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OCTOBRE 2011 : LA SYRIE - INFORMATIONS - DÉBATS - OPINIONS

lundi 10 octobre 2011

CONTRE LA BANALISATION ET LA NORMALISATION DE INGÉRENCE !
EN FRANCE, LE RETOUR DE LA GAUCHE À LA CASE COLONIALISTE

Un article de Pierre LEVY, paru sur Le Grand Soir (Belgique), le 28 septembre 2011, qui fait le point, sans le clore, du débat sur la question libyenne. Il y apporte, une contribution importante.

LE PACTE DE LA DIGNITÉ ET DE LA LIBERTÉ - SYRIE : COMMENT S’ORGANISE L’OPPOSITION ? par Alain GRESH, blog Nouvelles d’Orient.
Après la constitution du Conseil national syrien, Alain Gresh fait le point de la situation des forces qui s’opposent au régime. Il examine une autre facette de cette opposition, moins médiatisée, mais très influente sur le terrain.


EN FRANCE
LE RETOUR DE LA GAUCHE
À LA CASE COLONIALISTE

CONTRE
LA BANALISATION ET
LA NORMALISATION
DE L’INGERENCE

article de Pierre LEVY
le 28 septembre 2011 ;

En avril dernier, Ignacio Ramonet proposait dans (les colonnes de “Mémoire des Luttes”) un texte intitulé « Libye, le juste et l’injuste ». La guerre avait été lancée quelques semaines plus tôt, inaugurée par des appareils français qui, les premiers, eurent l’honneur de déverser leurs bombes sur Tripoli. Ce 19 mars, « une onde de fierté parcourt l’Elysée » rapportait alors Le Monde [1]. À ce moment, les experts et commentateurs n’en doutaient pas : en quelques jours, quelques semaines au plus, le pays serait débarrassé du « tyran » grâce à ce soulèvement populaire attendu, facilité par le coup de pouce aérien de la coalition, tout cela illuminé par la sage aura de Bernard-Henri Lévy.

Dans son texte, Ignacio Ramonet prenait certes ses distances avec l’OTAN. Il n’en estimait pas moins, dès sa première phrase : « Les insurgés libyens méritent l’aide de tous les démocrates ». Dieu soit loué, certains démocrates n’ont pas lésiné sur l’aide : en cinq mois, plus de 15 000 sorties aériennes ont permis d’offrir quelques milliers de tonnes de bombes, sans parler des missiles dernière génération, des forces spéciales terrestres sous forme d’instructeurs – un cadeau en principe prohibé, mais quand on aime, on ne compte pas. Seule comptait l’issue : victoire Total.

Le jeu de mots est certes facile ; il est cependant inévitable, notamment depuis que Libération [2] a révélé la lettre aux termes de laquelle le Conseil national de transition (CNT) s’était engagé à accorder 35% des concessions du pays au groupe pétrolier « en échange » (c’est le terme employé) de l’engagement militaire français (un document qui a naturellement fait l’objet d’un démenti précipité du Quai d’Orsay). Noble cause que celle du combat pour la liberté des peuples. Au demeurant, cela n’a pas échappé à l’auteur, qui note, à la fin de son article : « L’odeur de pétrole de toute cette affaire empeste ».

Certes. Mais pour autant, il reprend à son compte l’approche d’ensemble des dirigeants occidentaux et des médias qui leur sont liés. En particulier le schéma qui analyse le soulèvement libyen comme partie prenante du « printemps arabe ». Or une telle approche globalisante fait fi de chaque réalité nationale. En l’espèce, elle induit même un contresens.

En Tunisie puis en Egypte, les mouvements populaires, qui n’étaient certes pas réductibles l’un à l’autre, ont cependant revêtu d’importants points communs. Sur le plan intérieur, la mobilisation a vu converger les classes populaires et ce qu’il est convenu d’appeler les « classes moyennes », dans un mouvement dont les exigences sociales étaient inséparables des objectifs démocratiques ; dans chacun de ces deux pays, les luttes et grèves ouvrières des dernières années – durement réprimées – ont constitué un terreau essentiel au développement du mouvement, le tout sur fond d’une pauvreté massive.

