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AGRESSION DE L’OTAN OU RÉVOLUTION POPULAIRE ?

samedi 3 septembre 2011

Hocine Belalloufi
Lundi 29 Août 2011

Les observateurs du conflit libyen se demandent de plus en plus si le CNT sera capable de préserver l’unité de toutes les forces qui s’opposaient à Kadhafi. Les mois qui viennent apporteront une réponse à cette question. Mais en attendant, il s’agit déjà de tenter de saisir ce qui s’est passé.

La prise de contrôle de Tripoli par les rebelles du CNT appuyés par les forces armées de l’Otan semble avoir scellé le sort du régime d’un Kadhafi en fuite. Mais au-delà des combats qui se poursuivent et dont personne ne sait quand ils s’achèveront, une guerre médiatique et politique intense oppose les deux camps autour du sens à donner à cette « victoire ». Pour les vainqueurs du moment, les rebelles et leurs parrains impérialistes, nous venons d’assister, en droite ligne du « printemps arabe », à la victoire d’une révolution populaire qui a renversé un régime dictatorial fou. Pour les partisans de Kadhafi, nous avons plutôt affaire à une occupation déguisée de la Libye par les troupes de l’Otan.

Une agression impérialiste caractérisée

Contrairement à ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, la « révolution libyenne » a revêtu une forme militaire. Ce fait, à lui seul, ne suffit pas à disqualifier la rébellion. Les forces armées ne sont nulle part extérieures à leur société. Elles subissent inévitablement les contrecoups des évolutions et des événements qui s’y déroulent, même si elles le font à un rythme qui leur est propre et selon des mécanismes et voies spécifiques. Aussi hermétiquement protégée de la contagion extérieure que le pensent à tort certains dirigeants militaires et politiques, l’armée ne peut, comme par miracle, échapper aux crises qui secouent un pays. Le fait que la rébellion contre Kadhafi ait éclaté au sein même de l’armée et ait pris une forme militaire ne disqualifie donc pas, par principe, cette rébellion.

Ce qui, en revanche, ne fait pas le moindre doute, c’est le rôle militaire décisif de l’Otan qui a suppléé au déséquilibre du rapport de forces entre le pouvoir libyen et l’opposition afin de permettre à cette dernière de triompher. En dépit de la puissance de la propagande occidentale, plus personne n’ignore aujourd’hui que les forces armées de l’Otan se sont d’abord assurées la maitrise totale de l’espace aérien local afin d’interdire aux avions et hélicoptères libyens de se déployer. Elles se sont attaquées à tous les engins volants ainsi qu’aux installations au sol (radars, hangars, entrepôts de ravitaillements, arsenaux…). De même ont-elles neutralisé les forces navales loyalistes.

Outrepassant sans vergogne les termes de la résolution 1973, l’aviation de la coalition a ensuite attaqué directement les troupes au sol du colonel Kadhafi (blindés, véhicules de transport de troupes, engins divers, stocks d’armes, casernes…) afin, dans un premier temps, de stopper l’offensive de l’armée libyenne contre Benghazi. La prise de ce fief des rebelles aurait en effet permis au pouvoir de Tripoli d’écraser ses opposants dans l’œuf. Dans un second temps, les missions aériennes de l’Otan ont affaibli les places fortes de l’armée qui ne pouvait plus se déployer librement. Dans un troisième temps enfin, l’aviation alliée a assuré la couverture aérienne de la contre-offensive rebelle.

Même si certains défenseurs maladroits de Kadhafi affirment que ce sont les troupes de la coalition qui ont mené les combats, il est clair que l’Otan n’a pas envahi militairement la Libye, contrairement à ce qu’elle a fait en Afghanistan par exemple. L’offensive de l’Otan a conjugué bombardements aériens (avions de combats, hélicoptères, drones) et tirs de missiles mer-sol à partir de navires intervenant au large des côtes libyennes. Elle a aussi comporté la fourniture d’armes à l’opposition et des actions de formation, de renseignement et de combats au sol menés par des forces spéciales aéroportées, britanniques et françaises notamment.

Nous avons assisté, en Libye, à une guerre classique opposant deux armées, mais à une guerre asymétrique. Asymétrique au profit de Kadhafi au tout début du conflit, avant l’intervention de l’Otan.
Asymétrique au détriment de Kadhafi ensuite, de la date d’entrée en guerre de l’Otan jusqu’à celle de la chute du Guide.
Le conflit opposait alors les forces armées d’un petit pays à l’alliance la plus puissante de la planète appuyant une rébellion locale.

La défaite de Kadhafi est avant tout politique

Quels que soient les motifs invoqués par la rébellion, les coalisés et ceux qui les soutiennent, il est clair que l’intervention des troupes de l’Otan a changé la nature du conflit qui s’est mué en une agression impérialiste contre un Etat souverain. Les motivations des coalisés sont connues. Elles sont à la fois économiques (pétrole, gaz…), géostratégiques (place de la Libye par rapport au Sahel, à l’Afrique, à la Méditerranée et au Moyen-Orient…), mais aussi très politiciennes. Les Obama, Sarkozy, Cameron et autres Berlusconi en difficulté dans leur pays respectifs ont besoin de « victoires » sur le plan extérieur afin de redorer quelque peu leurs blasons ternis.

