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juillet-aout soixantième anniversaire

LA CRISE DU PPA-MTLD DE 1949

Articles de Sadek HADJERES dans EL WATAN, juillet 1998

jeudi 20 août 2009


Juillet - Aout 1949, été brûlant et point culminant d’une crise qui a laissé chez tous les acteurs un sentiment amer et douloureux pour la cause nationale.

Soixante ans après, peut-on esquisser un aperçu global et quelques enseignements pour les nouvelles générations ?

J’en résume ici quelques épisodes, restés pratiquement inconnus de l’opinion patriotique et démocratique. Sur ce site, je les complèterai en cette année anniversaire par d ’autres évocations, documents et extraits d’un ouvrage non encore publié.

I. « WELLAT DRÂA » OU LA BIFURCATION FATALE

Nous avions en vain proposé à la direction du parti, face aux équivoques criantes de ses orientations et de ses pratiques, de définir plus clairement les problèmes de la nation, de la voie révolutionnaire et de son contenu en matière de démocratie politique, sociale et culturelle. Ces propositions n’étaient pas à prendre ou à laisser. L’important était d’ouvrir un débat constructif, dans les formes les plus appropriées. Dans notre esprit cela devait permettre à l’organisation nationale la plus influente de répondre à l’attente de sa base militante, aux interrogations de la population, de gagner ainsi un temps précieux pour mieux mobiliser en prévision des dures épreuves à venir.

La plupart des membres de l’exécutif de ce parti (qui en fait était déjà entré en crise avant notre initiative) avaient réagi par réflexe autoritaire et bureaucratique. Comme ils refusaient d’examiner et traiter les problèmes sur le fond, ils ont préféré qualifier notre groupe de « berbériste ». Cela rejoignait l’appréciation de la presse coloniale et faisait tout à fait son affaire. C’était pourtant à tort, car malgré l’origine géographique et les affinités culturelles majoritaires de ce groupe, notre revendication était prioritairement démocratique , elle concernait l’ensemble du mouvement national. Nous n’avions pas placé au départ le problème culturel lié à la berbérophonie au premier plan, comme l’ont fait ensuite les dirigeants du MTLD pour donner des justifications à leur autoritarisme. Il suffit pour s’en convaincre de relire la brochure « L’ALGERIE LIBRE VIVRA » qui exposait nos propositions pour un débat, clairement, sans polémique ni attaque malveillante contre quiconque.

Après bien des dégâts liés aux suites immédiates de cette crise puis de celle de 53-54, cette tentative de réflexion ne commencera à se faire qu’au congrès de la Soummam de 1956. Mais les conditions de guerre et les tensions entre responsables politico-militaires ne permettaient déjà plus l’examen aussi profond et aussi serein de ces questions par un plus large éventail de tendances, comme cela aurait été possible en temps de paix. C’est d’ailleurs pourquoi de nombreuses recommandations politico-idéologiques de ce congrès seront peu suivies d’effets ou même contestées sur le terrain.

Depuis la crise de 1949, il a fallu pratiquement un demi-siècle pour qu’une Constitution algérienne (celle de 1996) commence à établir la « carte d’identité » du pays d’une façon plus équilibrée et plus réaliste, quoiqu’avec encore beaucoup d’équivoques. Si les lois destinées à réprimer les atteintes aux « constantes » nationales (je préfère dire les « valeurs ») s’appliquaient d’une façon rétroactive, elles s’appliqueraient en premier lieu à ceux qui ont freiné durant cinquante ans une conception ouverte et démocratique de la nation, en désignant toute référence à l’amazighité comme un coup porté à la cohésion nationale. Il est vrai qu’au début, avant de porter ce type d’accusation porteur de risques énormes, les dirigeants croyant que c’était des problèmes de « postes » et de « fauteuils » qui étaient en jeu, avaient usé de prétextes et d’arguments dérisoires. Pour eux, les problèmes de fond que nous soulevions n’étaient qu’une façon indirecte de soutenir Lamine Debbaghine dans le conflit qui l’opposait à Messsali. Et ils ont proposé à certains d’entre nous, pour résoudre la question, de nous concéder des postes au Comité central, suivant la désastreuse méthode qui consiste à ignorer et contourner les problèmes de fond par des manipulations d’appareil. Ils voyaient les choses en termes de partage interne du pouvoir conçu comme un gâteau, avant même que le pouvoir colonial ne soit ébranlé (certains d’entre eux engageront d’ailleurs quelque temps plus tard, dans l’espoir de quelques strapontins, des manœuvres de rapprochement avec l’aile néo-colonialiste de Jacques Chevallier). Quant aux problèmes démocratiques, économiques, sociaux et culturels vécus par la société dans ses différentes couches et en particulier les plus opprimées et les plus exploitées, cela n’entrait apparemment pas dans leurs priorités.

Comment avons-nous réagi, comme patriotes algériens qui brûlaient d’arracher l’indépendance, lorsque nous avons fait à ce moment-là le constat d’une maturation insuffisante de la culture démocratique dans les appareils dirigeants ? Nous venions de comprendre avec amertume, qu’une porte venait de se refermer sur les voies constructives de recherche collective de solutions efficaces, unitaires et mobilisatrices aux problèmes que rencontrait notre jeune mouvement national. Mais c’est bien longtemps plus tard que j’ai mesuré le sens profond d’une parole simple et spontanée de mon ami H’midat, au moment même où se produisait en 49 ce basculement vers l’arbitraire qui marquera les décennies suivantes de la libération et de l’édification.

DES MILITANTS DE BASE EN QUÊTE DE CLARTÉ ET D’UNION

H’midat, avait d’abord été « routier » (les plus de seize ans) du groupe SMA de Larbâa, puis militant PPA dès la première moitié des années 40. Depuis la répression consécutive au 8 Mai 1945, recherché par la police, il vivait comme maquisard solitaire dans ces montagnes du piémont de Larbâa. Cette région verra dès la première partie de la guerre de libération les katibas de l’ALN de Ali Khodja affronter les unités répressives dans lesquelles s’étaient illustrés Le Pen ou les commandos de chasse décrits à l’époque dans l’Express par J. J. Servan Shreiber. C’est après son passage dans cette région que le général français De La Bollardière donna sa démission pour protester contre des exactions qui portaient atteinte selon lui à l’honneur de l’armée française. Ces montagnes et la riche plaine qu’elles dominent seront ensanglantées à nouveau dans l’Algérie indépendante par le groupe islamiste de Bouyali des années 80 ou ceux des GIA des années 90.

« Vivant parmi les chacals » comme disaient de lui les gendarmes français qui le recherchaient sans trop oser l’approcher, H’midat avait soif d’informations et restait attentif à chaque événement politique du village. A l’automne 49, caché derrière un fourré, il vint ainsi assister de nuit à l’assemblée d’information clandestine des militants, qui se tenait, faute de local, dans la forêt communale. Lahouel Hocine, dirigeant du MTLD (futur leader des centralistes), était venu en personne avec l’intention d’engager un réquisitoire contre ceux qu’ils avaient décidé de qualifier de « berbéristes séparatistes ». Auparavant, il n’avait pas eu la bonne idée d’apporter à la presse colonialiste le démenti qui s’imposait, comme aurait dû le faire une direction nationale responsable, soucieuse de calmer les passions et de chasser le spectre de la division. "L’Echo d’Alger" avait été heureux d’inventer cette information diabolique au lendemain de la tentative d’assassinat de Ferhat Ali, tandis que par un curieux hasard, les services français de sécurité avaient arrêté successivement plusieurs des dirigeants PPA contestataires (dont Bennaï Ouali, Ould Hamouda Ammar et Omar Oussedik) qui vivaient depuis plus de trois ans dans la clandestinité et que ces services considéraient comme particulièrement dangereux.

Les militants de Larbâa, en presque totalité arabophones, n’étaient pas informés de ces problèmes (tout juste des rumeurs inspirées par les dirigeants de la rue Marengo). Moi-même, bien informé de tout cela, je n’avais pas été invité, sous prétexte que je militais à la section étudiante du PPA de la capitale. J’en avais été élu démocratiquement comme responsable à la quasi-unanimité, malgré l’opposition de la direction centrale qui voulait y placer Kiouane, son homme de confiance, prêt à appliquer avec zèle toutes les besognes de caporalisation.