Sur le plan extérieur, Zine el-Abidine Ben Ali comme Hosni Moubarak étaient sans conteste des marionnettes du camp occidental, dont ils ont toujours été partie intégrante, tant géopolitiquement, économiquement, qu’idéologiquement.

Fort différente était la situation libyenne. Sur le plan social, tout d’abord : le pays était, de très loin, le plus avancé d’Afrique selon le critère de l’Indice de développement humain (IDH). Il est à cet égard saisissant de compulser les statistiques fournies par le PNUD [3], que cela concerne l’espérance de vie (74,5 ans – avant la guerre, s’entend), l’éradication de l’analphabétisme, la place des femmes, l’accès à la santé, à l’éducation. Les subventions au niveau de vie et à la protection sociale étaient très substantielles. Point n’est besoin de faire partie du fan-club de Mouammar Kadhafi pour rappeler cela.

Par ailleurs, de par son histoire, ce dernier peut difficilement être assimilé à ses deux anciens voisins. Certes, Ignacio Ramonet note avec raison que, depuis le tournant des années 2000, il impulsa un rapprochement progressif avec les Occidentaux. Dans la dernière période, ceux-ci lui déroulèrent le tapis rouge, business oblige. Ils ne l’ont cependant jamais considéré comme « faisant partie de la famille » : trop imprévisible, et surtout n’ayant pas abandonné un discours de tonalité « tiers-mondiste », en particulier au sein de l’Union africaine au sein de laquelle il jouait un rôle tout particulier.

Pour autant, les privatisations et libéralisations mises en route ces dernières années n’ont pas été sans conséquences en termes de classe : une certaine catégorie de la population s’est enrichie, parfois considérablement, en même temps qu’elle intégrait l’idéologie libérale. Une partie de ceux-là même à qui le « Guide » avait confié la « modernisation » du pays, et les contacts privilégiés avec la haute finance mondiale (et son arrière-plan universitaire, notamment aux Etats-Unis) en sont venus à estimer que, dans ce contexte, le dirigeant historique était plus un obstacle qu’un atout pour l’achèvement du processus. Une partie des classes moyennes et de la jeunesse aisée, particulièrement à Benghazi pour des raisons historiques, a donc constitué une base sociale à la rébellion – une rébellion qui fut, dès le début, armée, et non pas constituée de foules pacifiques.

Les innombrables reportages et entretiens avec la jeunesse « anti-Kadhafi » étaient à cet égard édifiants. Le Monde [4] citait ainsi ces jeunes femmes aisées qui criaient « pas de lait pour nos enfants, mais des armes pour nos frères ». Un slogan qui eût probablement stupéfié les manifestants égyptiens. Et qui illustre en tout cas l’absurdité d’une analyse globalisante.

Bref, une absence de revendications sociales, voire une exigence de « plus de liberté économique » ; des appels – pas systématiques, mais fréquents cependant, et qui se confirment aujourd’hui – à une application plus stricte de la « loi islamique » ; des chefs du CNT étroitement liés au monde des affaires occidental, voire formés par lui ; et un mouvement qui n’a pu l’emporter que par la grâce des bombardements otaniens – tout cela ne s’appelle pas précisément une révolution. Symboliquement, le « nouveau » drapeau libyen est l’ancien oriflamme de l’ex-roi Idris Ier, renversé en 1969. Dès lors, le terme qui vient à l’esprit serait plutôt une contre-révolution.

Si on retient cette hypothèse – ne serait-ce qu’au titre du débat – alors l’optique change quelque peu. Cela ne signifie certes pas que les insurgés décidés à liquider Mouammar Kadhafi soient tous des agents occidentaux : beaucoup sont certainement sincères. Mais nombres de Chouans aussi l’étaient, lors des guerres de Vendée. Nombre d’entre eux furent cependant massacrés – parfois aveuglément, mais à bon droit si l’on voulait sauver la jeune Révolution.

