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POUR LES JEUNES GENERATIONS

EN L’HONNEUR DU GRAND 24 FEVRIER 1971, EVOCATIONS SYNDICALES

LAKHDAR KAÏDI. ORGANISATEUR ET ÉDUCATEUR DANS LES LUTTES OUVRIÈRES ET PAYSANNES

jeudi 24 février 2011

La décision de nationalisation des hydrocarbures algériens date aujourd’hui de quarante ans.
Evènement considérable, accueilli avec enthousiasme à l’échelle de la Nation, parce qu’il donnait au peuple algérien son poumon économique, grâce auquel il a survécu aux épreuves, malgré les dérives importantes contre lesquelles le PAGS ainsi que d’autres secteurs patriotiques ont multiplié les critiques et les mises en garde.

Les trente dernières années ont vu des assauts furieux pour démanteler ce qui a été construit tant bien que mal en dix ans.
La plus grande conquête nationale depuis l’indépendance est encore debout mais les forces réactionnaires internationales et locales continuent par mille moyens de la menacer.

Seule l’option patriotique, démocratique et sociale, permettra de la consolider et de la développer en la débarrassant du fléau des entraves bureaucratiques et de la corruption.

Dans cette lutte vitale, les courants du syndicalisme autonome ont fait face avec courage et lucidité.

C’est à ces luttes que nous rendons hommage à travers des évocations consacrées aux engagements exemplaires de leaders syndicaux tels que Lakhdar KAIDI, dirigeant de l’UGSA (ex CGT), décédé en 2004 (deux articles écrits à cette époque par Sadek HADJERES et Mohand Salah REZINE).
Un autre article (n° 392) a été consacré à Boualem BOUROUIBA, ex-dirigeant syndical intègre et unitaire de l’UGTA, qui vient de nous quitter il y a quelques jours.


LAKHDAR KAIDI et L’AUTONOMIE SYNDICALE - Un besoin vital pour les travailleurs et l’intérêt national par Sadek HADJERES, juin 2004 ;


DE LA PRISE DE CONSCIENCE NATIONALE À CELLE DE CLASSE - à propos des Mémoires de Lakhdar Kaïdi témoignage par Mohamed-Salah REZINE, publié par Alger républicain, le 20 décembre 2005



LAKHDAR KAIDI
et L’AUTONOMIE SYNDICALE

Un besoin vital pour les travailleurs et l’intérêt national

(par Sadek HADJERES, juin 2004)

Lakhdar Kaidi s’est éteint récemment à Alger, quartier Belouizdad, au milieu des siens. Il était jusqu’à 1957 secrétaire général de l’Union Générale des Syndicats Algériens (UGSA ex CGT d’Algérie). Il fut aussi jusqu’à 1965 membre du Bureau politique du Parti Communiste Algérien. Des articles et commentaires pertinents ont rappelé dans la presse ses luttes, ses sacrifices, la clarté de ses engagements. Je ne reviendrai pas en détail sur son itinéraire, cherchant surtout à en dégager la signification.

Le régime colonial avait durement réprimé Kaïdi pour avoir dirigé des batailles mémorables des travailleurs contre l’arbitraire et l’exploitation racistes. Il contribua avec succès à la jonction de l’action autonome du mouvement syndical avec le mouvement national ascendant. Ce n’est pas pour rien que Guy Mollet, chef de gouvernement élu par les Français pour faire la paix, puis retourné sous la pluie des tomates ultra-colonialistes, s’était écrié en sa direction, recevant une délégation de l’UGSA : " mais j’ai en face de moi un fellagha ! ". Lakhdar payera cher sa fermeté patriotique et sa fidélité à la cause des travailleurs bien avant l’interdiction des syndicats l’année suivante : arrestation, tortures, emprisonnement et camps d‘internement.