Mais contrairement à ce qu’avancent souvent les soutiens inconditionnels de Kadhafi, ce n’est pas le déséquilibre strictement militaire entre les deux protagonistes (Libye et Otan) qui a perdu le régime Kadhafi. En Libye comme ailleurs, la défaite et la victoire se jouent, comme toujours, sur le terrain politique. On ne comprendrait pas, autrement, pourquoi Cuba a réussi à résister victorieusement à l’embargo, aux agressions et autres tentatives de déstabilisation fomentés par les Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle.

Le régime libyen a perdu la bataille politiquement et ce, sur les deux fronts décisifs où elle se jouait.
Il s’est d’abord retrouvé isolé sur le plan international. À l’instar de ce qu’elles ont fait à propos de l’Irak en 1991, les puissances occidentales (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis…) ont réussi à créer une large coalition politique internationale contre Kadhafi. Elles ont obtenu le feu vert de la Ligue arabe ainsi que la caution passive des Etats membres permanents (Russie et Chine) ou non (Afrique du Sud, Nigéria…) du Conseil de sécurité de l’ONU qui étaient pourtant en mesure d’empêcher les va-t-en guerre de l’Otan d’enjoliver leur agression par des artifices juridiques et diplomatiques. Leur agression a alors été bénie par la « communauté internationale ».

Le régime libyen, de son côté, n’a pas réussi à forger une contre-coalition internationale crédible et efficace, en dépit de quelques initiatives de l’UA qui a confirmé à l’occasion, comme en Côte-d’Ivoire, son impuissance. Il n’a pas davantage été en mesure de se placer, comme le fait le régime de Damas, sous l’aile protectrice d’un puissant parrain du Conseil de sécurité (Russie et/ou Chine).

C’est ensuite et surtout sur le terrain politique interne que le régime Kadhafi a perdu la bataille. Il s’est très rapidement fissuré, des militaires, des ministres, des diplomates et autres fonctionnaires participant à la formation du CNT ou le rejoignant dans les premières semaines de sa création. Le pouvoir du colonel a ainsi payé cash son caractère dictatorial, corrompu et familial. Le fait de considérer le CNT comme le cheval de Troie des grandes puissances occidentales ne doit pas amener à refuser de voir qu’une partie même minime de la population a pris les armes pour affronter le régime. Le pouvoir était déjà confronté à une rébellion armée islamiste dans la partie Est de son territoire depuis le milieu des années 1990. Fief de la confrérie des Sénoussis qui ont joué un rôle historique très important dans la création de l’Etat libyen, la Cyrénaïque voyait la situation sociale de sa population se dégrader, à la suite des divers embargos imposés par les Etats-Unis puis par l’ONU, alors que la richesse s’accumulait à l’ouest, dans la Tripolitaine. La rébellion islamiste armée s’avérait toutefois incapable de renverser le régime par ses propres moyens ni même de s’emparer de Benghazi. C’est l’approfondissement de la crise sociale et politique, dans le cadre du nouveau contexte politique arabe de 2011, qui a poussé une autre partie du régime et de la population à franchir le cap et à entrer en rébellion ouverte. D’où la prise de Benghazi qui a permis le ralliement de toutes les oppositions éparses du pays.

Mais la raison politique principale de la défaite de Kadhafi tient dans le refus de la majorité de la population – y compris dans son fief de l’ouest (Syrte et Tripoli notamment) – de s’engager activement (politiquement et militairement) pour défendre le régime. Un tel refus signifie que ce dernier avait perdu l’hégémonie au sein de son propre peuple et qu’il se maintenait exclusivement par la peur qu’il inspirait. Que la force vienne à lui manquer et les Libyens, dans leur majorité, ne bougeraient pas pour le sauver, en dépit du caractère d’atteinte à la souveraineté nationale que représente l’agression de l’Otan. On peut, comme en Irak, regretter ce manque d’engagement populaire. Mais on ne peut l’ignorer, tant il est le fruit d’une dépolitisation dont la responsabilité incombe d’abord et avant tout au caractère dictatorial du régime.

L’accaparement du pouvoir par la famille Kadhafi ne pouvait par ailleurs que fragiliser le régime lui-même en provoquant un sourd mécontentement en son sein.

Les causes profondes de la défaite

Certains, à l’instar de Seif El Islam Kadhafi, affirment aujourd’hui que l’erreur du régime est d’avoir abandonné la fabrication de l’arme nucléaire et de missiles balistiques et d’avoir cessé d’acheter des armes modernes à la Russie. Il affirme à juste titre qu’il ne faut pas faire confiance à l’occident et qu’il convient au contraire d’être fort.
Mais parce qu’il est à la tête d’un régime dictatorial, il ne saisit pas que la force est politique avant d’être militaire.
Certes, la marginalisation de l’armée libyenne – à la suite de sa défaite dans la guerre du Tchad en 1987 – au profit des Comités révolutionnaires (10 000 membres) et des Gardes de la Jamahiriya (40 000 membres) a incontestablement affaibli les forces de défense du pays. Mais croire que la possession de l’arme nucléaire et de quelques missiles auraient suffi à la Libye pour l’emporter face à l’Otan démontre que le fils du Guide déchu a perdu le sens des réalités. Que les peuples de la région du Grand Moyen-Orient (Mauritanie au Pakistan) se dotent de l’arme nucléaire pour rétablir l’équilibre face à Israël est une chose. En ce sens, la volonté même non déclarée de l’Iran de se doter d’une telle arme, est légitime. Mais croire qu’un petit pays ou même quelques petits pays peuvent faire contrepoids à l’Otan en matière d’armement classique et nucléaire est une erreur.

