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UN REGARD EGYPTIEN DIGNE D’INTERET

LE FOOT, LE SOCIAL ET LA GEOPOLITIQUE

Chronique de Alaa Al Aswani

mardi 24 novembre 2009

Remercions Yassin TEMLALI d’avoir traduit et nous avoir adressé cette chronique instructive de l’écrivain égyptien Alaa Al Aswani, auteur bien connu de « L’immeuble Yacoubian", "Chicago" et bien d’autres ouvrages. Elle a paru dans le quotidien cairote « Al Chourouk Al Gadid » le 17 novembre, quelques jours après le premier match au stade du Caire et à la veille du match de barrage qui devait départager les équipes égyptienne et algérienne à Khartoum.

Les deux matchs ont provoqué plusieurs incidents au Caire et à Alger, plongeant les relations entre les deux pays dans une sérieuse crise diplomatique. L’histoire de Nora, rapportée par Alaa AlAswani, lui même médecin, est une histoire véridique. Elle a été largement reproduite par la presse égyptienne.

Comme les nouvelles consacrées au vécu populaire par des intellectuels et gens de lettres égyptiens célèbres tels que Albert Cossery, Nadjib Mahfoudh et tant d’autres, l’histoire de Nora donne à réfléchir sur l’arrière-plan social et les enjeux géopolitiques qui sont au fondement des représentations contradictoires et de leurs impacts politiques.

Que dire à ce propos des pensées qui habitent les Algériens, confrontés à un vécu d’injustice sociale, d’autoritarisme et de corruption ? Comment coexistent dans leur esprit l’enthousiasme sain et compréhensible pour l’exploit de leur sélection nationale, et l’indignation contre la répression des mal-logés de Diar- ech-Chems et des jeunes rongés par le chômage, la surdité chronique des autorités au sort des enseignants et autres corporations en grève ?

VIVA LALGERIE ! VIVA le PEUPLE EGYPTIEN ! Et agissons pour que l’ensemble des acteurs sociaux et politiques, instruits par le passé, donnent à ce cri d’espoir un autre débouché que celui des enthousiasmes trahis de juillet 1962, février 1971, avril 1980 et octobre 1988.

S. H.


L’HISTOIRE DE NORA et DE L’EQUIPE NATIONAE DE FOOTBALL

PAR ALAA AL ASWANI

http://www.babelmed.net/index.php?c=4734&m=&k=&l=fr

(Traduction de l’arabe par Yassin Temlali)
Babelmed

J’avais initialement décidé de raconter l’histoire d’une citoyenne égyptienne, Nora Hachem, mais la grande victoire de notre équipe nationale de football sur l’équipe d’Algérie ne pouvait être passée sous silence. Je me suis donc résolu à aborder les deux sujets ensemble.

Rien ne pouvait vraiment distinguer Nora Hachem de millions d’autres Egyptiens. Elle était brune, moyennement belle et pauvre. Son mari était un simple ouvrier répondant au nom de Hany Zakaria. C’est à ses côtés qu’elle menait une lutte féroce pour la bouchée de pain quotidienne et l’éducation de leurs deux enfants.
Un jour, elle s’est sentie très fatiguée.

Notre équipe nationale de football devait jouer un match décisif contre l’équipe algérienne. Les Egyptiens ont révélé au monde entier de quelle trempe ils étaient : ils se sont alignés derrière elle, comme un seul homme, oubliant leurs dissensions. Les médias algériens s’étaient lancés dans une campagne d’obscènes moqueries prenant pour cible notre équipe. Les journalistes égyptiens leur ont riposté par une pluie d’injures, aussi blessantes les unes que les autres, qui leur ont fait très mal. Lorsque la chanteuse Warda Al Jazayria a déclaré qu’elle supporterait l’Algérie, beaucoup d’Egyptiens n’ont pu contenir leur colère : comment a-t-elle donc osé, elle qui, depuis des décennies, vit en Egypte et puise dans la mer de sa générosité ? Certains bloggeurs ont même exigé qu’en guise de représailles, on lui interdise l’entrée sur notre territoire national.