Après l’indépendance, à son tour le système autoproclamé l’a persécuté et marginalisé. Le parti unique, vitrine et instrument du système, redoutait jusqu’à l’obsession les porteurs d’expérience enracinés dans le monde du travail. Après la Charte " socialiste " d’Alger de 1964 comme après la Charte nationale et non moins " socialiste " de 1976, les patrons du système, en contradiction avec leurs appels à " l’unité " (sous leur lourde tutelle) et avec les textes rédigés et adoptés sur leur commande, ont tout fait pour le décourager et l’éloigner du terrain syndical : manœuvres dilatoires, harcèlements, calomnies, article 120 etc. Lakhdar parvint néanmoins au cours de la décennie écoulée à mettre ses compétences et son dévouement au service de la Fédération nationale des retraités et de différents services sociaux. Il y a fait œuvre de pédagogie syndicale et démocratique, il insufflait aux travailleurs et retraités la confiance en leur propre action contre la remise en cause de leurs acquis, y compris ceux consacrés par la loi.

TRADITIONS DE LUTTE

La disparition de ce dirigeant syndical est survenue à un moment où les combats sociaux qu’il avait menés il y a quelques décennies gardent leur entière raison d’être. La question sociale, sans cesse niée et refoulée sous tous les prétextes, a survécu à toutes les tentatives de l’enterrer car c’est une question centrale incontournable,. Les traditions de lutte sociale continueront à fructifier dans des conditions nouvelles..

Lakhdar en était plus que jamais persuadé trois mois avant son décès, lorsque je l’ai joint au téléphone pour l’associer à l’hommage rendu à notre ami commun, le regretté El Hachemi Bounedjar, qui fut lui aussi d’un grand apport à l’animation et à l’éducation syndicale.

Sachant ses jours comptés, mais la pensée claire et cohérente, je sentais Lakhdar heureux de la combativité des dizaines de milliers d’enseignants du primaire et du secondaire, engagés dans une grève prolongée et difficile. Il était heureux de leur ténacité, de leur maturité grandissante face au refus officiel de reconnaître leur syndicat en dépit de la loi et de sa représentativité flagrante. Il me dit aussi combien l’avait ému la projection du film " Un rêve algérien ". Ce film, disait-il, restitue aux nouvelles générations l’espoir et les valeurs saines des mineurs, dockers, ouvriers agricoles, cheminots, traminots, postiers et autres corporations, qui face aux oppresseurs coloniaux, donnaient un contenu social émancipateur au combat national. Ils invitaient par avance les générations futures à amplifier leur combat après l’indépendance pour les libertés, la justice, la citoyenneté.
Qu’y avait-il de plus significatif dans l’orientation que Kaidi s’était efforcé d’imprimer au mouvement syndical algérien ? Je voudrais en évoquer deux aspects, ceux justement qui ont été le mérite de la CGT algérienne puis de l’UGSA et qui pourtant ont alimenté les campagnes de désinformation envers l’action historique de ces organisations. Le premier c’est l’autonomie et la démocratie syndicales, le second c’est la primauté des intérêts communs et de la solidarité sociale entre exploités sur les appartenances culturelles et idéologiques des uns et des autres.

Ces deux piliers de tout vrai syndicat ne sont pas donnés au départ, ils ont été une construction et une conquête permanentes des intéressés tout au long de l’histoire du mouvement syndical algérien depuis ses origines lointaines. Le problème a resurgi avec force à partir de 1962, sous des formes correspondant aux conditions nouvelles.

LA VOCATION PREMIÈRE DU SYNDICAT

Dès les premiers mois de l’indépendance, qu’ont fait en effet les autorités du nouvel Etat algérien, du message et des sacrifices des pionniers de la CGT algérienne, de l’UGSA et de l’UGTA ? Le premier acte de ces autorités, exécuté par leurs " caporaux" et autres agents serviles ou inconscients, fut un coup de force, un holdup en bonne et due forme. Lakhdar Kaïdi, comme la majorité de ses concitoyens, en est resté pour toujours ulcéré et révolté.
Les représentants des travailleurs tenant le premier congrès de l’UGTA au début de 1963, virent la salle brutalement envahie par les hommes de main embauchés par des leaders qui étaient eux-mêmes en concurrence fébrile pour la main mise sur les appareils de l’Etat et du FLN, dont les militaires leur laissaient provisoirement la gérance. Benbella et Khider, secondés par des comparses qui les années suivantes trahiront tour à tour leurs "zaims", consacraient l’essentiel de leurs énergies à se déchirer pour le pouvoir avec un dédain sinon un mépris certain des couches laborieuses et de la population. Savaient-ils au moins ce qu’est un syndicat, ce qu’il représente d’espoir pour ses adhérents, l’instrument qui contribuerait à résoudre leurs problèmes sans être obligés de passer par la soumission aux contraintes du clientélisme et du népotisme ? Le syndicat n’était aux yeux des nouveaux chefs qu’un des marchepieds de leur ascension sur le dos du peuple.

