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SANS JUSTICE SOCIALE, CES RÉVOLUTIONS ÉCHOUERONT

jeudi 7 avril 2011

DÉBAT entre

Zaki Laïdi
directeur de recherche au CERI
(Centre d’études et de recherches internationales)

et
Luis Martinez
directeur de recherche à Sciences Po.

Propos recueillis par Daniel FORTIN

Les Echos.fr
le 6 avril 2011


Tunisie, Egypte, Libye, Yémen :
pourquoi ces révolutions ?
Pourquoi maintenant ?

Zaki Laïdi : Le point de départ est bien évidemment la révolution tunisienne. Son retentissement exceptionnel tient au fait que, pour la première fois dans l’histoire du monde arabe, un peuple parvenait à chasser rapidement et sans effusion excessive de sang un dirigeant réputé impitoyable. Cela a produit dans le reste du monde arabe un puissant effet de démonstration.

Luis Martinez : S’il était difficile de prévoir ces révoltes, il est en revanche possible de les expliquer. Il y a d’abord des causes structurelles : alphabétisation, urbanisation et démographie.
Les structures politiques autoritaires n’ont pas mesuré les évolutions sociologiques dans les pays arabes, et en particulier l’émergence d’une jeunesse urbaine, éduquée et informée grâce à la révolution des médias.
Ces régimes caractérisés par le népotisme, la corruption, la répression, etc. sont la risée des sociétés arabes depuis très longtemps. La moquerie et l’ironie constituaient jusqu’ici les deux formes de contestation pacifique.

Z. L. : L’effet de contagion n’aurait effectivement pas joué si les sociétés arabes n’avaient pas le sentiment profond d’être toutes plus ou moins confrontées aux mêmes problèmes : des régimes dépourvus de légitimité et contraints pour survivre de s’appuyer sur des bases claniques et familiales de plus en plus étroites, la prévalence de logiques rentières et prédatrices sur toute dynamique de développement, l’importance considérable du chômage des jeunes, vous l’avez dit, et le sentiment profond d’impunité politique chez des dirigeants disposant d’importants appareils répressifs et bénéficiant surtout depuis le 11 Septembre d’une formidable protection de l’Occident.

L. M.  : À ces facteurs structurels, j’ajouterai des facteurs conjoncturels : crise financière de 2008, augmentation des prix des matières premières, mais aussi le fait qu’une grande partie des États de la région ont connu une multiplication par trois de leurs populations au cours des cinquante dernières années alors que le taux de croissance a été de 1 % entre 1980 et 2000. Dans le même temps, l’intégration sur le marché du travail a été limitée à quelques privilégiés. À partir des années 2000, la croissance est au rendez-vous dans la région, mais elle se fait au détriment des diplômés locaux, qui, pour des raisons diverses, ne bénéficient pas des emplois offerts. Pris dans l’étau de l’autoritarisme des régimes et de la discrimination du marché du travail, les jeunes diplômés ont vécu un calvaire.

On a beaucoup glosé sur l’absence des islamistes dans ce mouvement.
Est-ce vrai ou est-ce une illusion ?

L. M. : Les islamistes sont là, très présents dans ces manifestations, non plus en tant que mouvement leader de la contestation mais partenaires. Dans un espace politique libéré, ils sont une force politique comme les autres. Il reste à connaître leur poids représentatif réel, ce qui constitue en période de transition une incertitude politique pour tous les démocrates. Il faut rappeler que les régimes ont survalorisé les islamistes. C’était une stratégie très lucrative sur le plan politique car elle permettait de dire que les sociétés ne sont pas matures pour la démocratie. Cette criminalisation de l’islamisme est devenue après le 11 Septembre systématique et délibérée. Elle visait à créer la confusion entre Al-Qaida et des organisations associatives ou caritatives afin de les délégitimer.

Z. L. : Je suis d’accord. La question n’est pas celle de savoir si les islamistes seront des acteurs de la transition. Elle est de savoir à quels islamistes nous aurons à faire. Or, à l’évidence, ils ne constituent pas un bloc homogène. C’est la magie de la démocratie que de parfois parvenir à transformer des jeux à somme nulle (dictateurs ou islamistes) en des jeux plus ouverts. On ne dira jamais assez que la démocratie ne constitue pas une valeur abstraite, mais le produit d’un calcul effectué par des forces politiques amenées à considérer dans une conjoncture donnée soit que la compétition électorale demeure le meilleur moyen de s’imposer, soit qu’un accès au pouvoir n’est envisageable pour elles qu’en le partageant avec d’autres.
Mais, entre une théocratie islamiste et une démocratie libérale, il existe une palette considérable de situations intermédiaires, incertaines, fragiles, qui caractériseront probablement la plupart des pays arabes dans les prochaines années.

Les révolutions effectuées,
il reste la question de la transition démocratique :
êtes-vous optimiste sur ce point ?

Z. L. : Dans tous les pays arabes où les dirigeants ont été renversés, ce sera le premier défi à relever. Mais il va de soi que la démocratie ne se résume pas aux élections.
La démocratie est aussi un système de règles qui passe par l’intériorisation sociale de toute une série de principes fondés sur l’État de droit, la tolérance, l’accès aux services de base.
Sans un minimum de justice sociale, ces révolutions échoueront. Or, sur ces plans, rien n’est encore joué.

