar, 2011.

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