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FÉVRIER 1950 : UN DÉFI CINGLANT A L’ÉTAT COLONIAL

LA GRÈVE HISTORIQUE DES DOCKERS D’ORAN

par Ahmed AABID, historien (paru le 13 02 10 dans El Watan )

samedi 13 février 2010

Voilà un exposé d’une vérité historique et d’une qualité scientifique irréfutables. Il met les pendules à l’heure après tant d’occultations et de contre-vérités motivées par des visées partisanes à l’encontre des organisations syndicales ou communistes de l’époque. Elles ont pu prospérer, entre autres, parce que la succession des périodes de répression et de clandestinité subies par les organisations des travailleurs n’a jamais permis de rétablir les faits falsifiés par le poids écrasant des propagandes hostiles. Le document éclaire en particulier d’une lumière crue quelques unes des rodomontades passées en contrebande dans les documents du congrès de la Soummam du FLN de 1956, à seule fin de justifier l’ostracisme contre les communistes algériens. Ainsi la fable selon laquelle les syndicats cégétistes auraient abdiqué et cédé aux pesanteurs (réelles et explicables) de la composante sociologique européenne du monde du travail de l’époque. Ou encore les allégations de certains milieux nationalistes tendant à s’approprier des actions patriotiques menées avant novembre 54 ou durant la première année de guerre par les syndicats UGSA (ex CGT algérienne) et le PCA. La plus grossière des déformations a été de se vanter plus tard auprès des pays socialistes et du Viet Nam lui même d’avoir impulsé les refus de charger les bateaux français en partance pour l’Indochine, alors que ces dirigeants anticommunistes et pro-syndicats US et CISL appelaient à saboter systématiquement ces actions, les traitant d’initiatives communistes.

Ces procédés de division seront rappelés et précisés à l’occasion. Laissons pour l’instant parler les faits, les batailles sociales et politiques de 1950, prélude à d’autres batailles non moins significatives qui, les années suivantes, secoueront les bases ouvrières, paysannes et populaires de l’Oranie .

En ce mois de février 2010, soixante ans seront passés depuis la grève des dockers d’Oran, qui avait ébranlé la ville, en solidarité avec le peuple vietnamien en guerre contre le colonialisme français. C’était le temps où le syndicalisme était d’abord et avant tout au service des travailleurs. C’est en commémoration de ce fait historique et à la mémoire de ces hommes et femmes que je dédie cet exposé.


En janvier 1950 se tenait la IVe conférence des syndicats CGT de l’Algérie. Le Comité de coordination des syndicats confédérés d’Algérie (CCSCA) y présenta son rapport d’activités. L’organe dirigeant, analysant l’évolution du mouvement syndical et le bilan des luttes ouvrières qui ont marqué la fin des années 1940, souligne la nette élévation de la combativité ouvrière et le déplacement du centre actif du mouvement syndical algérien, qui passe des corporations des fonctionnaires et services publics (à majorité européenne) aux corporations ouvrières les plus exploitées (à majorité musulmane) pour le bien-être et la liberté.
Pour le CCSCA, ce fait devait entraîner une conséquence d’une grande importance : « Aux côtés des problèmes d’ordre purement économique ou social, conclut-il, se pose le problème de la participation effective du mouvement syndical à la lutte contre l’oppression nationale et le régime colonial qui sévissent en Algérie. »
Un mois plus tard, la grève des dockers d’Oran, en février 1950, requiert une place à part dans l’histoire du mouvement ouvrier algérien.

En exécution d’une résolution de la CGT de France recommandant le boycott des bateaux en partance pour l’Indochine, l’initiative de son application émane des ports d’Algérie avant ceux de France.
Dans un face-à-face mettant aux prises l’administration coloniale et les dockers algériens, il s’agissait pour l’appareil répressif colonial de « mettre à genoux » les dockers d’Oran quant à leur fermeté à boycotter les bateaux d’armement et d’approvisionnement à destination du Vietnam.
Expression de solidarité avec le peuple vietnamien en guerre contre le colonialisme français, elle est surtout pour les dockers un défi anticolonialiste à relever.
Par son enjeu et la popularité à laquelle elle donnera lieu, la portée de cette épreuve va imprégner les luttes sociales d’un souffle d’espoir.

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Assemblée de dockers,
Oran, 30 janvier 1952
par Boris Taslitzki
Crayon sur papier, 43,2 x 54,7 cm. Paris, MNAM - Centre Georges Pompidou.