Les militants présents à cette assemblée de Larbâa s’attendaient surtout à des explications qu’ils réclamaient en vain à la direction depuis des mois, à propos du désarroi croissant du parti et de la population, suite à la répression massive après la participation aux élections « à l’algérienne » qu’avait organisées à sa façon le gouverneur Naegelen l’année précédente. Ils furent déçus en entendant rabâcher les mêmes généralités usées sur l’indépendance sacrée, les sacrifices nécessaires, la solidarité assurée de la Ligue arabe etc. Or les militants souhaitaient une actualisation, une mise à jour des orientations, des consignes de lutte plus conformes au nouveau contexte. Ces dirigeants semblaient ignorer que lorsque les militants se retrouvaient, leur première question était inévitablement : "wach as-sel’âa ? kach jdid ? (quoi comme « marchandise » ? - on appelait ainsi discrètement la politique - : Y a-t-il du nouveau ?) ». Ils étaient donc déçus par l’exposé répétitif. Mais l’objectif de l’orateur leur apparut mieux lorsqu’il enchaîna sur une attaque en règle contre les contestataires qu’il présenta comme des diviseurs, des comploteurs, et plus grave encore, des antiarabes, etc. À l’irritation de la plupart des militants de ne pas recevoir de réponses aux questions qu’ils posaient depuis des mois, s’est ajoutée alors la stupéfaction de me voir ainsi qualifié alors que nombre d’entre eux connaissaient de près mes positions depuis des années.

Il y avait en effet pour la plupart des militants honnêtes de quoi s’étonner et s’indigner de ces procès d’intention, fondés visiblement sur des divergences d’opinion qui méritaient des éclaircissements et non des calomnies. J’avais été responsable du district de l’Est-Mitidja pour le mouvement des Scouts Musulmans Algériens, je soutenais activement les efforts du Nadi-l-Islah pour édifier et faire fonctionner médersa et lieu de prières. Comme PPA, et bien qu’absent de Larbâa, la plupart des responsables attendaient et mettaient à profit ma venue pour confirmer des informations ou des opinions, me consulter sur des questions politiques et organiques délicates, comme le choix des éléments à verser à l’OS. Je ne leur cachais aucune de mes opinions, aussi nos rapports étaient-ils francs et confiants même quand je bousculais certaines de leurs idées reçues.
Ainsi avais-je pu faire reculer les réticences des plus conservateurs dans le mouvement associatif, quand leurs préjugés envers le mouvement sportif du Riadha Club risquaient d’empoisonner l’atmosphère et diviser la jeunesse du village. Avec ceux qui comme moi faisaient leur prière tout en étant ouverts sur les exigences de la vie moderne, nous avions réussi, avec l’aide de Osmani, un élève de la Zitouna de Tunis et membre du PPA, à gagner dans la population la bataille contre ceux que nous appelions « s-hab el bouaqel » qui passaient leur journée à des bavardages creux, à attendre l’adhan (appel du mouedhen à la prière) et refaire ostensiblement leur « oudhou » (ablutions avant la prière) en regardant de travers les jeunes qui passaient et en critiquant de façon hypocrite tout ce que faisaient ces jeunes comme si leur propre place au Paradis en dépendait. Ils considéraient le football comme une « bid’â » (innovation hérétique) et ses joueurs et supporters comme voués à brûler en enfer. La population leur donna tort en considérant comme un honneur qui rejaillissait sur elle chaque but marqué par ces jeunes qui, faute d’autre occupation, aimaient aussi se retrouver pour jouer aux dominos au café, tout comme mon ami Ali Souag le champion de demi-fond de l’USMA qui sera un des premiers à monter au maquis, ou encore Mahdi le coureur cycliste qui, lui, ne manquait pas ses prières sans négliger pour autant son entraînement.

Dans cette grosse localité où habitaient à peine quelques commerçants ou fonctionnaires kabyles, il n’y avait eu aucun problème lorsqu’à l’occasion des fêtes annuelles du groupe scout ou de certains mariages de militants nationalistes, les jeunes du groupe scout chantaient « Ekker a mis en Mazigh » ou « Di Jerjer nedder » (beaucoup plus difficile encore pour des gosiers arabophones) que je leur avais appris en plus de nombreux autres chants en arabe. Ces jeunes arabophones en éprouvaient même une certaine fierté car, disaient-ils, cela leur faisait connaître d’autres visages de notre patrie algérienne qui s’apprêtait à combattre dans l’union pour l’indépendance.

LES FRUITS DE L’ARBITRAIRE

C’est pourquoi, indigné par les calomnies qu’il venait d’entendre et ne se retenant plus, H’midat surgit de sa cache, enveloppé de sa qachabya, visage envahi par la barbe et marqué par les privations. Il dit en substance aux organisateurs de l’assemblée, avec le ton froidement résolu que tout le monde lui connaissait : "Il y a longtemps que vous nous endormez avec de bonnes paroles et aujourd’hui vous venez nous parler des absents sans qu’on puisse les écouter. Je connais Si Sadeq, je connais ses idées et ses actes ; je sais qu’il est droit et franc (moukhliss). Alors écoutez moi, si je vis dans la montagne, si je suis prêt à aller jusqu’au bout pour la liberté et la révolution, ce n’est pas pour laisser noircir les patriotes honnêtes. Je dis à ceux qui parlent en mal : on a besoin de vérité, barkaou ma tqatt’oû f en-nass (arrêtez de calomnier les gens), ouvrez les yeux (prenez garde) avant de décider quoi que ce soit dans le dos des autres". L’intervention mit la réunion dans une impasse. En plus du fait que chacun savait que H’midat était armé, il y avait surtout une insatisfaction du manque d’attention des dirigeants envers leurs préoccupations et de la légèreté avec laquelle ils utilisaient leur autorité pour s’attaquer à des militants que eux-mêmes connaissaient bien. C’est pourquoi personne, quel que soit son point de vue, ne jugea opportun de poursuivre une réunion aussi mal engagée. Elle se dispersa dans la nuit, avec les multiples questionnements inquiets des uns et des autres.

Lorsque je revis H’midat quelques semaines plus tard après sa brutale intervention au bois communal, dont des amis m’avaient déjà informé, je lui donnai franchement mon avis. Sentimentalement je le comprenais, c’est vrai que sa réaction me donnait chaud au coeur par ce qu’elle avait de sain, et je le remerciai pour sa confiance. Mais politiquement, n’aurait-il pas été préférable de laisser le débat ouvert ? N’était-il pas souhaitable plutôt d’exiger des réponses aux questions brûlantes que se posaient les militants et de ne pas donner de prétextes aux dirigeants de se dérober en invoquant la provocation ? Il n’était pas convaincu. "On dirait que tu ne les connais pas ; ils ne veulent pas la discussion. Puisque pour eux "wellat draâ" (c’est devenu une question de force), je leur ai répondu avec le seul langage qu’ils comprennent". J’ai eu beau lui expliquer qu’il ne s’agissait pas tellement de convaincre absolument les dirigeants, mais au moins d’éclairer les militants présents. Il pensait que son geste aiderait ces derniers à comprendre que c’était la seule façon de ne pas se laisser faire. J’ai compris moi-même que H’midat, déçu et frustré dans sa soif de dialogue et de participation, ne voyait désormais comme ultime recours que l’arme prête à servir sous sa qachabya. Celle-là au moins, était-il désormais persuadé, ne le trahirait pas. Aussi malgré toute l’ouverture politique dont il faisait preuve habituellement, les efforts de réflexion et de conviction lui paraissaient désormais peser bien peu à côté de la logique des armes et du cynisme des puissants du moment.

AU POINT DE DÉPART D’UNE SPIRALE DANGEREUSE

Sans en mesurer probablement les conséquences à long terme, l’instinct du militant de base lui faisait percevoir, avec une clairvoyance qui aurait dû être celle des dirigeants, l’irruption des logiques perverses et destructrices qui allaient faire le malheur de notre pays jusque dans les moments de ses plus grands élans et de ses plus grands succès.

Dans sa simplicité, la petite phrase de H’midat résumait hélas la transformation qui s’opérait dans les pratiques et l’esprit du mouvement national. Elle soulignait une espèce de bifurcation fatale.