En matière de « massacres », du reste, il ne semble pas que les protégés des puissances alliées aient beaucoup à apprendre, c’est le moins qu’on puisse dire. Cela vaut en particulier pour les véritables pogroms qui se sont déroulés – et se déroulent peut-être toujours – à l’encontre des civils à peau noire. Présentés comme des « bavures » par les médias occidentaux faute d’avoir pu être totalement passés sous silence, il semble bien que leur ampleur dépasse très largement ce qui nous fut montré. Surtout, ils témoignent d’un racisme de classe, puisque, Libyens ou immigrés, les Noirs formaient les gros bataillons de ce qu’on pourrait appeler, au sens large, la classe ouvrière, peu en odeur de sainteté parmi les insurgés, en Cyrénaïque particulièrement.

Pour autant, la « protection des civils » n’est pas seulement un sommet d’hypocrisie de la part des dirigeants occidentaux. Elle constitue surtout le chausse-pied de l’ingérence, en absolue contradiction avec le principe fondateur de la Charte des Nations unies : la souveraineté et l’égalité en droit de chaque Etat.

C’est ce principe éminemment progressiste que défendent à bon droit les dirigeants cubains, vénézuéliens et bien d’autres latino-américains, au grand dam de l’auteur. Ce dernier dénonce ainsi l’« énorme erreur historique » qu’aurait constitué leur refus de prendre parti en faveur des rebelles. En adoptant cette attitude, ils apportent au contraire la plus grande contribution qui se puisse imaginer à l’émancipation sociale et politique des peuples. Il est vrai qu’en matière d’ingérence, l’historique sollicitude des Yankee à l’égard de leurs voisins du sud les a vaccinés.

Caracas, La Havane, et d’autres sont accusés par Ramonet de pratiquer une « Realpolitik » selon laquelle les Etats agissent en fonction de leurs intérêts. Heureusement qu’il en est ainsi ! Car l’intérêt d’Etat du Venezuela, de Cuba, et des pays latino-américains (et tout particulièrement des progressistes) est bien de se défendre contre la « légalisation » de l’ingérence qui n’a d’autre objet que de justifier l’immixtion des puissances impériales dans les affaires des autres.

Ignacio Ramonet loue donc la résolution onusienne 1793 autorisant l’emploi de la force contre Tripoli. Il voit dans l’aval préalable de la Ligue arabe un surcroît de légitimité à ce texte. Singulière approche : cette organisation, dont l’inféodation étroite aux Occidentaux n’est pas un secret, ne s’était pas jusqu’à présent illustrée par son engagement concret en faveur de la liberté des peuples (et du peuple palestinien en particulier). Dominée par des poids lourds aussi progressistes que l’Arabie saoudite, elle est un référent incontestable dès lors qu’il s’agit de promouvoir la démocratie…

L’auteur ajoute que « des puissances musulmanes au départ réticentes, comme la Turquie, ont fini par participer à l’opération ». Faut-il comprendre qu’une puissance musulmane a une légitimité toute particulière pour bénir le vol des Rafale et autres Mirage ? Voilà, en tout cas, qui fera plaisir aux Kurdes.

Enfin, pour achever de fustiger Chavez, Castro ou Correa, Ramonet rappelle que « de nombreux dirigeants latino-américains (avaient) dénoncé, à juste titre, la passivité ou la complicité de grandes démocraties occidentales devant les violations commises contre la population civile, entre 1970 et 1990, par les dictatures militaires au Chili, Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay ».

Rappelons à cet égard ce que l’auteur sait mieux que quiconque : en fait de « passivité » ou de « complicité » des « démocraties occidentales », c’est en réalité à l’instigation directe de celles-ci, et avec leur concours actif, que les coups d’Etat sanglants ont été menés à bien. Pour autant, l’on ne sache pas qu’à l’époque, les démocrates de ces pays aient sollicité des raids aériens sur Santiago, ou l’envoi de commandos à Buenos-Aires. C’est par eux-mêmes – et jamais de l’extérieur – que les peuples se libèrent.

Au-delà du cas libyen, c’est bien ce point, le plus essentiel, qui mérite débat entre tous ceux qui se reconnaissent dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – ce qu’on appelait jadis l’anti-impérialisme. Jadis ? En fait jusqu’à ce que la chute de l’URSS et du pacte de Varsovie ouvre la voie à la reconquête de la totalité de la planète par le capitalisme, ses dominations et ses rivalités impériales. Et ne laisse d’autres choix aux pays que de s’aligner sur les canons (au sens religieux) des droits de l’homme, de l’Etat de droit et de l’économie de marché – trois termes devenus synonymes ; ou de se placer sous le feu des canons (au sens militaire) des gendarmes planétaires autoproclamés toute honte bue « communauté internationale ».