Finie alors chez les travailleurs et leurs cadres désintéressés, dès janvier 63, l’illusion que l’indépendance permettrait à la Centrale syndicale de retrouver facilement sa raison d’être, de jouer le rôle normal que ses fondateurs les plus honnêtes, en février 1956, avaient cru bon de mettre en veilleuse pour les besoins de la guerre libératrice.
En tant que travailleurs chez qui se rejoignaient naturellement le sentiment national et une conscience de classe en formation, ils avaient, pendant les sept ans de sacrifices, cru à de vraies perspectives démocratiques et sociales. La Charte de la Soummam (1956) puis celle de Tripoli (1962) avaient fait miroiter ces horizons, en échange de leur renoncement provisoire et patriotique à la gestion autonome de leurs intérêts sociaux et de leurs propres affaires syndicales.

Les travailleurs attendaient donc le moment où l’indépendance leur rendrait la parole et leur bien, l’outil de classe et de citoyenneté au service de leurs intérêts propres et de l’édification du pays. A ces travailleurs, aux citoyens avides de goûter aux fruits de la liberté reconquise, les dirigeants du pays vont donner une réponse sans équivoque : " L’organisation syndicale que vous aviez cru seulement prêter à la cause nationale pendant la guerre (ce pour quoi on vous avait couverts de félicitations) ne vous appartient pas. C’est Nous qui avons décidé sa création (entendez par là le FLN, mais celui ci était en fait dirigé en 1956 par des hommes qui ne sont plus ceux de 1962). C’est Nous les dirigeants FLN qui en 1956 avons cautionné la nouvelle Centrale devant le peuple, en accord avec ses premiers responsables désignés par nous et qui ont agi en votre nom par procuration. L’UGTA est et restera à tous les niveaux notre propriété, une affaire de " famille révolutionnaire ", qui vous dictera ce qui est bon et ce qui est mauvais pour vous ".

L’adage populaire s’est ainsi inversé. Ceux qui connaissent le mieux leurs propres intérêts et leurs problèmes ne sont pas ceux qui sentent la braise sous leurs pieds, les salariés, les chômeurs et leurs familles, mais les parvenus confortablement assis sur le pouvoir et sur l’argent. Quant aux travailleurs, s’ils n’acceptent pas l’usurpation et cherchent à se réapproprier leur bien et leurs droits, c’est qu’ils sont de mauvais patriotes, des égoïstes, de vulgaires perturbateurs, des mouchaouichine manipulés. La devise officielle " Par le peuple et pour le peuple " a paru aux " décideurs " trop abstraite et dangereusement " populiste ", il faut pour le " ghachi " la traduire en langage plus clair : "par la volonté du plus fort, pour la prospérité des nantis"