Une des voies potentielles d’évolution achevait de s’obstruer, comme cela venait de se produire chez H’midat. On venait de fermer la voie des échanges comme méthode, qui aurait pu mener vers des approfondissements prometteurs et rassembleurs, qui pouvait permettre à chacun et à l’ensemble de s’enrichir et se renforcer de l’opinion des autres. À défaut de la concertation et de la régulation collectives souhaitables, une autre philosophie, une mentalité déjà vivace et préexistant spontanément en chacun de nous s’épanouissait, celle de l’activisme pur s’appuyant si nécessaire sur l’exclusion. Elle consistait à emporter la décision non pas en évaluant les problèmes sous divers angles, à partir des points de vue existants parmi les partenaires et de l’intérêt général, mais en comptant d’abord ou exclusivement sur la vertu du rapport de force.

On se mettait à imiter sans le savoir les chevaliers du moyen-âge européen. Faute de clarté ou de bonne volonté sur le droit des uns ou des autres, ils s’en remettaient, dit-on, au sort des armes dans des combat singuliers, pour déterminer qui des deux avait la préférence divine. Chez nous, on a perverti la belle sentence “An-nas m’âa l waqfin” (les gens sont avec ceux qui sont debout), on en a fait en politique une caricature justifiant le droit du plus fort. On ne se sent debout que si les autres sont à genoux, on n’a raison que si les autres ont tort. On n’est heureux que si les autres sont malheureux, on ne se sent le droit de vivre dans ce pays que si on en prive les autres, si on les contraint à parler, penser, agir strictement comme vous. A peine commençant à nous dégager de l’unanimisme communautaire traditionnel, voilà que nous nous forgions une nouvelle mentalité unanimiste où se conjuguaient les modes de pensée anciens et une façon autoritaire d’intégrer les concepts modernes de nation et de parti.

Les pesanteurs socio-historiques y étaient certainement pour quelque chose. On ne peut pas dire pour autant que les acteurs, y compris parmi ceux qui se réclamaient de modernité, n’y étaient pour rien. Leur responsabilité n’aura pas que des conséquences immédiates, elle sera encore plus lourde au regard des conséquences futures. C’est ce qu’illustreront les épisodes futurs que j’aborde.

( à suivre)


LA CRISE DU PPA DE 1949
ET L’ACTUALITÉ ALGÉRIENNE

(suite)

II. DE CRISE EN CRISE, LES INTERACTIONS PERVERSES

Comme démocrates, essayons de faire le point et de repérer les dérives successives qui ont découlé de cette crise de 49. Bien des faits confirment qu’elle fut la crise prémonitoire, la matrice qui, par les problèmes de fond qu’elle révélait et par les méthodes avec lesquelles elle a été gérée, portait en germe toutes les autres grandes crises qui ont frappé le mouvement national algérien depuis un demi-siècle.

Dans les conditions de l’époque, comme militants du PPA ou de l’OS, nous nous interrogions sur les meilleures façons d’élever la formation et la culture politiques face à l’inertie ou aux entraves d’une direction empêtrée dans ses luttes de clans. Nous étions pour cela contraints d’agir dans une marge étroite. D’un côté nous ne pouvions pas rester les bras croisés devant des orientations que nous jugions négatives, sans avoir tenté de faire réfléchir, de susciter des améliorations que nous estimions encore possibles. Mais nous ne souhaitions pas non plus engager des initiatives qui dépassent les possibilités du moment ou qui auraient fait plus de mal que de bien, car la cohésion nationale cherchait encore ses repères alors que les dirigeants croyaient faussement les avoir trouvés.

A l’intérieur de cette marge, il y a eu certainement, en réaction à l’incurie ou aux provocations de plusieurs des dirigeants MTLD, des maladresses tactiques, des excès ou au contraire des insuffisances par rapport aux possibilités qui s’offraient. Nous avons dû agir plus par réaction envers les défaillances de l’appareil du parti que nous estimions nuisibles, que selon une stratégie mûrie de longue date. Cette stratégie à laquelle nous souhaitions contribuer supposait ou aurait mérité qu’un large éventail de sensibilités arabophones et berbérophones, révolutionnaires ou réformistes, y participent. La direction de l’époque n’a pas voulu adopter cette voie, elle a préféré continuer à s’enliser dans les équivoques et les manœuvres.

UN DÉBAT QUI RESTE OUVERT

L’idéal serait aujourd’hui que les survivants de cette période ou ceux qui aujourd’hui s’y sont intéressés puissent joindre et recouper leurs souvenirs et leurs opinions. Ils pourraient ainsi mieux se rapprocher ensemble d’une évaluation capable de contribuer plus finement à la culture démocratique dont l’Algérie a encore tellement besoin et qui doit s’édifier par plusieurs bouts à la fois. D’autant que le débat reste encore ouvert, pas seulement quant à l’ampleur de la marge d’intervention que nous nous étions accordée, mais quant à sa légitimité même. J’ai entendu ou lu à ce sujet des appréciations contradictoires qui ont des connotations très actuelles.

Il y a ceux pour qui il n’était pas opportun de soulever dès cette époque le problème du contenu démocratique de la révolution ou pour le moins son aspect culturel, celui en particulier qui tend à valoriser dans l’édification de la nation les langues maternelles et les parlers populaires à côté de la langue arabe écrite littéraire, dans ses formes classique et moderne. Je pense que la vie et l’expérience ont beaucoup aidé à comprendre que, plus tôt et plus fortement des éléments de conscience et de pratiques démocratiques, même minimes, investissent le champ politique, mieux cela vaut pour la société et le mouvement politique progressiste. Mais le vrai problème reste, à chaque moment, celui de la capacité des acteurs politiques et des composantes de la société civile à œuvrer de façon plus responsable vers cet objectif.

En sens contraire, des responsables politiques ou des commentateurs défenseurs ardents de la place de la berbérité dans la nation, se sont interrogés (d’autres ont avancé des certitudes tranchantes) quant au bien-fondé de la décision des démocrates contestataires au début des années 50, de mettre en veilleuse l’aspect politique de la revendication culturelle berbère (je ne parle pas des efforts de création culturelle qui sont et gagnent à être un chantier ininterrompu, je parle de la revendication politique correspondante). Ils ont tendance à assimiler cette pause voulue à un renoncement opportuniste. Ces critiques idéologisent à l’extrême une aspiration juste sans mesurer comme il se doit les contextes politiques et les risques d’interactions négatives autant sur le plan culturel que politique, à un moment où approchait l’épreuve décisive avec le colonialisme à laquelle il fallait se préparer. On ne peut de toute façon refaire l’Histoire, mais quelles conséquences aurait eu cette politique du pire, comparée à ce qui ne fut certes pas l’évolution la plus souhaitable, mais fut sans doute l’une des moins mauvaises ?

Il appartenait aux démocrates dans ces conditions pénibles et quels qu’en soient les résultats immédiats, de montrer que dans les circonstances critiques que traversait le mouvement national, ils faisaient davantage preuve de sens des responsabilités nationales que les tenants des approches ethno-centriques chauvines. C’était un de leurs meilleurs apports à la gestation difficile d’une culture démocratique. Cette preuve ainsi administrée était de nature à laisser plus ouverte la voie à la relance pacifique de toutes les revendications démocratiques aussitôt après l’indépendance.

J’oserai même une hypothèse, en faveur de laquelle militent plusieurs indices, notamment les correctifs qu’ont apportés en 1953-54 aussi bien des dirigeants centralistes que messalistes par rapport à leurs appréciations tranchantes et à leurs décisions brutales (et même irresponsables) durant la crise de 49. Ces correctifs avaient certes en partie des motivations tactiques et n’allaient pas jusqu’au bout de ce qu’ils reconnaissaient à demi-mot, ils témoignaient néanmoins de la pression plus grande des idées démocratiques et sociales dans le pays. Pour mémoire, certaines des orientations démocratiques avancées en 49 ont été reprises parfois intégralement (mais sans en indiquer la source) dans la littérature du MTLD, alors que ces dirigeants avaient en 49 lancé leurs commandos pour tenter de saisir les brochures « L’ALGERIE LIBRE VIVRA » dont ils reprenaient trois ans plus tard des paragraphes entiers. Quelques uns de ces dirigeants semblaient avoir pris relativement conscience de l’importance des problèmes de fond soulevés, mais les enjeux de pouvoir internes les empêchaient d’aller plus loin, d’être plus conséquents pour extirper les pratiques d’hégémonismes qui s’alimentaient mutuellement.