À cet égard, on peut évoquer une scène qui se déroula à Bruxelles, lors du sommet européen des 24 et 25 mars dernier. Il est près d’une heure du matin. Le président français déboule dans la salle de presse. Interrogé sur les bombardements engagés cinq jours plus tôt, il jubile : « C’est un moment historique. (…) ce qui se passe en Libye crée de la jurisprudence (…) c’est un tournant majeur de la politique étrangère de la France, de l’Europe et du monde ».

Nicolas Sarkozy dévoilait là en réalité ce qui est probablement l’objectif le moins visible, mais le plus lourd, de la guerre engagée. Le matin même, le conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU qualifiait également d’« historique » la résolution mettant en œuvre la « responsabilité de protéger », pour la première fois depuis l’adoption de ce redoutable principe en 2005. Edward Luck poursuivait : « Peut-être notre attaque contre Kadhafi (sic !) est-elle un avertissement à d’autres régimes » [5].

Certes, en matière d’ingérence armée contre un Etat souverain, ladite « communauté internationale » (à géométrie variable) n’en est pas à son coup d’essai. Mais c’est la première fois que le Conseil de sécurité de l’ONU donne son feu vert explicite, et que le secrétaire général de celle-ci, Ban Ki-moon, joue un rôle actif dans le déclenchement des hostilités. Il faut bien mesurer la portée d’une telle situation : la mise en cause brutale de la souveraineté des États légalisée – à défaut d’être légitime. Les oligarchies planétaires dominantes, qui ont pour horizon ultime une « gouvernance mondiale » sans frontière ont ainsi marqué un point considérable : l’interventionnisme (« préventif », précise même M. Luck) peut être désormais la règle.

Cette conception, qui contredit explicitement la Charte des Nations unies, constitue une bombe à retardement : elle sape le fondement même sur lequel celle-ci avait été écrite et pourrait signifier un véritable retour à la barbarie dans l’ordre des relations internationale.

Car la défense sans compromis du principe de non-ingérence ne relève en rien d’un culte intégriste, archaïque et obtus, mais d’abord d’une raison de principe : c’est à chaque peuple, et à lui seul, de déterminer les choix qui conditionnent son avenir, faute de quoi c’est la notion même de politique qui est vidée de son sens – et ce, quels que soient les chemins dramatiques que celle-ci doit parfois affronter.

Il en va de l’ingérence exactement comme de la torture : en principe, les gens civilisés sont contre l’emploi de cette dernière – mais il se trouve toujours quelqu’un pour affirmer qu’« en des cas extrêmes », on doit pouvoir faire une exception (« pour éviter des attentats meurtriers » disait-on lors des « événements » d’Algérie ; pour « éviter le massacre de civils », justifie-t-on aujourd’hui à l’Elysée et ailleurs). Or tout le prouve : dès lors qu’on admet une exception, on en admet dix, puis cent, car on a accepté le débat sordide qui met en balance les souffrances infligées à un supplicié et les gains qu’on en attend, toujours présentés sous un jour humaniste. Il en va de même avec le respect de la souveraineté : une seule exception mène à l’éradication de la règle.

Il n’y a aucune – aucune ! – circonstance qui justifie l’ingérence. Quand bien même Nicolas Sarkozy mènerait une politique totalement contraire aux intérêts de son pays et de son peuple (hypothèse absurde, bien sûr), cela ne justifierait en rien que les avions libyens – ou bengalais, ou ghanéens – ne descendent en piqué sur les Champs-Élysées.

À cet égard, on reste perplexe devant l’affirmation selon laquelle « l’Union européenne a une responsabilité spécifique. Pas seulement militaire. Elle doit penser à la prochaine étape de consolidation des nouvelles démocraties qui surgissent dans cette région si proche ». Force est de constater que Ramonet reprend mot pour mot les ambitions affichées par Bruxelles. Passons sur le « pas seulement militaire » qui signifie, si les mots ont un sens, que l’UE serait fondée à intervenir aussi militairement. Mais cette « responsabilité spécifique » dont ne cessent de se réclamer les dirigeants européens, qui donc leur aurait confiée ? La « bienveillance » qui échoirait naturellement au voisinage et à la puissance ? Voilà précisément la caractérisation même d’un empire – fût-il ici en gestation.