Tout au début, Nora a attribué sa fatigue au manque de sommeil et au pénible travail ménager ; elle n’en a pas soufflé mot à son mari. Mais sa fatigue ne faisait que redoubler, à tel point qu’elle a dû s’allonger. Hani l’a alors emmené dans une clinique privée. Le médecin, après l’avoir examinée, leur a conseillé de se diriger sur-le-champ vers l’hôpital.

Le président Moubarak a pris soin d’assister aux séances d’entrainement de l’équipe nationale. Avant le match il a aussi passé du temps avec les joueurs pour leur exprimer son soutien. Il faut reconnaître que le président n’est pas avare de soutien au sport et aux sportifs. Tout le monde se souvient peut-être qu’après la mort de quelque 1400 Egyptiens dans le naufrage du célèbre navire [« Al Salam », en février 2006], la tristesse ne l’avait point empêché d’assister aux entrainements de cette équipe qui s’apprêtait à un autre match décisif, en finale de coupe d’Afrique.

Il était deux heures du matin lorsque Hani et sa femme sont arrivés à l’hôpital de Sadr Imbaba. Un médecin a ausculté Nora à la hâte. Il a conclu qu’elle n’avait rien, qu’il n’était nul besoin de l’hospitaliser et s’est vite éclipsé. Hani a essayé d’en discuter avec lui mais en vain. Il est alors retourné à la réception. Il a supplié le préposé à l’accueil de l’aider à faire hospitaliser sa femme. Celui-ci lui a dit, très clairement : « Tu dois alors payer 2000 livres si tu veux qu’elle soit soignée. »

Pendant le match, en dépit du jeu agressif des Algériens, nos joueurs ont su contrôler leurs nerfs. La profonde piété des Egyptiens s’est manifestée de façon indéniable. Leurs « do’a » s’élevaient vers le ciel pour que l’équipe nationale marque au moins deux buts. Sur un plateau de télévision, nous avons pu aussi écouter le chanteur Ihab Tewfik priant les téléspectateurs d’invoquer Dieu afin qu’Il exauce leurs vœux de victoire. Selon lui, il y a en Egypte suffisamment de saints hommes dont le Seigneur écoutera certainement les appels.

Hani est resté complètement stupéfait en entendant prononcer cette somme. D’une voix à peine audible, il a demandé si l’hôpital de Sadr Imbaba était toujours un établissement public. Le préposé à l’accueil lui a expliqué, avec une grande indolence, qu’il appartenait toujours à l’Etat mais que cela ne changeait rien à l’affaire : il fallait qu’il débourse 2000 livres s’il voulait que sa femme soit hospitalisée. Hani a rétorqué qu’il était pauvre mais le préposé à l’accueil ne l’écoutait déjà plus : il avait replongé le nez dans un tas de papiers posés sur son bureau.

Le jour du match, à la télévision, le célèbre journaliste sportif Yasser Ayoub a assuré qu’en cas de victoire sur l’Algérie et de qualification au Mondial, chaque joueur recevrait de l’Etat et de la Fédération de football une récompense de 6 millions de livres égyptiennes. Lorsque l’animatrice de l’émission s’est étonnée de l’importance de cette somme, un autre journaliste sportif a estimé que les joueurs méritaient bien plus car ils fournissent des efforts titanesques pour mettre de la joie dans le cœur es Egyptiens.

Hani a fini par abandonner tout espoir de convaincre le préposé à l’accueil de l’aider à faire hospitaliser sa femme, qui commençait à ne plus tenir sur ses jambes. Il s’est dirigé, avec elle, vers l’hôpital de Sadr El Omrania. Et là, le médecin lui a affirmé qu’elle avait peut-être contracté la grippe porcine mais qu’on ne pouvait la soigner, n’étant pas équipé pour prendre en charge ce genre d’affections. Il lui a conseillé l’hôpital d’Om El Masreyyin, selon lui bien mieux équipé.