Les orientations qui avaient été d’abord qualifiées à tort d’anti-arabes ou de scissionnistes, auraient en effet encore eu à ce moment une nouvelle chance d’être prises en considération ou tout au moins de faire leur chemin, si la grave crise de 53-54 (dans laquelle les « berbéristes » n’étaient en aucune façon impliqués) avait été abordée par ses protagonistes (messalistes et centralistes) avec un état d’esprit moins hégémoniste. Ces idées auraient beaucoup plus avancé si les dirigeants protagonistes de cette nouvelle crise avaient été davantage tournés vers des préoccupations constructives, vers la recherche sincère d’un compromis positif plutôt que vers le désir d’isoler à tout prix la tendance adverse pour lui imposer son leadership. L’insurrection de Novembre et le futur rassemblement autour du FLN en auraient été du coup mieux armés politiquement et plus solidement unis.

Justement, dira-t-on, était-ce pensable, à partir du moment où les protagonistes se maintenaient dans les mêmes dispositions d’esprit qui avaient déjà mené au gâchis de 1949 ? Parviendra-t-on un jour à éclairer la part de responsabilité qui revient dans cette période à une maturation historique objectivement insuffisante dans la société et le champ politique, et la part qui revient aux défaillances des acteurs placés aux postes de décision, en contradiction avec leur volonté proclamée d’unir les énergies et d’œuvrer pour un nationalisme démocratique et social.

OCCASIONS MANQUÉES D’UNE PLUS GRANDE COHÉSION NATIONALE

La domination coloniale servait de prétexte à étouffer tout débat sur les projets de société. Cela, disait-on, risquait de diviser et faire le jeu du colonisateur, il faut d’abord faire face au danger le plus pressant, on discutera après. En 1947, on écrivait donc en grandes lettres sur les murs, en risquant la torture et les prisons : « Contre tout statut (français), la parole au peuple ! vive l’indépendance ! » Lorsque la domination coloniale a pris fin, à chacun de ceux qui croyaient enfin venu pour le peuple, les citoyens, les travailleurs, les femmes, les jeunes, les associations, le temps de reprendre la parole, on a dit : « anta t’hewes tefhem » (tu cherches trop à comprendre), sois raisonnable sinon ta place est en prison ! Discuter, oui, mais, entre anciens de la guerre de libération, seulement le pistolet sur la table. Quant à la démocratie formelle, ce sera pour plus tard, « l’édification de l’Etat et de l’économie passent avant ». Ainsi, en attendant de discuter sérieusement un jour de ce qu’était notre identité collective, chacun s’est mis à décider de lui-même, au nom et à la place des autres, de quoi était faite la personnalité nationale que nous venions de forger ensemble au feu des combats pour la liberté. Cet abus de pouvoir frisait parfois la caricature, à commencer par la célèbre sortie impulsive de Benbella. Ce dernier, sans doute par allégeance envers la stratégie du régime du Caire, qui rêvait d’une emprise sur le Maghreb de la même nature que celle qui avait échoué deux ans auparavant avec la Syrie et le Liban (RAU), jeta en guise de provocation à la face de Bourguiba trois exclamations pour crier sa conception exclusive de l’arabité. N’aurait-il pas été plus indépendant, plus digne et plus proche des réalités et des sentiments de notre peuple, de dire que comme Algériens, comme arabes, berbères et musulmans fiers de notre nation libérée, nous sommes reconnaissants envers les nations - sœurs du monde arabe, leurs peuples et leurs gouvernants qui nous ont aidés dans l’épreuve.

Les sacrifices de notre peuple auraient mérité qu’on inaugure dès la première année de l’indépendance des approches plus ouvertes, plus réfléchies et moins autoritaires, dans un climat plus favorable pour rattraper le temps perdu. Les choses ne se seraient-elles pas passées autrement si les courants, les forces ou groupes d’intérêts qui se tenaient derrière Benbella, Boumediène, Aît Ahmed, Boudiaf, les dirigeants de wilayas, etc., avaient su trouver ensemble les voies d’une édification nationale pacifique et démocratique. C’est ce à quoi aspirait dans toutes ses composantes un peuple au nom duquel chacun d’eux disait s’exprimer.

Mais en réaction à la façon dont s’est réglée par les armes la question du pouvoir dès le printemps et l’été 62, une partie des tenants de la revendication démocratique est tombée dans le piège et la logique de ses adversaires. Quand ces derniers ont brutalement monopolisé le pouvoir en s’appuyant sur l’ALN des frontières, une partie des opposants ont emprunté eux aussi l’année suivante, pour réagir contre les conséquences de ce coup de force, les mêmes moyens de lutte armée que contre le régime colonial. Cette stratégie de protestation et d’opposition par la violence armée (1963-64) dans une Algérie devenue indépendante était malencontreusement inspirée de la logique d’une étape dépassée. Elle confirmera par son échec, par le traumatisme moral et par les dégâts politiques qu’elle a entraînés, une évidence qui éclatera davantage au cours des décennies suivantes. Cette stratégie sur fond de passions et de calculs de pouvoir faisait l’affaire du pouvoir en place, elle accentuera à chaque tentative (exemple : le putsch de Zbiri en 1967) l’emprise des tendances militaristes en son sein. De plus, cette stratégie a consacré pour quelque temps l’isolement de la revendication démocratique légitime des Algériens berbérophones par rapport aux autres revendications et secteurs potentiellement démocratiques du pays. Les séquelles en ont été durables. La revendication culturelle en faveur des langues parlées algériennes, amorcée en 48, c’est à dire quinze ans avant l’indépendance, a dû attendre à partir de l’indépendance une nouvelle quinzaine d’années de trop, pour être relancée dans des conditions plus favorables.

MÉFAITS DES DÉFICITS RÉPÉTÉS EN CULTURE DÉMOCRATIQUE

Cette relance tardive (entre 1975 et 1980) fut heureusement compensée et amplifiée par la dynamique, encore insuffisante mais réelle, du mouvement associatif et de contestation démocratique. Cette montée, notamment dans les domaines syndical et culturel, se faisait jour par des voies pacifiques dans le pays malgré les entraves de la répression. Le « printemps berbère » de 1980 en fut une des expressions les plus fortes. Bien que traînant encore les séquelles de la lourde erreur de parcours des affrontements armés de 63 en Kabylie, cette revendication fut heureusement soutenue largement dans la population la plus directement concernée et par un début de prise de conscience dans les milieux démocratiques arabophones. Malheureusement elle fut à nouveau obérée après 89 par l’enchaînement de cette revendication culturelle à des enjeux trop étroitement partisans. A l’heure du pluralisme officiel, elle apparut trop étroitement à la remorque des calculs tactiques des deux formations politiques les plus impliquées dans cette revendication. L’un des enseignements de 49 n’était-il pas précisément que la légitime revendication culturelle des berbérophones gagnait à ne pas être étroitement confondue avec les objectifs des seuls groupes ou courants politiques dominants dans une région du pays aussi importante soit-elle. C’est à cela que voulait déjà la réduire la direction hégémoniste du MTLD en 1949. C’est le cadeau qu’auraient fait à l’époque les contestataires démocrates à cette direction et au régime colonial s’ils avaient aiguisé davantage un conflit artificiellement polarisé par la direction du MTLD sur des aspects régionaux ou sur un particularisme linguistique.

En 1949, la cause nationale a beaucoup perdu du fait de l’entêtement sectaire de la direction nationaliste, tandis qu’un grand nombre de militants sincères dans le PPA-MTLD étaient victimes d’un manque de formation politique sérieuse. La direction se dérobait à cette tâche de formation et livrait ainsi les militants à un activisme dépolitisé, simpliste et appauvrissant. Néanmoins le pire, au moins au plan de la cohésion dans la lutte pour l’indépendance, avait été évité à ce moment. La cassure « entre Arabes et Kabyles » souhaitée par les stratèges coloniaux ne s’est pas produite, alors que plus tard, sans que le “berbérisme” soit en aucune façon impliqué, les intrigues, les luttes de pouvoir entre clans régionalistes ou autres, ont causé des ravages durant et après la guerre de libération. On avait en tout cas réussi à éviter que les dérives tragiques qui ont marqué la guerre de libération soient imputées à des clivages ethno-culturels prononcés du type arabe-kabyles, s’exprimant de façon massive, idéologiquement et politiquement manipulés.