LA JUSTICE SOCIALE, PILIER DE LA COHÉSION NATIONALE

Depuis un demi-siècle, la résistance des couches laborieuses aux tentatives de domestication a connu des flux et des reflux. Au niveau syndical, elle s’est exprimée que ce soit dans le cadre de l’UGTA, ou au sein des organisations syndicales nouvelles auxquelles la Constitution et la loi reconnaissent depuis 1989 le droit à l’existence, ou encore de façon spontanée et informelle à la base, dans les entreprises et sur les lieux de travail. J’en ai évoqué quelques épisodes (cf six articles dans El Watan entre Février et avril 1997 : Grandeur et misère du syndicalisme algérien). Quand cette volonté des travailleurs a été contrecarrée et réprimée sans limites, cela ne pouvait inévitablement déboucher que sur des révoltes et des émeutes manipulables à souhait. Le scénario d’Octobre 88 en a donné un exemple significatif, autant par son déroulement que par ses suites à court, moyen et long terme. Ce ne sont pas les travailleurs et chômeurs, ce ne sont pas les syndicats dignes de ce nom qui sont responsables des graves fractures de la cohésion nationale et de la paix civile que connaît aujourd’hui le pays. Ce sont ceux qui, faute d’aller dans un esprit de justice sociale au devant des besoins de la nation en emplois, en logements, en équipements de santé et autres exigences élémentaires, ferment avec arrogance les espaces associatifs et de dialogue, ne laissant à la population que la rue, le djebel, la mosquée, l’assaut contre les lieux publics ressentis comme des citadelles du mépris et de la corruption.

Il n’est pas étonnant que faiblesse et dévoiement du syndicalisme soient le reflet et l’accompagnement des appétits féroces et sourds aux voix de la protestation. A l’ombre d’un faux socialisme, d’une fausse démocratisation et d’une vraie main basse sur les ressources et la vie politique et culturelle du pays, ont prospéré les pratiques que les cercles capitalistes les plus exploiteurs des nations économiquement développées n’assument plus aujourd’hui ouvertement. Nous avons droit aux formes de pillage, d’extorsion du profit et d’accumulation primitives et ultra-parasitaires typiques d’un capitalisme spéculatif et sous-développé, lui même greffé et articulé sur une globalisation financière mondiale qui exploite, nourrit et exacerbe les failles socio-économiques indigènes !

La répression du mouvement syndical par les courants bureaucratiques ou prédateurs des pouvoirs successifs après 1962, n’a pas porté bonheur à la cohésion nationale et aux efforts de l’Algérie pour sortir du sous- développement matériel, politique et culturel. Les entreprises d’étouffement continuent de s’appuyer sur l’exacerbation et le dévoiement des références " identitaires " religieuses ou linguistiques, des communautarismes claniques, tribaux ou clientélistes, des variantes chauvines du nationalisme et des idéologies anti-sociales diverses, parfois même opposées les unes aux autres et qui se disputent l’emprise sur les couches laborieuses et salariées.

Les promoteurs des intox massives savent bien que seuls les rassemblements selon des clivages d’intérêts socio-économiques commun clairement définis et reconnus, qui transcendent les différences culturelles, idéologiques ou régionales, ont la possibilité de déboucher sur des solutions constructives qui mettent fin aux privilèges et aux injustices.

BÂTIR EN TIRANT LES LEÇONS

Comment surmonter les fractures qui mènent à des impasses et à des explosions destructrices de la nation et de la société ? En tirant avec sérieux les leçons des enchaînements maléfiques !

Face aux attaques et mystifications ouvertes ou sournoises contre le syndicats, la faille s’est élargie entre deux types de comportements schématiquement observés dans le personnel syndical. D’un côté les syndicalistes de la mangeoire, rapides à répondre à tout signal du clan le plus fort au pouvoir ou dans la société. De l’autre côté ceux qui, organisés ou non, s’emploient jour après jour à rendre leur vocation première aux syndicats, aux organisations associatives en général, en un mot à promouvoir une citoyenneté active comme objectif et fruit de l’indépendance.

C’est à cette dernière catégorie d’Algérien(ne)s qu’il appartient d’évaluer ensemble les éléments d’information historique dont la chape de la pensée unique les a privés. En priorité sur deux points qui ont alimenté les campagnes hostiles à un syndicalisme démocratique et performant : 1) Où se situe la tare originelle qui a précipité le syndicalisme algérien dans le marasme ? 2) Où, quand et comment peut-on parler de l’émergence d’une " aristocratie ouvrière " qui a dévoyé le syndicalisme algérien ?

Je n’aurais pas évoqué ces problèmes s’ils n’avaient qu’un intérêt de rétrospective. Leurs prolongements dans l’actualité, par filiation directe ou par développement du nouveau contexte national et international, font que nous y sommes encore immergés jusqu’au cou.