L’arme de défense absolue face aux tentatives d’ingérence réside dans la cohésion politique entre dirigeants et dirigés. Or, cette cohésion ne se décrète ni ne s’impose, mais se forge dans le temps et par des actes. Elle doit être librement consentie et reposer sur la confiance. Encore faut-il que les dirigeants soient perçus comme légitimes, c’est-à-dire que leur pouvoir émane de la volonté populaire librement exprimée et qu’ils puissent être remerciés en cas d’échec. Il convient également que ces mêmes dirigeants satisfassent les besoins sociaux élémentaires de la population (emploi, logement, santé, alimentation, éducation) et empêchent l’émergence d’inégalités sociales et de la corruption.

Tel ne fut pas le cas en Libye. Le passage à l’économie de marché, amorcé en 1988 par la reconnaissance du commerce privé, interdit depuis 1973, et la suppression des subventions aux prix d’un certain nombre de produits de base (blé, thé…) a ouvert la porte aux inégalités sociales et à la formation d’une couche de nouveaux riches, d’affairistes et de corrompus... L’explosion du commerce informel, en particulier avec Malte, donnera l’occasion aux responsables des Comités révolutionnaires de contrôler les activités économiques et financières du pays. Certains s’enrichiront en inondant le marché libyen de produits étrangers, en ouvrant des agences de voyage à Malte et à Chypre, en créant des sociétés de transport…

Parallèlement, les réformes libérales autorisaient, à compter de 1990, la fermeture des entreprises publiques en faillite, la réduction des effectifs de fonctionnaires… Sous l’effet de l’effondrement des prix du pétrole (1986) et de l’embargo américain, les revenus du pays diminuaient sensiblement. L’accroissement des importations et la convertibilité du dinar (1993) provoqueront une dévaluation du dinar libyen et une inflation, sources de détérioration du pouvoir d’achat des fonctionnaires. Peu employés dans les hydrocarbures, l’industrie, le bâtiment, les entreprises de nettoyage, la santé, l’enseignement supérieur… du fait du recours à une immigration massive (plus d’un million et demi de travailleurs étrangers) nombre de jeunes vont devenir trabendistes. On assistera alors au développement d’une mentalité individualiste, les nouvelles générations étant obnubilées par le gain facile, le luxe…

Le processus de libéralisation va s’accélérer à compter de 2003 avec l’encouragement au secteur privé, l’institution d’une Bourse des valeurs, la décision d’adhérer à l’OMC et de coopérer avec le FMI, la création de zones de libre-échange (Benghazi et Muserata), un programme de privatisation de 360 entreprises publiques, l’ouverture aux entreprises étrangères…

Le passage à l’économie de marché d’anciennes économies étatisées se traduit par l’émergence d’une bourgeoisie compradore dont l’unique ambition est l’émergence d’une société consumériste. Se suffisant d’un rôle d’intermédiaire au profit des grands groupes industriels, commerciaux et financiers étrangers, cette classe est dénuée de toute conscience nationale, de tout patriotisme. Elle est prête à se mettre au service de grandes puissances occidentales. Produit de la politique du régime Kadhafi des années 2000, cette couche sociale en constitue en même temps le symbole. Or, c’est elle qui l’a trahi en se joignant directement à la rébellion ou en l’abandonnant face à l’offensive de l’Otan.

En recourant par ailleurs à une immigration massive de travailleurs étrangers, le régime a empêché la formation et la consolidation d’un vaste monde du travail salarié autochtone. Si cela lui a permis de se prémunir contre l’émergence d’une force sociale nombreuse, concentrée, consciente et organisée dans de puissants syndicats, cela l’a également privé d’une force politique moderne et patriote à même de s’opposer aux tentatives d’ingérence étrangère.

On peut dès lors affirmer que la conversion au libéralisme a représenté, pour le régime libyen, un véritable suicide politique.

La logique de la mondialisation néolibérale est implacable. Parce qu’elle fonctionne au service de l’économie des grandes puissances (G7), il s’avère impossible de l’accepter, de s’y intégrer tout en conservant son indépendance. Les Etats qui s’y soumettent sont pris en tenaille entre, d’un côté, la puissance économique, financière, politique, voire militaire des grandes puissances et, de l’autre, les nouvelles couches sociales privilégiées qu’elle produit localement et qui jouent le rôle de cinquième colonne. Les régimes n’ont alors d’autre issue que de se soumettre ou d’être évincés.


Voir en ligne : http://www.lanation.info/Agression-...

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