Au total le groupe qui a tenté un effort d’édification démocratique du PPA avait pris date en 49 sur le problème de la conception de la nation et de la politique culturelle. Quant au domaine proprement politique, puisque le débat n’a pu avoir lieu, il n’était pas parvenu à faire prévaloir les conceptions démocratiques telles qu’il les avait exposées dans la brochure éditée, avec les mérites et les limites qui étaient celles de l’époque et celles aussi d’un groupe numériquement et sociologiquement restreint. Je pense que ce fut un manque à gagner regrettable pour l’ensemble du mouvement national. Du moins la quasi-totalité de ses membres, dans leur diversité idéologique, sont restés irréprochables et fidèles à leur engagement national. Ils ont poursuivi leur combat unitaire au sein des diverses formations combattantes et politiques du mouvement de libération, continuant à entretenir et mettre en oeuvre l’esprit démocratique et de progrès social qui les animait au cours de cette crise.

S. H. (à suivre )


LA CRISE DU PPA DE 1949

ET L’ACTUALITÉ ALGÉRIENNE

suite

III. L’URGENCE DE DÉPASSIONNER ET DÉMYSTIFIER

En repensant durant ma vie militante à cette crise de 49, épisode précurseur dans les luttes de libération et de l’édification nationale, je me suis souvent demandé, parfois avec une pointe de découragement, jusqu’à quel point des enseignements utiles pourraient en être tirés, pas seulement par les militants mais plus largement au sein de notre peuple. Comme dans d’autres domaines, nos jeunes générations payent le fait que les échanges d’information et d’opinion, les recherches universitaires et les débats publics clarificateurs ont été rendus quasiment impossibles durant des décennies.

Tout effort dans ce sens était voué à des pressions et répressions multiformes. Ce fut un des prolongements tenaces de ce qu’il y a eu de moins glorieux dans notre passé. Les méfaits ont été d’autant plus pernicieux que la contagion a pu gagner insidieusement même parmi ceux qui ont de bonnes raisons de récuser et de dénoncer ce mal. J’en apporte ici une illustration.

J’ai assisté durant l’été 91 à la manifestation de réhabilitation de Bennaï Ouali, qui a été ré-inhumé à cette occasion au carré des martyrs de la guerre de libération à Djemaâ-Saharidj, son village natal près de Mekla. La municipalité RCD qui en avait pris l’initiative m’y avait invité, comme plusieurs de ceux qui avaient approché son combat. Une assistance énorme, chaleureuse, avait tenu à s’associer à cet hommage malgré la pluie battante interminable qui s’abattait tout autour de la halle immense du marché où se déroulait le rassemblement. Mais les enseignements qu’on pouvait tirer des bafouillements de notre histoire ne coulaient pas de source et j’en eus malheureusement un exemple.

L’attachement affectif à la revendication linguistique faisait vibrer les présents, il se sentait au moment des lectures de textes, de poèmes, de chants. L’émotion gagnait les présents à l’évocation de la personne et de l’action de Si Ouali par quelques uns des invités dont moi-même. Malgré cela, plusieurs faux-pas témoignaient du chemin qui restait encore à parcourir par notre peuple, dans ses diverses composantes culturelles et politiques, pour mieux adapter ses imaginaires aux besoins d’une édification nationale plus cohérente et plus vivable pour tous. Rares étaient les orateurs qui, comme Aït-Amrane ou le frère de Si Ouali, témoignèrent de ce souci.

J’avais l’impression pénible que le message de celui dont on célébrait le sacrifice était appauvri, déformé. Il était transformé presque en son contraire par certains de ceux qui voyaient avant tout dans ce rassemblement l’occasion de délivrer un discours étroit et chauvin au possible, épousant au plus près les clivages partisans dans lesquels ils s’étaient enfermés. Qu’elles étaient loin les marches populaires colorées, joyeuses, ouvertes, respirant un optimisme contagieux et un air de confiance envers l’ensemble des Algériens, lorsque le Mouvement Culturel berbère paraissant unanime s’était déployé quelques mois auparavant dans la capitale. Au total, l’hégémonisme politique reproché au parti et à la pensée uniques des années sombres, n’était pas forcément évité par ceux qui s’en déclaraient les victimes. En avaient-ils d’ailleurs conscience ? Nombre d’entre eux pensaient sans doute être dans leur juste droit et combattre les diktats des courants autoritaires du pouvoir en endossant rageusement des attitudes de défi ou une mentalité revancharde symétrique. Pour certains autres enfermés dans les polémiques partisanes du présent, on parlait de la première action démocratique et culturelle de 49 comme s’il s’agissait de se partager et s’arracher un héritage à des fins de consommation politicienne immédiate alors que le vrai problème était de le faire fructifier ensemble à partir de ses points forts et de ses points faibles.

J’étais venu à ce rassemblement en espérant y retrouver Hocine Aït Ahmed, proche compagnon de Si Ouali aux heures les plus précoces de la résistance patriotique, à qui il a consacré des pages émues dans ses mémoires. Ne l’y trouvant pas, je m’étais interrogé sans oser poser la question : avait-il été invité ? Si oui, l’égide du RCD l’avait-elle dissuadé de participer ? Y avait-il eu ou non des tentatives de préparation commune d’un tel événement ? Toujours est-il que cette absence contrastait avec la présence bien affichée de Yaha, un dissident du FFS qui faisait beaucoup parler de lui à cette époque. Avait-il été invité pour provoquer l’absence du FFS, ou cette absence avait-elle provoqué, en représailles, l’invitation du dissident ? Je ne réussis pas à déchiffrer cette énigme à partir des confidences des uns et des autres. En cet imbroglio regrettable s’entremêlaient l’ancestrale et féroce acrimonie des çoffs (clans) kabyles, les labyrinthiques intrigues d’un Orient auquel nous prétendions être étrangers et probablement, ravis d’exploiter le tout, le moderne bravo ou coup de pouce de services se frottant les mains pour cette aubaine, surgie sans coup férir des terreaux berbère et démocratique, comme pour réactualiser le fameux constat d’Ibn-Khaldoun sur l’incapacité des Maghrébins de son siècle à construire un projet commun et une cohésion durable. Il était temps d’en rabattre sur notre vanité, car après le sursaut populaire inoubliable de la guerre d’indépendance, nous étions en train de renouer, en capacités de désagrégation, avec les cycles déprimants de la bédouinité de son temps.

DES CHEVALIERS DE L’ANTI-ARABISME

Le contenu de la manifestation allait-il permettre de rattraper cet impair ? L’allocution de présentation par les organisateurs, ainsi que de nombreuses autres interventions, s’inscrivirent dans la dignité et la largeur de vues que méritaient l’événement et la mémoire du militant qui était honoré. Il en fut autrement de la diatribe du "dissident" Yaha. Se détachant de l’hommage posthume au porteur d’une approche authentiquement nationale qui reconnaissait à la berbérité sa part légitime, le voilà qui enfourche progressivement le dada d’une Algérie berbère à 100 p. cent, pour déboucher en fanfare sur un anti-arabisme indécent et primaire. Il avait été en fait relayé et encouragé dans ce sens par diverses autres interventions du même type, quoique moins hargneuses (c’était de toute façon difficile d’atteindre les sommets de virulence du chevalier de l’anti-arabisme). De sorte que l’assistance, sans même peut-être s’en rendre compte, se trouva de plus en plus chauffée par cette connotation malsaine. Comme on le sait, les deux chauvinismes, anti-berbère et anti-arabe, se rejoignent à merveille pour alimenter une absurde et anti-nationale guerre des langues.