On ne peut s’empêcher de penser au discours que tint à Strasbourg l’actuel président de la République – c’était en janvier 2007, il était en campagne et entendait confirmer son engagement d’« Européen convaincu ». Il exaltait alors « le rêve brisé de Charlemagne et celui du Saint Empire, les Croisades, le grand schisme entre l’Orient et l’Occident, la gloire déchue de Louis XIV et celle de Napoléon (…) » ; dès lors, poursuivait Nicolas Sarkozy, « l’Europe est aujourd’hui la seule force capable (…) de porter un projet de civilisation ». Et de conclure : « je veux être le président d’une France qui engagera la Méditerranée sur la voie de sa réunification (sic !) après douze siècles de division et de déchirements (…). L’Amérique et la Chine ont déjà commencé la conquête de l’Afrique. Jusqu’à quand l’Europe attendra-t-elle pour construire l’Afrique de demain ? Pendant que l’Europe hésite, les autres avancent ».

Ne voulant pas être en reste, Dominique Strauss-Kahn appelait de ses vœux, à peu près à la même époque, une Europe « allant des glaces de l’Arctique au nord jusqu’aux sables du Sahara au sud (…) et cette Europe, si elle continue d’exister, aura, je crois, reconstitué la Méditerranée comme mer intérieure, et aura reconquis l’espace que les Romains, ou Napoléon plus récemment, ont tenté de constituer ». Du reste, la plus haute distinction que décerne l’UE a été baptisée « prix Charlemagne » – indice de ce que fut l’intégration européenne dès son origine, et n’a jamais cessé d’être : un projet nécessairement d’essence impériale et ultralibérale.

Le débat ne porte donc pas sur le point de savoir si le colonel Kadhafi est un enfant de chœur exclusivement préoccupé du bonheur des peuples, mais bien sur ce qui pourrait caractériser le monde de demain : le libre choix de chaque peuple de déterminer son avenir, ou la banalisation et la normalisation de l’ingérence, fût-ce sous les oripeaux des « droits de l’Homme » ?

Car il faut rappeler une évidence : l’ingérence n’a jamais été, et ne sera jamais, que l’ingérence des forts chez les faibles. Le respect de la souveraineté est aux relations internationales ce que l’égalité devant le scrutin – un homme, une voix – est à la citoyenneté : certes pas une garantie absolue, loin s’en faut, mais bien un atout substantiel contre la loi de la jungle. Celle-là même qui pourrait bien s’instaurer demain sur la scène mondiale.

Et si tout cela parait trop abstrait, l’on peut revenir à l’histoire récente de la Libye. Après avoir été pendant des années soumis à l’embargo et traité en paria, le colonel Kadhafi a opéré le rapprochement évoqué ci-dessus avec l’Ouest, ce qui s’est notamment concrétisé, en décembre 2003, par le renoncement officiel à tout programme d’armement nucléaire en échange de garanties de non-agression promises notamment par Washington. Force est de mesurer, huit ans plus tard, ce que valait cet engagement : il a été tenu jusqu’au jour où l’on a estimé qu’on avait des raisons de le piétiner. Du coup, aux quatre coins du globe, chacun est à même de mesurer ce que vaut la parole des puissants, et quel prix ils accordent au respect des engagements souscrits.

Les dirigeants de la RPDC (Corée du Nord) se sont ainsi félicités publiquement de ne pas avoir cédé aux pressions visant à leur faire abandonner leur programme nucléaire. Ils ont eu raison. Il serait logique qu’à Téhéran, à Caracas, à Minsk et dans bien d’autres capitales encore, on tire également les conséquences qui s’imposent. Ce serait même parfaitement légitime.

À peine quelques mois avant la Libye, il y eut la Côte d’Ivoire – autre fierté sarkozienne : déjà le Conseil de sécurité de l’ONU y avait béni la politique de la canonnière, au seul prétexte de l’irrégularité alléguée d’une élection – une première !