Signes annonciateurs

En juin 1949, les 2 500 dockers d’Oran, au cours de leurs congrès local, décident de mettre en application les décisions du congrès mondial des partisans de la paix.
Le congrès dans sa résolution affirme « sa solidarité fraternelle avec le peuple vietnamien en lutte pour sa liberté » .
Depuis, l’activité du port d’Oran se trouve fréquemment paralysée par des grèves d’inspiration politique, refus de travail de nuit ou en « schift » , boycottage des bateaux en partance pour l’Indochine.
Cette attitude inquiète très vite l’appareil colonial.
Le Conseil des ministres du 25/1/1950 considère que « ces agissements constituent des atteintes caractéristiques à la souveraineté nationale ».
Au lendemain de cette déclaration, le préfet d’Oran (Sarie) prend des mesures répressives adéquates. Il interdit les réunions publiques sur le port, les actes ou déclarations tendant à s’opposer « au fonctionnement normal de l’activité portuaire » .

Cette mesure est appuyée par le directeur du port par :

  1. Le licenciement du contrôleur du centre d’embauche, Bouhend Larbi.
  2. L’interdiction faite aux 26 délégués du syndicat CGT de séjourner dans le parc d’embauche et de s’immiscer dans les opérations d’embauche.
  3. L’obligation faite aux dockers professionnels d’accepter le travail offert avec priorité pour les navires en partance pour l’Indochine.

Les visées répressives de l’administration coloniale ne surprennent pas les dockers d’Oran.
Déjà, le 2/1/1950, ils appelaient leur instance régionale, l’Union des syndicats confédérés d’Oranie (USCO), à entreprendre l’action dans toutes les corporations et de s’adresser à toutes les organisations politiques et toute la population pour coordonner l’action contre la guerre du Vietnam.
Leur résolution se termine par cette note d’espoir : « Malgré la misère qui sévit dans leurs foyers, mais connaissant très bien où se trouve le camp de la guerre et la paix, ils (dockers) choisissent délibérément la voie du combat pour la paix. »

Il faut dire en effet que pour de nombreuses familles de Lamur (El Hamri), du village-nègre (ville-nouvelle), des bidonvilles de Eckhmul, le travail au port représentait la seule ressource. Et il n’était pas toujours assuré.

Tout dépendait de la présence d’un bateau au port. S’il amarre, c’est le travail assuré pour quelques jours, sinon, c’est la disette.
C’est dire que boycotter déjà le travail de nuit ou de shift constitue un manque à gagner considérable. Que serait-ce alors avec le boycott total du travail offert ?
Imaginons un instant les frustrations et les privations que peuvent endurer les membres d’une famille par l’attitude de leur chef par solidarité à un idéal, à une cause à laquelle il s’identifie.
C’est dire que la cause de cette couche sociale, les travailleurs algériens d’avant 1954, n’était pas toujours une cause de ventre, mais plutôt celle de la liberté , lorsque l’occasion leur était donnée de l’exprimer.
Ils n’attendaient de leur élite, comme d’autres couches sociales, qu’elle sache canaliser leurs énergies vers cet idéal tant attendu.
Elle est venue avec les « 22 » lorsque ceux-là ont été condamnés par les coups de circonstance à vivre en leur sein et sonder leur prédisposition révolutionnaire pour l’action directe.

Mais ceci est une autre histoire, revenons à notre grève.
La nouvelle réglementation devait entrer en vigueur le 16 février. Pour son application de « sévères mesures d’ordre étaient prises » , rapporte le SLNA (bulletin intérieur de la police politique du colonel Schoen).
C’est ainsi que le 16 février, le préfet fait occuper le port par d’importantes forces de police, garde-marines et gendarmes. Les voies d’accès au port sont gardées, des piquets de police et de gendarmes empêchent toute circulation. L’épreuve de force est engagée.
Dès le 15 février, les dockers avaient décrété la grève générale. Celle-ci durera 15 jours, elle se développe en trois phases.

Déroulement de la grève

En refusant la présence des délégués syndicaux au port, la grève générale est enclenchée le 15 février 1950 et avec elle tout un mouvement de solidarité exprimé par des débrayages d’autres corporations, aide financière et adhésion des équipages de deux bateaux, le "Boudjmel" et le "St.Maxime" qui refusent de se mettre aux treuils en guise de solidarité.
Tandis que l’équipage du bateau italien "Cap Cepet" refuse de charger et les marins français du "Djebel Ameur" mettent sac à terre.
Ils sont hébergés à la maison du peuple.
Cependant, à l’appel de l’USCO, 6 000 manifestants sont présents au rassemblement organisé à la maison du peuple représentant les corporations qui ont débrayé.
Le 21/2/1950, les équipages des navires amenés à Mostaganem, le "Sidi Aïssa", le "Taviens", le "Cap Cepet", le "Cantelen", solidaires des dockers de la ville en grève débrayent aussi.