Je n’étais pas étonné de ce genre de dérives dans les deux sens. J’en fus directement témoin à plusieurs reprises, publiquement ou en aparté depuis ma sortie de clandestinité, y compris mais plus rarement parmi des communistes. Je l’attribuais en partie au bouillonnement des luttes d’idées longtemps comprimées, agitées par la passion et non encore décantées. J’étais néanmoins révolté que des affirmations si malveillantes, arrogantes ou maladroites se déploient en pareille occasion. Je ne pus m’empêcher de reprendre la parole pour dire en substance que certaines façons d’aborder la place de la berbérité dans le pays n’étaient pas un hommage mais une déformation et une insulte à la vie et à l’œuvre de Si Ouali. J’eus le réconfort de constater que la salle réagit favorablement à ce point de vue, que défendirent encore mieux, chacun à sa façon vivante, le frère de Ouali et Aït-Amrane. Le premier m’avait appris dans le détail les circonstances, les tenants et aboutissants de l’assassinat de son frère en 1957. Il se leva au beau milieu des anathèmes visant implicitement ou explicitement "l’arabité" : "Je ne comprends pas où veulent en venir certains,yak ennigh awen del qwbayel it yenghan ! » (Je vous avais pourtant dit que ce sont des Kabyles qui l’ont tué !). Quant à Aït Amrane, toujours égal dans sa conviction sereine, il réussit à faire passer le souffle unitaire, mobilisateur et constructif tant souhaité en clôturant la soirée par un des chants qu’il avait composés près de cinquante ans auparavant et qui était tout à fait de circonstance. La salle entière reprit "Ghouri yiwen umedakul ( J’avais un camarade..)".

Il nous restait à tous le plus difficile, faire passer dans la vie le souffle et la logique des orientations démocratiques, porteuses d’épanouissement culturel et de cohésion nationale, échapper aux sirènes du repli sectaire et de l’agressivité revancharde.

GANGRÈNE POLITIQUE AU LONG COURS

Ce devrait être l’affaire de tous. Là, nous rejoignons une dimension encore plus vaste de la tragédie qui ensanglante aujourd’hui notre pays. Surmonter les épreuves actuelles suppose que nous ayions mieux saisi les leçons des épisodes malheureux du passé, prémonitoires du calvaire que vit notre peuple depuis six ans. Je comptais initialement rappeler quelques uns de ces épisodes tels que l’assassinat de Si Ouali dans un autre chapitre, parmi les signes annonciateurs des malheurs actuels, qu’on pouvait déjà déceler durant la guerre de libération. Mais on peut aussi les aborder comme un des prolongements de la crise de 49 du PPA-MTLD, en raison de filiations réelles entre ces événements et surtout d’une identité de nature entre les motivations et les comportements observés.

A cinquante ans d’intervalle, on est frappé par plusieurs similitudes entre la façon dont on a voulu à deux reprises faire taire Maâtoub Lounès (quelque soit ce qu’on pense de ses opinions), la confusion et les risques incalculables de division que cela a entraîné, et la façon dont fut victime de faits similaires Ferhat Ali en 1949, comme si durant ce demi-siècle, toute l’expérience de notre peuple avait été inutile. En aout 1949, ce vétéran de l’Etoile Nord Africaine puis militant du PPA a échappé à une tentative d’assassinat perpétré contre lui en raison des opinions « algérianistes », qu’il défendait avec une véhémence peut-être excessive, peut-être aussi parce qu’il voyait d’un mauvais œil les nouveaux cadres désignés par la direction du MTLD pour la direction régionale de Kabylie, après les arrestations jugées suspectes des cadres précédents qui étaient en conflit avec cette même direction. Rétabli par miracle après avoir eu le poumon transpercé par une balle de gros calibre, Ferhat Ali dût lui même envoyer à la presse coloniale une mise au point qu’elle refusa de publier. Il y démentait l’existence d’un quelconque projet séparatiste et proclamait la volonté d’union des militants algériens pour l’indépendance. La direction du MTLD, qui aurait dû rapidement prendre l’initiative de réagir à la manœuvre d’intoxication de « L’Echo d’Alger », préféra garder le silence pour semer le doute, ce qui provoqua du désarroi dans l’opinion nationale, malgré la publication en fin de compte de la mise au point par « Alger républicain ». Quelques années plus tard, les balles assassines de ses adversaires politiques ont rattrapé Ferhat Ali. Il fut parmi les premières victimes d’une « bleuïte » qui en deux ou trois ans en fera des centaines d’autres parmi d’authentiques patriotes et démocrates dévoués à leur peuple, au grand bonheur des forces françaises de répression. Cette sombre tâche sur une Histoire lumineuse de lutte pour la Liberté, les Algériens commencent à mieux la connaître.

Une fois mis de côté les préjugés idéologiques et partisans ou les procès d’intention qui avaient servi à l’époque à camoufler l’arbitraire, l’examen de ces cas met à nu, malgré la diversité des situations, le même phénomène hégémoniste dans ses expressions les plus condamnables et les plus destructrices des valeurs d’une nation et d’une société. Les manifestations meurtrières de l’hégémonisme politique ont eu et auront tendance à se répéter tant qu’elles ne suscitent pas une réprobation et une vigilance assez massives, suffisamment partagées même au sein de courants politiques éloignés les uns des autres. Le risque demeurera tant qu’on osera invoquer pour excuses des circonstances qui peuvent à la rigueur expliquer mais non justifier de tels crimes. On met en avant de façon assez honteuse le tempérament ou le comportement agressif ou provocateur des victimes comme on l’a dit pour Abbane, les situations exceptionnelles exigeant une discipline absolue. Comme s’il fallait admettre la suppression préventive de tous les individus coléreux et indisciplinés, comme si la suppression des individus faisait disparaître les problèmes et les causes multiples des divergences, alors que souvent elle ne fait que les exacerber ou en différer les retombées.

QUAND ON SÈME UNE GRAINE ...

La monstruosité de ces actes pose à ceux qui disent lutter pour des causes de justice et de libération la question suivante : cette cause leur donne-t-elle le droit d’attenter à la vie de leurs semblables quand ces derniers n’ont aucune intention d’utiliser contre eux la violence ? Car enfin, comme écrivait Nazim Hikmet condamné à mort et attendant d’un jour à l’autre son exécution, on n’arrache pas la vie d’un être humain comme on arrache un navet !

Si des dépassements sont malheureusement quasi-inévitables dans toute lutte pour la liberté ou la démocratie contre ceux qui veulent instaurer ou perpétuer la tyrannie par les armes, aucune justification ne peut être trouvée à des acteurs politiques qui prétendraient substituer leur propre jugement à la justice des hommes pour les uns, à la justice divine pour les autres.

Si on veut remonter la filière de ces tragiques dérapages, on trouvera en amont de tous ces désastres un simple fait, mais lourd de signification, dont les conséquences n’ont pas été mesurées à temps : le fait pour des dirigeants nationalistes en 1949 de préférer la menace au débat, puis d’ordonner de tabasser ceux qui souhaitaient une confrontation d’idées et la construction d’un programme (c’est le même rôle que joueront dans les années 80 les sermons excommunicateurs ou les vitriolages de filles étudiantes par des extrémistes islamistes). Cet acte initiateur d’une escalade perverse trouvera son premier développement dans la tentative d’assassinat de Ferhat Ali le mois d’août de la même année. L’évolution en chaîne d’une implacable logique de dépolitisation et d’anti-culture démocratique sera alors amorcée. C’est la même qui donnera les fruits vénéneux de Melouza, des luttes fratricides entre militants FLN et MNA, les drames affreux des différentes « bleuïtes » dont la wilaya III et les forêts de l’Akfadou n’ont pas été le seul théâtre.

Le cas de Abbane Ramdane a été le plus emblématique pour la période de la guerre de libération. Mais la logique meurtrière, aggravée par les idéologisations volontairement forcenées, a fauché, après avoir commencé par l’étudiant Amzal en 1982 à Ben Aknoun, un lot interminable de citoyens à partir des années 90, dizaines de milliers desquels émergent les figures plus connues, appartenant à des horizons différents tels que Boukhobza, Alloula, Asselah, Cheikh Bouslimani et tant d’autres. Je ne pas parle pas de celui qui, en Novembre 54 comme en Janvier 92, avait certainement rêvé d’autre chose pour l’Algérie, Mohammed Boudiaf, sur qui s’est refermé le piège de tous les faux pas du mouvement national au milieu de ce siècle. Il y a plus grave que les mines placées par les auteurs des massacres collectifs pour isoler les villages martyrs ou pour freiner l’avance des blindés comme la presse l’a rapporté pour Oulad Allal ou Baïnem. Les mines qui ont fait le plus de dégâts à notre peuple sont celles à retardement semées dans la mémoire, les esprits et les cœurs algériens tout au long des décennies précédentes. Le long déminage ne pourra se faire que dans une prise de conscience suffisante des Algériens, faite de courage moral et d’efforts politiques.