Et déjà les Occidentaux briquent leurs armes (militaires et idéologiques) pour de prochaines aventures. Ainsi « Paddy » Ashdown – qui fut notamment Haut Représentant de l’Union européenne en Bosnie-Herzégovine pendant quatre ans… – vient-il de confier au Times qu’il convenait désormais d’adopter et de s’habituer au « modèle libyen » d’intervention, par opposition au « modèle irakien » d’invasion massive, qui a montré ses insuffisances.

Pour sa part, le secrétaire général de l’OTAN, plaidait, le 5 septembre, pour que les Européens intègrent mieux leurs moyens militaires en cette période de restrictions budgétaires. Car, pour Anders Fogh Rasmussen, « comme l’a prouvé la Libye, on ne peut pas savoir où arrivera la prochaine crise, mais elle arrivera ». Voilà qui a au moins le mérite de la clarté.

À cette lumière, est-il bien raisonnable d’analyser la crise syrienne comme le soulèvement d’un peuple contre le « tyranneau » Bachar El-Assad ? Il n’est pas interdit de penser au contraire que ce dernier est en réalité « le suivant » sur la liste des chancelleries occidentales. Dès lors, n’y a-t-il rien de plus urgent, au regard même de la cause de l’émancipation des peuples, que de s’aligner, fut-ce involontairement, sur ces dernières ?

Eu égard aux engagements d’Ignacio Ramonet, on ne lui fera pas l’injure de l’assimiler à la « gauche », qui a depuis longtemps renoncé à la mémoire des luttes. Mais force est de constater qu’il se situe en l’espèce dans la foulée de cette dernière qui a sans hésiter choisi son camp dans l’affaire libyenne. Ce qui illustre une nouvelle fois ce triste paradoxe de notre époque : les forces du capital mondialisé et de l’impérialisme revigoré trouvent désormais l’essentiel de leurs munitions idéologiques à « gauche » – des « droits de l’Homme » à l’immigration, de l’écologie au mondialisme (qui est l’exact contraire de l’internationalisme). Mais cela est un autre débat.

Quoique.

Pierre Lévy

Sources : “Le Grand Soir”
le 28 septembre 2011

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LE PACTE DE LA DIGNITÉ ET DE LA LIBERTÉ

SYRIE : COMMENT S’ORGANISE L’ OPPOSITION ?

Alain GRESH, blog Nouvelles d’Orient.

Après la constitution du Conseil national syrien, Alain Gresh fait le point de la situation des forces qui s’opposent au régime. Il examine une autre facette de cette opposition, moins médiatisée, mais très influente sur le terrain.

Syrie, l’opposition à Damas

Après l’échec de la tentative de faire adopter par le Conseil de sécurité de l’ONU une résolution condamnant la répression en Syrie — Moscou et Pékin ont opposé leur veto—, l’Union européenne a décidé de prendre de nouvelles sanctions unilatérales contre Damas. La Turquie a déclaré qu’elle allait faire de même, rompant définitivement ses liens avec le président Bachar Al-Assad. La répression s’intensifie sur le terrain, et les désertions dont les médias ont rendu compte ces derniers jours ne paraissent pas en mesure d’ébranler le régime syrien. Si le pouvoir apparaît de plus en plus discrédité, il ne semble pas que l’opposition ait les moyens, au moins dans les semaines qui viennent, d’en venir à bout.

D’où l’importance cruciale de l’organisation des forces de l’opposition.

Le dimanche 2 octobre a été annoncée la création du Conseil national syrien (CNS), présidé par l’intellectuel Burham Ghalioun, exilé en France. Il rassemble en principe l’ensemble des forces de l’opposition, notamment les Frères musulmans, les coordinations locales de l’intérieur, des partis kurdes et une multitude d’autres formations politiques.