A Oran, le 21/2/1950, 2000 dockers se présentent au port accompagnés de 200 femmes encadrés par des dirigeants syndicaux et du PCA : Docteur J.M. Larribère (PCA), E. Angonin (UD. CGT/PCA) Thomaz Ibanez (UD. CGT/PCA), Benamar Mahrouz (UD.CGT/PCA), Sanchez (syndicat dockers/PCA).
Une effervescence se manifeste entre dockers grévistes et dockers occasionnels, les femmes sont provoquées par la police.
Le préfet et l’ingénieur du port décident d’évacuer le port : sonnerie de clairon et la police fonce sur les dockers qui ripostent.
Bilan : 20 dockers blessés, 10 femmes contusionnées, 4 policiers blessés.

Des arrestations sont opérées :

  • 3 dockers : Larbi Ben Habib, Sidi Abdelkader, Bendriss, Soltani Abdelkader, une femme de docker , Mme Hermine Navarro.
  • 3 responsables syndicaux : Ibanez Thomas, Sanchez et le Docteur J.M.Larribère (PCA).
  • Mandats d’arrêt contre : E. Angonin (SG. De l’U.D) et B. Mahrouz (secrétaire U.D).

En réponse à cet événement et à l’appel de l’USCO, un débrayage général est effectif chez EGA, CFA, Eaux, Bâtiment/T.P (Getman, Getal, H.B.M), Bastos (tabacs), Glacières GEO, industrie du livre,
7000 manifestants sont présents à la maison du peuple le 27/5/1950.
Les orateurs du meeting sont : Boualem (secrétaire syndicat dockers), Merad Bachir (U. D.).
Les manifestants des entreprises de travaux publics de la corniche font 10 km à pied pour arriver à la maison du peuple.

Après le vote d’une motion, les manifestants décident de la déposer à la préfecture, se groupant le long de la rue Général Gérez et au boulevard Fulton où les forces de police et de C. R. S les attendaient.
Alice Sportisse, député d’Oran, est en tête du défilé avec d’autres femmes. Les manifestants avancent, les gardes mobiles chargent à leur tour accueillis par une grêle de pierres.
Les manifestants tentent une nouvelle sortie, c’est alors qu’éclatent la fusillade et les matraquages, bilan :

  • 5 blessés graves dont 4 par balles : Rami Mohamed (docker), Serge Gex (EGA), Martin Michel (Getman) et Saha (docker), Abdelkader Ben Mohamed (par coups de crosse) ;
  • 50 arrestations (hommes et femmes), libérés par la suite.
  • Les blessés superficiels sont soignés par Madame Gariby, femme du vice-recteur d’Alger de passage à Oran et sa fille Madame Moreau.
  • 3 arrestations maintenues : Joseph Estève (adjoint au maire d’Oran), Mlle. Rodriguez et Emile Gonzes.
  • 3 responsables syndicaux relâchés : Pertuisa (CFA), Teule (ingénieur en chef ponts et chaussés), Guénatri (SG/U.A/ Ports et docks).
  • La maison du peuple est saccagée par la police.

Portée de la grève

Devant l’ampleur de la situation, l’administration recule.
Le gouvernement de Paris rappelle le préfet Sarie.
Un accord est conclu : restitution des cartes retirées, priorité d’embauche aux dockers professionnels, liberté provisoire pour les emprisonnés.

Les dockers en sortent victorieux et riches par la portée politique.

1. Pour les dockers d’Oran

Victorieux à la suite de cette épreuve, les dockers élargiront leur volonté de boycott aux bateaux à destination d’Agadir (solidarité avec le Maroc) et à l’Egypte à la suite de la Révolution de Juillet 1952.
Cependant, l’action anti-colonialiste des dockers a relevé l’une des contradictions du mouvement syndical d’antan. Devant l’attitude des dockers, les corporations d’une certaine « aristocratie ouvrière européenne » se sont tenues devant le conflit à l’écart de l’action.
Fonctionnaires et services publics étaient quasiment absents au mouvement de solidarité.
Seuls s’associaient au lot, les corporations à dominante algérienne, (bâtiment, tabacs, etc.).
S’identifiant à la lutte du peuple vietnamien dans un sort commun contre le colonialisme français, l’action des dockers algériens a relevé aussi cette dichotomie entre colonisé et colonisateur dans l’esprit même du mouvement cégétiste dans son ensemble.
54 ans plus tard, revenant sur la bataille de Dien Bien Phu, vue du tiers-monde, le Valmy des peuples colonisés, l’historien Alain Ruscio, écrira dans son article : « La succession des revers de l’armée française en Indochine accentuera la prise de conscience de la solidarité entre colonisés. C’est par exemple dans les ports d’Algérie (Oran, Alger), et non en métropole, que les dockers refusaient les premiers de charger du matériel de guerre à destination de l’Indochine… à la solidarité entre colonisés répond celle des colonisateurs » . (Le Monde Diplomatique/juillet 2004).