SH, à suivre


LA CRISE DU PPA DE 1949

ET L’ACTUALITÉ ALGÉRIENNE

(suite et fin)

IV. PIÈGES IDENTITAIRES, DYNAMIQUE NATIONALE ET DÉMOCRATIE

Pour justifier le silence sur les points noirs de notre passé historique ou de notre guerre de libération, on a souvent invoqué un souci d’apaisement. On ne peut que comprendre et partager cette préoccupation. Précisément à partir de cette préoccupation, il n’y a rien de plus illusoire et dangereux que de rechercher cet apaisement en perpétuant les pratiques d’étouffement qui nous ont mené au drame. La chape de silence instaurée à l’indépendance - qui équivalait en fait à légitimer des actes arbitraires et antinationaux - n’a pas évité les drames actuels. On pourrait même prouver qu’elle les a favorisés et précipités.

Beaucoup dépend en réalité de la façon dont on aborde notre passé. Que vise-t-on lorsqu’on remonte dans le temps historique ?

S’agit-il d’appeler à la vengeance, aux règlements de compte, au revanchisme stérile ? Dénoncer et diaboliser des personnages historiques jusque là glorifiés sans mesure ? Ou tout simplement, au delà du jugement porté sur des comportements personnels, contribuer à la réflexion et à la vigilance ? Par dessus tout, il s’agit d’engager les efforts multiformes de prévention sociale et politique pour empêcher que ces horreurs se reproduisent.

Mon évocation des heures noires qui ont côtoyé les hauts faits de nos luttes passées s’inscrit dans cette préoccupation. La vigilance de mon peuple est le seul monument capable de rendre l’hommage qu’ils méritent à ceux qui ont rêvé pour lui d’un avenir démocratique et de fraternelle solidarité.

L’hommage dépassera les creuses paroles démagogiques s’il s’accompagne d’efforts pour déjouer les surenchères idéologiques, en particulier les pièges du type « identitaire », par lesquels on jette périodiquement de l’huile sur le feu en exploitant des aspirations légitimes ou non, et des sentiments élevés ou de bas étage. Les compétitions économiques, politiques et culturelles sont normales et inévitables. Mais elles sont bénéfiques seulement lorsqu’elles contribuent à éclairer les problèmes, à faire prendre conscience à l’ensemble des acteurs de leurs véritables intérêts concrets. Elles sont bénéfiques à la paix civile lorsque ces conflits font mieux mesurer aux acteurs la part de contradictions réelles qu’ils gagneraient à dépasser par des compromis raisonnables, dans un cadre de solidarité nationale susceptible d’assurer à tous un minimum de sécurité, de rendre leur vie commune possible.

Les problèmes identitaires, comme tous ceux liés à un soubassement civilisationnel, aboutissent selon le contexte géopolitique et selon la façon dont ils sont gérés, à renforcer ou affaiblir la cohésion nationale. Ils sont de ceux dont la solution ne dépend pas seulement de la nature du pouvoir dominant, qu’il soit autoritaire ou démocratique. Leur solution solide et durable ne peut en effet ni être imposée par la force ni se dénouer par la seule loi du nombre ou la décision d’une majorité démocratique. Une solution satisfaisante suppose dans tous les cas un consensus minimum au niveau des pouvoirs comme au niveau de la société, un consensus fondé sur l’émergence d’une volonté de convergence entre les intérêts individuels et particuliers d’une part, et un intérêt général, l’idée d’un bien commun ou d’un idéal, d’une aspiration commune définie ou forgée ensemble. C’est un consensus minimum à instaurer pour la survie de la collectivité nationale en tant que telle.

Les caractéristiques, les normes et les critères d’un tel minimum, dans les domaines qui touchent à « l’identitaire », ne sont pas donnés d’avance. Ils ne découlent pas en droite ligne des a priori idéologiques ou des programmes des uns et des autres. Ils sont modelés par la vie, les besoins sociaux, les rapports de force. Ils gagnent à être mis au point dans un effort créateur mutuel des partenaires concernés.

C’est pourquoi dans les conditions présentes de l’Algérie, il est souhaitable que les problèmes culturels et identitaires ne soient pas sacrifiés en devenant l’otage des conflits de pouvoir. Ils gagnent à échapper à la bipolarisation du champ politique que les protagonistes du conflit armé voudraient imposer aux acteurs socio-politiques en cherchant à les aligner inconditionnellement sur des intérêts matériels et de pouvoir plus étroits, au détriment du déploiement et de la jonction des forces démocratiques.

Lever l’hypothèque des faux clivages, de la confusion et des divisions engendrées par les conflits à forte connotation identitaire (et idéologiques en général) permet de mieux situer les contradictions ou solidarités réelles d’intérêts démocratiques et sociaux. Cela permet de rapprocher les citoyens autour des luttes contre les phénomènes d’exploitation, de spéculation, de corruption et de dégénérescence maffieuse, trop souvent occultés par les approches identitaires, même quand elles sont motivées par des aspirations légitimes.

Cette convergence serait plus forte si elle devenait l’affaire urgente et prioritaire de tous ceux, chacun à partir de son horizon, qui considèrent leur sort lié à celui d’une nation algérienne préservée du désastre de l’éclatement et des humiliations de la dépendance.

Notre peuple attend depuis trop longtemps une ère prolongée de paix et de prospérité.

QUELLE RESPONSABILITÉ POUR LES POLITIQUES ?

C’est aujourd’hui une constatation géopolitique à l’échelle mondiale, que les populations influencent de plus en plus massivement la scène politique, directement ou indirectement. D’un côté elles exercent une pression sur les états-majors civils et militaires habitués à calculer et décider en sphères restreintes ou en secret. D’un autre côté, cela incite ces derniers à manipuler en grand la vague des sentiments et des pulsions populaires. Des développements imprévus découlent souvent de ces deux tendances, jusqu’à échapper parfois aux attentes et au contrôle des décideurs habituels ou des candidats à leur succession. D’où la responsabilité plus grande des acteurs du champ politique.

On en mesure la gravité aujourd’hui lorsque d’un côté des jeunes emportés par la douleur clament spontanément à Tizi-Ouzou « l’guirra, l’guirra ! », tandis qu’à l’autre extrême, les courants qui n’ont pas avalé la reconnaissance de l’amazighité par la Constitution de 96, cherchent de bonne ou de mauvaise foi, à affoler ou soulever l’opinion arabophone par leurs communiqués et commentaires de presse qui ressassent à nouveau le cliché du séparatisme anti-arabe et profrançais. On imagine ce qu’ils peuvent dire de bouche à oreille.

Dans ces conditions, il serait normal, et le contraire serait impardonnable, que les hommes politiques de tous bords , indépendamment de leur projet de société, et avec l’autorité qu’ils ont acquise auprès de leurs propres partisans, condamnent fermement comme suicidaires de tels comportements. Ils donneraient ainsi la preuve qu’ils sont plus attachés aux intérêts de leur peuple qu’à des enjeux partisans immédiats. Arabophones ou berbérophones, ils s’honoreraient beaucoup plus en s’éloignant des anathèmes et diatribes manichéennes et simplificatrices et s’ils mettaient tout leur talent politique à proposer les initiatives symboliques constructives qui inciteraient les composantes de notre peuple à réfléchir, mieux mesurer la complexité de la situation.

De telles réactions, empreintes de dignité, se sont manifestées dans la société civile, parmi les milieux artistiques ou politiques.