L’amour du sport n’est pas l’apanage du président Moubarak. Il le partage avec ses deux fils, Alaa et Gamal. Tous deux ont pris soin d’aller au stade soutenir l’équipe nationale, en compagnie de la majorité des ministres du gouvernement, dont le ministre de la Santé, Hatem El Gabali, qui s’est assis tout près de Gamal. Nous avons tous pu voir la joie débordante de ce beau monde lorsqu’Amr Zaki a marqué notre premier but.

Hani a remercié le médecin et s’est dirigé vers l’hôpital El Masreyyin. Il a supplié le personnel de sauver sa femme qui commençait à cracher du sang, mais un médecin lui a assuré que son état était normal et qu’il n’était pas nécessaire de la garder sous surveillance médicale. Il lui a aussi conseillé de retourner à l’hôpital de Sadr El Omrania, plus spécialisé, selon lui, dans ce genre de cas.

Pendant les quelque 90 minutes qui ont suivi le premier but, en dépit de leurs efforts titanesques et de leur esprit combatif, nos joueurs ont échoué à marquer un deuxième but. La colère commençait à se lire sur le visage des hauts responsables de l’Etat, assis dans la tribune officielle. Alaa Moubarak n’a pu se retenir de regretter, par un grand geste excédé, que notre équipe puisse manquer autant d’occasions de buts.

Hani est retourné à l’hôpital de Sadr El Omrania, portant presque Nora à bout de bras. Pour la première fois, sa voix s’est élevée, pleine de colère : « Pourquoi m’avez-vous orienté vers Om El Masreyyin si ma femme peut être soignée ici ? » Le médecin lui a répété que le diagnostic qu’il avait fait était parfaitement exact et qu’à Om El Masreyyin, on se défausse toujours pour ne pas soigner les malades. Il lui a conseillé d’exiger de cet hôpital un document certifiant que l’état de Nora était normal et que sa vie n’était pas en danger.

Hani s’est excusé de s’être emporté et a ramené sa femme à Om El Masreyyin. Il a demandé qu’on lui délivre ledit certificat. Cette fois-ci, il a été accueilli avec beaucoup de gentillesse. On lui a assuré qu’on ferait subir à Nora toutes les analyses nécessaires mais pas tout de suite, à huit heures du matin, car la responsable des analyses, ont-ils répété, n’était pas là. Il s’avérera par la suite qu’elle était bien là, mais qu’elle était si fatigué qu’elle a demandé à ses collègues de congédier Hani par n’importe quel moyen.

Le match tirait à sa fin lorsqu’Imad Motaab a réussi à marquer un deuxième but. L’Egypte entière a alors dansé de joie. Le ministre de la Santé en a oublié toute retenue ; il a sauté dans les airs avant de prendre dans ses bras Gamal Moubarak pour le féliciter de l’éclatante victoire.

Hani est retourné à l’hôpital de Sadr El Omrania. Il espérait que sa femme puisse y être gardée jusqu’au matin, pour qu’ensuite, on lui fasse subir les analyses médicales à Om El Masreyyin. Mais l’état de Nora a vite empiré. On a dû lui mettre un masque à oxygène. Elle ne tardera pas à rendre l’âme, avant même qu’on sache de quoi elle souffrait. Elle a quitté ce monde alors qu’elle n’avait que 25 ans, laissant à Hani deux enfants en bas âge.

Nous sommes probablement le seul pays au monde où l’on peut mourir de cette façon. Le drame de Nora Hachem ne devrait pas, cependant, assombrir la joie de notre victoire sur l’Algérie. Dieu a écouté nos appels et nous a offert deux buts. Nous avons fait boire aux Algériens la coupe amère de la défaite et au prochain match, avec la permission de Dieu, nous les écraserons encore.

Mabrouk à l’Egypte pour la qualification au Mondial et que Dieu ait l’âme de Nora Hachem.

(Article paru dans "Al Chourouk Al Gadid ", Le Caire)

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