Nous devons les aborder en toute clarté et conscience. Il y va de l’apport du mouvement ouvrier et syndical aux solutions politiques de paix et de progrès qu’attend l’Algérie. C’est dans cet esprit que j’apporterai mon témoignage et mon opinion.

S.H. 8 juin 2004
(à suivre)
à paraître dans Alger Républicain

format pdf téléchargeable, cliquer ici (...)

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TÉMOIGNAGE, par Mohamed-Salah REZINE

DE LA PRISE DE CONSCIENCE NATIONALE

À CELLE DE CLASSE

à propos des Mémoires de Lakhdar Kaïdi

La récente parution de l’ouvrage « KAÏDI Lakhdar. Une histoire du syndicalisme algérien », publié aux éditions Chihab (Alger) est un événement marquant pour la constitution du patrimoine historique de notre pays. Il nous faut de prime abord, exprimer notre totale gratitude au Docteur NASSER DJABI, sociologue, chercheur au CREAD pour son initiative consistant à recueillir ces entretiens avec Lakhdar Kaïdi, et ce, durant de longs mois, pendant les années 2002 - 2003 ; le livre, malheureusement ne fut publié et distribué qu’en fin de l’année 2005, c’est-à-dire après la disparition de l’intéressé…
Compte tenu que le regretté Lakhdar Kaïdi constitue un précieux témoin et un acteur incontournable dans l’avènement du mouvement syndical et ouvrier de l’Algérie colonisée, nulle doute que le contenu de l’ouvrage représentera pour les analystes, les historiens et les chercheurs une riche source de références.

À signaler que l’auteur, a complété l’ouvrage d’une assez longue et consistante préface qu’il termine par un hommage appuyé et respectueux à l’objet de son étude, en écrivant ce qui suit : « […] Le mouvement syndical algérien a dit adieu à Lakhdar Kaïdi au printemps 2004 saluant en lui le représentant d’une génération syndicale et politique et un homme qui a donné au mouvement ouvrier et syndical une image plus qu’honorable, malgré la marginalisation qu’il a subi après l’Indépendance de la part du syndicat unique et officiel. […] ».
Il nous faut également savoir gré à la journaliste Ameyar Hafida d’avoir pris l’heureuse initiative de signaler dans la presse la parution des mémoires de Lakhdar Kaïdi lors d’une très instructive interview de l’auteur du recueil des entretiens en questions.

Ceci dit, étant donné qu’ Alger Républicain a précédemment signalé la parution de l’ouvrage en question – trop brièvement à mon avis- je me contenterai, pour cette fois-ci, d’évoquer quelques souvenirs, personnels bien sûr, se rapportant à cet exceptionnel patriote à l’itinéraire hors norme.
Oui, il se trouve que, parmi bien d’autres jeunes syndicalistes et militants ouvriers, j’ai eu la chance et le privilège de le côtoyer périodiquement –et assez régulièrement durant des années- et ce, en vue, entre autres, de participer à des réunions élargies que le parti communiste algérien le chargeait d’organiser et d’animer.
Cela pouvait durer une journée (conférences locales ou régionales) ou une semaine entière (école nationale de formation, en internat), et ce, évidemment avec d’autres conférenciers – intervenants qualifiés et, également, très engagés politiquement.
Malgré l’interdiction du PCA dès 1963, c’est-à-dire très peu de temps après l’indépendance, Lakhdar Kaïdi assuma la formation de nouveaux syndicalistes, structurés au sein de l’UGTA, ou non encore organisés, c’est-à-dire non élus à la base, en vue d’assurer le renouvellement et la continuité du mouvement syndical algérien qui, forcément, s’est retrouvé très affaibli suite à la répression féroce subie tout au long de la guerre de libération nationale…

Que dire de ce frêle personnage dont le manteau de couleur noire paraissait d’un poids plus lourd que celui qui le portait ! L’apparence de l’homme, son aspect extérieur étaient presque insignifiants. Mais dès qu’il se mettait au travail, c’est-à-dire dès qu’il prenait la parole pour entamer l’exposé d’une conférence sur un thème se rapportant à l’un des problèmes brûlants que vivait le pays, la transfiguration se réalisait instantanément.
L’assistance avait en face d’elle quelqu’un qui exprimait, qui expliquait des situations complexes, contradictoires, inattendues, mais sous des formes d’une simplicité déroutante. Il utilisait le langage de tous les jours, celui justement qu’un travailleur, un employé, une travailleuse, un paysan issu d’un village agricole environnant, pouvait assimiler, comprendre, saisir.