Le 17 septembre, un congrès de l’opposition intérieure s’est tenu dans la capitale syrienne. Il a réuni de nombreuses figures historiques de la contestation (Michel Kilo, Aref Dalila, Hussein Aoudat, Fayez Sara, etc.), ainsi que des représentants des jeunes participant au soulèvement populaire et regroupés au sein de différentes coordinations.
Il a appelé au renversement du régime tout en traçant trois lignes rouges : « Non à la violence, non au confessionnalisme et non aux interventions étrangères ».
Deux documents fondamentaux y ont été débattus : un programme politique de lutte pour le renversement du régime, et un pacte de principes constitutionnels, dessinant les contours de la Syrie de demain. Ce pacte « de la dignité et de la liberté » a été proposé à l’ensemble des forces d’opposition et je le publie ici intégralement.

« Le soulèvement-révolution en Syrie constitue un tournant radical dans l’histoire de la société et de l’Etat syriens. Elle porte en elle, comme toutes les révolutions du “printemps arabe”, un saut qualitatif, un message humain et un ensemble de valeurs universelles, représentant le dénominateur commun des aspirations du peuple syrien et la reconnaissance au sacrifice de ses martyrs. »

« Depuis le pacte de la Sahifa établi par le Prophète à son arrivée à Médine aux déclarations des droits de l’Homme des temps modernes, les pactes, accords et contrats ont constitué les règles de la vie commune entre les citoyens d’un même pays. Leur contenu représente le jalon nécessaire et indispensable, notamment dans les périodes de changement, de transition et de construction. Leurs règles constituent les repères auxquels se réfère la société dans ses différentes composantes, et les bases d’un Etat défendant les libertés fondamentale et assurant la souveraineté. Ces règles sont immuables, quel que soit la majorité électorale, politique ou sociale. Aucune ne peut être omise ou fractionnée. »

« Ces droits, libertés et règles, civiques, politiques, économiques, sociaux, culturels ou environnementaux, sont la consécration de la liberté et de la dignité inhérente à l’homme, que les Syriens ambitionnent dans leur quête à refonder une nouvelle république. »

« Nous soussignés, individus ou communautés, nous nous engageons à œuvrer à établir un tel nouveau régime républicain sur les principes suivants, que nous adoptons comme objectif de la révolution pacifique des jeunes :»

• « Le peuple syrien est libre et souverain sur sa terre et sur son Etat, qui constituent une entité politique une et indivisible. Le peuple ne peut renoncer à aucun pouce de son territoire, y compris le Golan occupé. Il a tout droit de lutter, et par tout moyen possible, pour recouvrir ses territoires occupés. »

• « Le peuple est source de toute légitimité et souveraineté, qui se réalisent à travers un régime républicain démocratique, civique et pluriel, où règne le droit et qui se base sur les institutions. Il ne peut y avoir de monopole ou d’héritage du pouvoir sous quelle que forme que ce soit. »

• « L’Etat syrien est basé sur une complète égalité dans la citoyenneté, et dans les droits et obligations, pour tous ses membres. En particulier, il s’agit d’une égalité totale entre hommes et femmes, sans distinction aucune à cause de la race, la couleur, le genre, la langue, l’ethnie, l’opinion politique, la religion ou la confession. Cette égalité est en particulier basée sur la devise fondatrice de la première république : “La religion est pour Dieu, la patrie est pour tous”. »

• « L’Etat syrien garantit le respect de la diversité sociale, des croyances, des intérêts et des particularités de toutes les composantes du peuple syrien. Il reconnaît les droits culturels et politiques de toutes ces composantes, dans leurs aspirations au développement et à la protection, en les considérant toutes, comme partie intégrantes et principales du corps uni du peuple syrien. »

• « L’Etat syrien garantit les libertés publiques, y compris la liberté de l’information et d’être informé, la formation des associations civiles, des syndicats et des partis politiques, les libertés de conscience et de culte, et les libertés de manifester et de faire grève pacifiquement. L’Etat établit des règles pour sauvegarder ces libertés de l’hégémonie du pouvoir financier ou politique. »

• « L’Etat s’engage à respecter les conventions internationales concernant les droits de l’Homme, et les droits sociaux et économiques, et à garantir que tout citoyen ou résident puisse profiter de ses droits. »

• « La Syrie est une partie intégrante de la Nation Arabe. Elle ambitionne de renforcer toutes formes de coopération avec les autres pays arabes ; l’Etat syrien respectera cependant les aspirations culturelles et sociales de toutes les autres identités nationales faisant partie du peuple syrien : kurde, assyrienne, arménienne, circassienne, turkmène, etc. »