L. M. : Je partage votre avis. La Tunisie et l’Egypte commencent un processus démocratique sans savoir ce que veulent vraiment les électrices et les électeurs, qui ne sont pas tous des révoltés !
Il faut produire de nouvelles institutions, s’assurer qu’aucun déraillement du processus démocratique ne les fera sombrer tout en répondant aux besoins économiques. Pour l’instant, comme dans les années 1950-1960, les plus vulnérables migrent, ce qui est une très bonne chose pour les pays en transition. Cela fait baisser la pression sur le marché de l’emploi et réduit les risques de contestation. Bien sûr, ces migrations provoquent des inquiétudes en Europe : c’est le prix à payer aujourd’hui pour la myopie d’hier.

Z. L. : C’est la raison pour laquelle la façon dont se passeront les premières transitions tunisienne et égyptienne sera absolument décisive.
Si elles réussissent, elles constitueront sans aucun doute un adjuvant pour les autres révolutions.
Si elles entraînent des changements cosmétiques, il ne faudra pas exclure des contre-révolutions.
Je pense que le paysage ne sera pas uniforme. La diversité des situations locales reprendra ses droits. Car entre la Tunisie et la Libye, par exemple, il existe sur presque tous les plans un immense abîme.

L. M. : J’ajoute que, dans ces deux cas, la question des élites est fondamentale. Elles sont là mais elles ont travaillé sous ces régimes. Elles ont mesuré les avantages et les limites de ces régimes. Si la transition se bâtit sur l’épuration des anciens, cela provoquera la contre-révolution. Il faudra donc trouver des modes de recyclage des anciens, tant au niveau économique que politique.

Que peuvent devenir les relations de la France avec ces pays ?

L. M. : La France a été du très mauvais côté de l’histoire ces dernières années : sa compromission avec les régimes autoritaires a été dénoncée, l’aveuglement de sa diplomatie moquée en Tunisie. Sa proximité géographique lui a fait longtemps croire qu’elle comprenait mieux cette région que les autres... Elle a frôlé le discrédit dans la région : seul son sursaut en Libye lui a permis de se remettre du bon coté de l’histoire.
Mais si la France veut jouer encore les premiers rôles, elle doit changer de méthode, sans quoi demain son influence se réduira.
L’exemple des Fondations allemandes à l’oeuvre dans la région est éclairant : elles ne prétendent pas faire la leçon ou contrôler la formation des élites : elles les accompagnent, s’insèrent dans leurs environnements et leur offrent les moyens de réaliser leurs projets.

Z. L. : Sauf que l’Allemagne s’est véritablement déconsidérée en s’abstenant de voter la résolution 1973 sur la Libye ! Mme Merkel et son ministre des Affaires étrangères ont porté un coup très dur à l’Europe. Berlin aurait très bien pu voter la résolution des Nations Unies quitte à ne pas engager d’action militaire. En revanche, je trouve que dans cette affaire, Nicolas Sarkozy a été exemplaire.

Quel rôle peuvent jouer ces révoltes sur le plan géopolitique dans cette zone ?

Z. L. : Ce qui se passe actuellement dans le monde arabe constitue un démenti à la guerre des civilisations. Il est en effet frappant de constater l’identité des revendications : démocratie, liberté, justice, dignité.
Si ces révolutions réussissent, elles mettront probablement fin au processus de déclassement puissant que connaissent les sociétés arabes depuis plusieurs siècles.
Celles-ci seront alors naturellement incitées à vouloir s’affirmer davantage sur le plan identitaire, économique et stratégique, y compris face à l’Occident ou à Israël. Un peu à la façon de la Turquie.

L. M. : Je vois pour ma part trois enjeux à court et moyen terme.
Le premier est celui de la contagion. Trois grands pays semblent pour l’instant peu touchés : l’Algérie, le Maroc et l’Arabie saoudite. Avec leurs moyens, ils sont parvenus à réduire les risques : distribution tous azimuts de la richesse pétrolière en Algérie, promesse royale de réformes politiques au Maroc, écrasement de la contestation au Bahreïn par les forces saoudiennes. Mais ils peuvent encore vaciller.
Le second enjeu est celui de l’intégration. Si ces révolutions débouchent sur des institutions démocratiques, sur le plan économique, on pourrait voir émerger à terme une intégration régionale.
Enfin, il y a là question palestinienne. Une transition démocratique dans la région enlève à Israël un de ses arguments qui lui permet de bénéficier d’un traitement de faveur au regard de la violation des droits des Palestiniens : il est le seul État démocratique de la région. Mais, avant d’en arriver là, le risque à court terme est l’évolution de la situation en Syrie, avec ses répercussions sur le Liban.

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Bio express

Zaki Laïdi est directeur de recherche à Sciences po (Centre d’études européennes).
Spécialiste de relations internationales, il a publié de nombreux ouvrages dont le dernier, « Le Monde selon Obama » est paru chez Stock en 2010.
Fondateur de l’agence intellectuelle Telos, il a été conseiller spécial de Pascal Lamy à Bruxelles et membre de la Commission du Livre Blanc sur la politique étrangère et européenne de la France.

Spécialiste du Mahgreb et du Moyen-Orient, Luis Martinez est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Sciences po-Ceri).
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier, paru en 2010, s’intitule « Violence de la rente pétrolière. Algérie-Irak-Libye », publié à Paris, Presses de Sciences po, 2010.
Actuellement installé à Rabat, il y exerce les fonctions de directeur scientifique à l’École de gouvernance et d’économie.



Voir en ligne : http://www.lesechos.fr/economie-pol...

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