Synthétiser l’essentiel d’un message à transmettre, le mettre à la portée d’un auditoire donné, ne doit pas être à la portée de n’importe qui. Il avait le sens de la formule ramassée et le choix judicieux du proverbe populaire pour imager et faire saisir à son auditoire la finalité de son exposé théorique. En quelque sorte il l’appuyait par des exemples pratiques, connus ou vécus, et qui nous facilitaient la compréhension et l’assimilation du problème étudié.
Car en ces moments « épiques », je ne pouvais imaginer la somme d’expériences militantes (syndicales et politiques) qui, finalement, lui permettait de communiquer si aisément avec nous.
Ainsi, durant la seconde partie de ses conférences ou exposés, celle se rapportant obligatoirement aux questions-réponses, c’est-à-dire aux débats – et qui prenaient plus de temps- Lakhdar Kaïdi s’impliquait tant et si bien qu’il se confondait avec l’auditoire, oubliant la casquette de dirigeant syndical et politique, ou tout au moins d’animateur !
Chaque problème ou difficulté rencontré et exposé par un camarade était systématiquement décortiqué pour ne pas dire « démonté à plat sur la table », pour le remonter ensuite au vu et au sus de tous et ce, afin, de nous faire saisir les tenants et les aboutissants des enjeux qui se déroulaient sous nos yeux sans que forcément on puisse les discerner !
Il me souvient que très souvent, à la fin de ces « journées bloquées », trop peu nombreuses à mon goût, je repartais plus léger, comme débarrassé d’un lourd fardeau de nuages noirs et de pesantes scories…

Les pauses casse-croûte se déroulaient brièvement et avaient une consistance plutôt frugale : pain, olives ou sardines en conserves, parfois des oranges ou des dattes. Il goûtait à peine à la nourriture et, aussitôt se mettait désespérément en quête d’une gorgée de café pour accompagner une cigarette…

Et ce n’est qu’à présent, suite à sa disparition et, surtout, à la lecture de ses mémoires publiées grâce à la scrupuleuse honnêteté d’un universitaire - comme il devrait y en avoir tant dans cet immense pays riche d’épopées historiques inexploitées ou tues - que j’ai pu prendre nettement conscience combien j’étais redevable à l’illustre disparu.
Oui, je venais de saisir à quel point je me devais d’être reconnaissant à ces quelques hommes-à-part, véritables défricheurs de l’avenir - et en particulier à Lakhdar Kaïdi- qui, patiemment, inlassablement, ont fait sortir des rangs des individus anonymes pour les faire accéder à la connaissance des choses, c’est à dire à la lumière de la vie, en vue, justement, de rayonner autour de soi, et d’être partie prenante dans la reconstruction du pays…

Certes, en contrepartie, le prix à payer a été parfois éprouvant (isolement, détention, clandestinité, etc.) mais cela me parait insignifiant comparativement aux épreuves endurées par Lakhdar Kaïdi durant tout ce demi-siècle précédent, ou encore à la Question d’Henri Alleg, et au casque allemand d’un autre regretté, Bachir Hadj Ali…

Et dire qu’il se trouve encore quelques voix discordantes pour chercher, comme on dit, des poux dans la tête de Lakhdar Kaïdi, certaines avant sa disparition et d’autres immédiatement après… S’agissant de pathologie résiduelle, n’ayant pas sa place dans la présente contribution circonstancielle, j’essaierai, dès que possible, de proposer quelques éléments d’explication, pouvant mieux cerner certaines approches parfaitement injustifiées, ou tout au moins erronées…

M-S R.
Tunis, le 11 décembre 2005
publié par Alger républicain, le 20 décembre 2005

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