Les exigences dans ce domaine me paraissent plus grandes lorsqu’il s’agit d’acteurs qui se réclament d’un idéal et d’une culture démocratiques. En ce sens que, arabophones ou berbérophones, ils ont à prouver les capacités rassembleuses et constructives de cette approche. En d’autres termes, montrer qu’ils sont capables, sans renoncer à leur propre sensibilité culturelle, d’établir des passerelles en direction des autres sensibilités. Plutôt que d’en rester à la dévalorisation des autres sensibilités ou à discréditer de bonne ou mauvaise foi les approches adverses, plutôt que d’aggraver ainsi les compartimentages de notre peuple, il est plus efficace et plus rassembleur de valoriser et rendre attrayants pour tous ce que chaque langue et chaque ressource culturelle apporte à la collectivité nationale. Ces apports différenciés, niés par certains politiciens démagogues, sont au contraire mis à profit et appréciés par les utilisateurs dans leurs travaux et les loisirs de la vie courante et culturelle, comme étant les plus appropriés à leurs domaines d’activité complémentaires, que ce soit la grande majorité des simples citoyens, les fonctionnaires, les commerçants, les techniciens et scientifiques, les hommes de culture et artistes, les linguistes et sociologues.

Aussi est-il plus fructueux à terme de convaincre des raisons qui militent « Pour » des propositions et revendications données que de crisper un secteur hostile de l’opinion en se laissant enfermer dans les seules raisons qui militent « Contre » les propositions opposées.

Les faits d’expérience l’ont montré : il est souvent plus bénéfique et offensif de mettre l’accent sur la création culturelle effective et les usages consacrés par la société, que sur les mesures administratives d’officialisation ou d’interdiction et de limitation.

Tout le monde sait que Rachid Qsentini, Hadj Mhamed al Anqa, Mammeri, Alloula et Kateb Yacine, Dahmane al-Harrachi, Idir et Manguellat, n’ont pas eu besoin de lois ou d’autorisations administratives pour innover et créer des œuvres d’un grand rayonnement populaire. Leur audience nationale et internationale a été irrésistible sans qu’elle ait donné lieu à des affrontements dangereux pour la Nation.

Il s’agit en un mot, de privilégier l’adhésion volontaire et les stimulants matériels et moraux plutôt que la contrainte et les diabolisations.

AU DELÀ DES SLOGANS

Plus globalement, puisque la guerre d’indépendance a enfin donné à l’Algérie le droit de se reconnaître algérienne, évitons ou cessons de donner à cette qualité un sens d’exclusion ou d’opposition des sensibilités qui la composent. Il arrive que certains proclament « Vive l’Algérie algérienne » en donnant à cette formule un sens restrictif et défensif. Ils voudraient dire par là que, étant algérienne, l’Algérie n’est pas arabe, ou berbère ou musulmane ou ouverte sur le monde entier.

Admettons plutôt une réalité et faisons la progresser : cette Algérie, chacun ne peut l’aimer et la reconnaitre qu’à partir de ce qu’elle représente pour lui et de ce qu’elle lui apporte.

Or cela est possible parce que étant algérienne, la nation n’est pas seulement arabe, pas seulement berbère, pas seulement musulmane, pas seulement ouverte sur le monde (que ce soit celui de la francophonie ou plus largement le domaine de l’universel, qui nous appartient autant qu’à n’importe quel autre peuple). La nation algérienne en gestation permanente est tout cela à la fois . Elle peut apporter à chacun une grande part de ce qu’il attend d’elle, y compris la sécurité et la confiance réciproques, même si cela est plus complexe à gérer.

Elle est surtout bien plus qu’une juxtaposition ou une addition de « constantes » nationales alignées côte à côte comme des monuments inertes qu’on salue au garde à vous, sans nul besoin d’efforts créateurs.

La nation n’est pas composée de parcelles de terrain linguistiques et culturelles dont les « propriétaires », comme les paysans, surveillent jalousement si le voisin n’a pas déplacé les bornes de quelques centimètres. Pour qu’ils n’en arrivent pas à s’entretuer, faudrait-il nous épuiser à d’incessants arbitrages et jugements de valeur à partir d’a priori idéologiques irréductibles ?

Est-on capable, dans un domaine que chacun par définition interprète à sa façon, de codifier des « constantes » (thawabit), comme des marchandises pour empêcher de tricher sur les poids et mesures, alors que la seule constante capable d’unir et de pacifier les comportements, la plus grande condition de cohésion nationale est l’esprit de mutuelle ouverture ?

Cet esprit ne se décrète pas en ce qui concerne les représentations culturelles.

Si entité nationale il y a, c’est d’une nation vivante qu’il s’agit, et non pas une nation sur le papier et dans les discours.

Elle est faite des interactions bouillonnantes et aujourd’hui encore désordonnées, appelées schématiquement à évoluer dans deux directions possibles.

Ou bien les qualités porteuses de vie de ces composantes se féconderont et s’épanouiront dans les efforts de création, comme l’ont prouvé déjà de nombreux faits de culture que notre peuple a vécus et plébiscités malgré les cris ou grognements politiciens.

Ou bien les étroitesses et les prétentions au monopole de ces composantes se neutraliseront et sombreront dans un chaos manipulable et maléfique.

Quiconque croit pouvoir s’agripper à une seule des consciences identitaires ou des valeurs de notre peuple en les opposant entre elles, fait preuve du même passéisme intolérant qu’il reproche aux autres.

Ceux qui croient pouvoir mettre entre parenthèses un seul des fondements historiques d’un peuple qui a voulu et arraché massivement son indépendance, s’aveuglent en réalité sur les recompositions de la nation qui sont perpétuellement à l’œuvre.

Avec ou sans eux, ces recompositions se font et se feront à partir des matériaux déjà présents et en cours d’intégration à la fois consensuelle et conflictuelle. Il nous appartient seulement et surtout de contribuer à ce que ces recompositions se fassent avec le plus d’apports bénéfiques et le moins de douleurs et d’injustices.

La force, l’honneur et le développement de la nation algérienne résideront dans les capacités de son peuple à faire la synthèse heureuse des atouts issus de son évolution historique.

La diversité « raciale » tant décriée en France par les intégristes nationalistes de Le Pen, vient de donner à cette nation l’une de ses grandes raisons de fierté et de cohésion à l’occasion du Mondial de football. Le nouveau cours de la politique extérieure iranienne, encore incertain mais soutenu par des forces jeunes et tournées vers la vie, a fait de l’amicale rivalité sportive internationale un des symboles du rapprochement souhaitable entre les peuples et les civilisations.

L’Algérie quant à elle, donne l’image de fédérations et activités sportives livrées à de sordides luttes d’influence claniques ou régionalistes. Victimes d’une conception frileuse, primaire et chauvine de l’unité nationale, nous demeurons en retrait des avancées internationales, des spectateurs impuissants malgré les « sursauts », les « défis », les « ruptures » et les « redressements » en paroles.

Vivant sur des lauriers anciens, réfugiés dans l’arrogance face aux réalités, nous sommes champions d’arbitraire et de procédés infantiles. Nous battons des records comme destructeurs des rêves d’enfants déshérités, empêchés d’élargir pour quelques semaines de vacances au contact du monde leurs horizons et préoccupations d’enfants. Ils sont pourtant notre avenir. Ce mépris et ce manque de confiance envers des témoins et ambassadeurs véridiques de nos souffrances et de nos espoirs, quel aveu !

Notre richesse humaine et nos capacités de solidarité nationale avaient fait leurs preuves dans l’enfer de la guerre de libération, alors que l’Algérie n’avait pas encore connu les brassages de population de l’après-indépendance, à la fois chance et source de difficiles problèmes.

Nos potentialités fructifieront mieux quand nous enterrerons ensemble non plus les victimes de conflits révoltants mais l’esprit de parti unique dont chacun a été intoxiqué durant des décennies, jusqu’à se penser ou se comporter à un moment ou à un autre comme s’il en était l’héritier.

Nous aurons beau chercher des combinaisons et des issues. Elles déboucheront sur des impasses tant qu’elles naîtront de sur-idéologisations porteuses d’exclusion.

La vie ne nous laisse en réalité d’autre choix que le suivant : consacrer nos intérêts, notre amour-propre et nos efforts à faire vivre une nation algérienne librement reconnue et soutenue par tous les siens, ou bien nous enfoncer un peu plus dans la honte de ce que sera devenu notre peuple.

S.H. (Fin )



voir aussi :

Et dans de prochaines livraisons :

  • l’intervention de Sadek Hadjerès au Colloque "LE MOUVEMENT NATIONAL ET LA REVENDICATION AMAZIGH", tenu à Alger, les 24 et 25 décembre 2001.

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