• « Le peuple syrien s’engage à soutenir le peuple palestinien et son droit à établir son Etat libre, souverain et indépendant, avec Jérusalem pour capitale. Le peuple syrien s’engage également à appuyer tous les autres peuples arabes dans leurs aspirations pour la liberté et contre l’autoritarisme. »

• « Le peuple syrien est lié aux autres peuples musulmans par des racines historiques communes et par des valeurs humaines issues des messages divins. Par ailleurs, l’Etat syrien aspire à créer une collaboration étroite avec la Turquie et l’Iran, afin de construire avec ces deux pays un groupement régional qui a son poids. »

• « L’Etat syrien est basé sur une stricte séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et sur le principe de l’alternance au pouvoir à travers des élections libres à bulletin secret. »

• « L’armée syrienne constitue l’institution nationale garante de la souveraineté populaire, de la dignité et des libertés publiques. Elle est un des piliers de l’Etat et le creuset de l’unité nationale. Elle sauvegarde la sécurité nationale et les principes constitutionnels, mais ne peut interférer dans la vie politique. »

• « Une nouvelle constitution doit établir les bases d’un système démocratique pluriel et d’un système électoral. Ces derniers doivent assurer le droit de représentation de toutes les catégories du peuple syrien, de toutes les régions dans le pouvoir législatif. Ils garantissent également le droit d’existence de tous les courants politiques et de pensée, sans hégémonie aucune, suivant des règles qui assurent la stabilité du régime parlementaire et l’alternance de la majorité par le vote, et qui régulent d’une façon précise les ressources et dépenses financières des partis politiques. »

• « Le Président de la République est le garant de la constitution, de la sécurité nationale et de la séparation des pouvoirs. Il sera élu par suffrage universel direct. Sa mission ne peux excéder deux mandats, de quatre ans chacun. »

• « Le Premier Ministre est issu de la majorité parlementaire. Il est responsable du pouvoir exécutif devant le peuple représenté par son parlement. Chaque ministre aura toute marge à diriger son ministère, dans le cadre de la déclaration ministérielle soumise à la confiance du Parlement. »

• « L’administration locale est basée sur des institutions élues et des institutions ayant des pouvoirs exécutifs, gérant les affaires des citoyens et le développement dans les gouvernorats ou régions. L’administration exécutive locale est responsable devant les élus locaux. Le gouverneur local n’a de rôle que de représenter le chef de l’Etat. »

• « L’Etat protège la propriété privée, qui ne peut être saisie que pour l’intérêt public et moyennant une indemnisation équitable, sans que cette saisie ne puisse être détournée au profit d’intérêts privés. »

• « L’Etat sauvegarde l’argent et les biens publics au profit du peuple. Ses politiques sont basées sur la justice sociale, le développement équitable et durable et sur la redistribution, à travers le système des impôts, des revenus et des richesses entre les différentes catégories sociales et entre les gouvernorats et régions. L’Etat garantit également la liberté d’investissement et des marchés, suivant des règles combattant la formation de monopoles et la spéculation. L’Etat garantit les droits des travailleurs et des consommateurs. »

• « L’Etat s’engage à lutter contre toutes les formes de pauvreté et contre le chômage, avec pour objectif la réalisation du plein-emploi digne et décent. Il s’engage également à assurer, à des prix et conditions accessibles suivant les niveaux de revenus, l’accès de tous les citoyens à l’ensemble des services publics de base : le logement et l’aménagement du territoire, l’eau potable et le traitement des eaux usées, l’électricité, le téléphone et l’internet, les routes et les transports publics, l’éducation et la formation de qualité, la couverture santé générale, les pensions de retraite et les indemnités de chômage. »

Sources :
Alain Gresh
le 7 octobre 2011.
Nouvelles d’Orient

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[1“Le Monde”, le 9 avril 2011

[2“Libération”, le 1er septembre 2011

[3“Bastille-République-Nation”, le 27 avril 2011

[4“Le Monde”, le 14 avril 2011

[5Interview publiée par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 24 mars 2011.

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