2. Dans les milieux politiques

La combativité des dockers et le mouvement de solidarité qui lui est conséquent stimulent des attitudes unitaires entre les forces du mouvement national.

Les incidents de la grève des dockers d’Oran sont portés à la tribune de l’Assemblée algérienne par une notion du MTLD relative à « la répression policière d’Oran » . Ils sont soulevés également dans des débats de l’assemblée nationale française.

Dans son interpellation, A. Sportisse, député PCA d’Oran, conclura son intervention : « L’attitude du préfet a eu pour résultat d’élargir considérablement non seulement à Oran, mais aussi dans toute l’Algérie, les rangs de ceux qui luttent contre cette honte du XXe siècle, le colonialisme. »

3. La répression coloniale, de la fermeté à l’hésitation

À la suite de ces évènements, la répression coloniale semble hésiter dans sa fermeté.

Lors du procès des militants syndicaux, Larbi Ben Driss, Mohamed Ben Habib, Ahmed Ben Mohamed et Hermine Navarro, celui-ci se passe à huis clos. Les 3 premiers sont condamnés à 4 mois de prison avec sursis.

Cette hésitation marque plus nettement le procès de E. Angonin, B. Mahrouz, Thomas, Ibanez, Sanchez et J.M. Larribère.
En prévision de ce procès devant le tribunal correctionnel d’Oran, les syndicats sont appelés à se rendre en masse le jour de l’audience devant le palais de justice par solidarité. L’audience tenue, l’accusation est abandonnée par le ministère public et les accusés sont relaxés.
Cette victoire est exprimée par un meeting à la maison du peuple.

André Ruiz, secrétaire général du CCSCA, soulignera le fait que « la volonté du peuple a fait reculer l’appareil judiciaire : partout où l’union s’est réalisée, des victoires ont été acquises » .

Cette popularité du procès face à un appareil judiciaire du type colonialiste a été l’inspiration de la stratégie de défense pour Jacques Vergès dans ses plaidoiries à l’égard des militants FLN pendant la guerre de Libération nationale et qu’il théorisera devant le barreau d’Oran, il y a peu de temps, en termes de « procès de rupture » .

Enfin, la grève des dockers d’Oran inspira le jeune poète oranais, Rolland, qui la commémora et nous commémorons avec lui aujourd’hui par les vers suivants :

Dockers d'Oran,

Dockers en grève
Les quais se saignent
De cinq cents blessures
Et plus encore
Les mères efflorées

Dockers en grève
Ivraie en livrée
Des casques ont poussé
Où baignent la peine
Et les révoltés

Dockers en grève
L’hystérie soulage
Les yeux fratricides
Des bâtons rougis
Et le vent se tait

Dockers en grève
Grave la vague M’a dit
Chante-les, chante-les
Et le vent se lève
Du quai soulevé

Dockers en grève
Les treuils en grève
Les fleurs en grève
Et tout ce qui reste
Sauf la révolte
Et la volonté


Dockers en grève
C’est la ville veuve
Des enfants tués
Qui lance le fleuve
Le sang cambriolé
Par les banques reines
Aux peuples en saignée

Dockers en grève
C’est la vie qui veut
C’est la foi qui voit
C’est le vœu qui gagne
Et grandit l’enjeu

Dockers en grève
Mont joie la marée.

Par Aabid Ahmed, historien - université d’Oran


Note :

Certaines des illustrations ont été reproduites à partir du catalogue de l’exposition :

Un voyage singulier
Deux peintres en Algérie
à la veille de l’insurrection

Exposition organisée à la bibliothèque Nelson Mandela à Vitry sur Seine du 04 au 30 décembre 2009,
par l’association Art et mémoire au Maghreb

M-S.R


Voir en ligne : http://elwatan.com/Commemoration-de...

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