Accueil > CULTUREL > Table ronde autour de " La Colline oubliée ", en HOMMAGE À MOULOUD (...)

Association de Culture Berbère, Paris - le 21 avril 2012

Table ronde autour de " La Colline oubliée ", en HOMMAGE À MOULOUD MAMMERI

Evocation, par Sadek HADJERES

mercredi 25 avril 2012


C’est d’abord une raison sentimentale, conjuguée à l’aimable insistance de mon ami Arezki Metref, qui m’a amené à revenir prématurément à Paris pour assister à cet hommage. J’ai envers Mouloud Mammeri une dette affective que la vie ne m’a pas laissé depuis si longtemps l’occasion d’honorer.

Chaque fois que je relis un passage de “la Colline oubliée” , se ravive en moi le choc que nous avait causé la disparition brutale d’un Mouloud Mammeri en pleine vitalité créatrice. Ma vie clandestine (à l’ère du « parti unique ») m’avait alors empêché de m’associer à l’immense hommage populaire qui lui avait été rendu. Il fut, m’a-t-on dit, aussi massif que celui qui avait accompagné à l’époque coloniale en août 1946 les obsèques de mon ami et camarade de lutte Ali Laïmèche, fauché à la fleur de ses 19 ans par les rigueurs du maquis de Kabylie.

Puis a suivi la tristesse d’une perte irréparable pour la vie culturelle et politique du pays. L’ancrage de Mammeri dans le terroir amazigh et national, conjugué à sa sensibilité et à son humanisme universaliste, auraient certainement contribué à amoindrir le gâchis colossal et les agressivités aveugles qu’allait engendrer la fin de règne du parti et de la pensée uniques.

Cela rejoint une deuxième raison de ma venue à cette rencontre, j’y vois une façon de contribuer avec chacun de vous à explorer une dimension de fond liée à l’Histoire nationale. J’ai en vue le contenu singulier d’une époque qui se situe à la charnière des décennies quarante et cinquante du siècle dernier, plus exactement à la fin des années quarante et premières années cinquante. Ce fut une époque où des intellectuels et hommes de culture ont commencé à s’inviter en plus grand nombre et avec dynamisme dans le débat politique et philosophique national, Cette montée si bénéfique avait été ressentie par des esprits chagrins comme une intrusion non bienvenue. Car jusque là, le mouvement patriotique, à certains niveaux de la composante nationaliste la plus influente et la plus dynamique dans la base populaire, restait encore comme réticente envers les courants intellectuels,. Des responsables qui ne reflétaient pas forcément les attentes populaires laissaient le mouvement enlisé dans un activisme insuffisamment politisé ou avaient même tendance à l’encourager par démagogie. Je me souviens de la formule utilisée avec délectation par certains « mas’ouline » (responsables) qui parlaient des « intellectomanes », pour désigner ceux qui d’une façon ou d’une autre travaillaient à insuffler un esprit et une richesse culturelle et doctrinale aux brûlantes aspirations nationales et populaires spontanées. Méfiants envers les intellectuels, ils ne daignaient les reconnaître que dans la mesure où ils se contentaient d’être leurs scribes ou leurs flatteurs complaisants.

Mammeri a été un exemple de ceux qui, sans être des militants organiques ou ostentatoires, avaient à leur façon contribué à des prises de conscience enrichissantes du mouvement politique de libération. Ces efforts progressistes furent malheureusement insuffisants à générer des résultats encore plus importants, comme l’avait illustré entre autres l’échec du Front Algérien (FADRL) qui s’était amorcé en 1951 entre toutes les tendances du mouvement national [1]. Aussi l’élan patriotique et anticolonialiste s’est trouvé jusqu’à la veille de l’insurrection, affaibli par des luttes sans principe de clans, de factions et de personnes, au détriment de la politisation des forces radicalement indépendantistes, laissant ces dernières plombées pour ainsi dire par un activisme insuffisamment fécondé par la pensée, la culture et la conscience sociales, ce qui amoindrissait leurs capacités d’analyse et de maîtrise stratégique. La dynamique insurrectionnelle de novembre 54 a cependant relancé un élan culturel multiforme, grâce en particulier aux intellectuels et artistes qui avaient déjà émergé dans les années précédentes. Cela s’est prolongé après l’indépendance, quand Mammeri avec d’autres ont animé les activités culturelles telles que celles de l’Union des Ecrivains algériens, malheureusement interrompues et réprimées après le coup d’Etat du 19 juin 1965.

Revenons donc au début des années 50.

Quand le roman de Mammeri a paru (à l’automne 1952), professionnellement j’étais à l’âge de 24 ans plongé dans mes recherches et ma pratique médicales. Mais surtout, politiquement, j’avais quitté la mouvance nationaliste après avoir milité de longues années dans les rangs du PPA dont je fus responsable de la section universitaire d’Alger tout en militant aussi dans la Mitidja et gardant des liens avec mes anciens compagnons de lutte de Kabylie. Depuis près de trois ans, c’est-à-dire depuis 1949, j’avais décidé à regret de me séparer d’un parti auquel j’avais été très attaché mais dont les dirigeants restaient sourds aux attentes et opinions constructives et sincères. Ils avaient provoqué la déception de nombre de militants révolutionnaires par leur incurie doctrinale et leurs méthodes antidémocratiques, notamment lors de la crise appelée faussement berbériste qu’ils croyaient résoudre entre autres par l’autoritarisme brutal ou en offrant à quelques uns d’entre nous des « koursis » (sièges) de membres de leur comité central !

Je ne connaissais pas directement Mammeri. Nous nous étions rencontrés brièvement une fois après avoir pris rendez-vous au café L’Otomatic de la rue Michelet, mais faute de temps nous nous étions promis de nous revoir plus longuement. Je n’avais pas relancé le projet du fait de multiples charges qui pesaient sur moi. Le contexte de ce début des années 50 était en effet une période de transition, de bouillonnement d’idées qui faisait suite à un certain marasme ou stagnation des années précédentes. Il y avait dans la société des attentes intellectuelles et politiques non satisfaites, du moins est ce ainsi que nous étions un certain nombre à le ressentir. Dans ce renouveau, l’association des étudiants musulmans, l’AEMAN, dont je fus élu en1950 président sans appartenance partisane, a pris un tournant résolument unitaire en se dégageant beaucoup des étroitesses hégémonistes qui nuisaient à sa vocation nationale et rassembleuse.

Je n’ai donc pas revu Mammeri à ce moment, mais j’étais informé de ses activités et préoccupations par Mouhand-Ouyidir Aït Amrane, mon camarade et ami intime du groupe des « lycéens de Ben Aknoun » où il avait créé l’hymne “Ekker a mis Oumazigh”. Il avait avec Mammeri des relations suivies de travail linguistique et culturel. Leur premier contact datait de l’été1948. C’était au lendemain d’un petit séminaire politico-culturel d’une douzaine de militants et responsables PPA tenu à Arous, non loin de Larbâa Natht Irathen (ex- Fort National). A son issue nous avions recommandé à Ait Amrane d’engager avec Mammeri un travail de rénovation amazigh culturel et linguistique.

Du coup, la parution d’un roman dont la trame se situait en Kabylie ne m’a pas étonné ainsi que mes anciens ou nouveaux amis. Elle a suscité d’emblée chez nous une forte sympathie empreinte de curiosité qui se confirmèrent à la lecture de l’ouvrage. Quand “la Colline oubliée” a paru, cela faisait presque deux ans que je m’étais engagé dans la militance communiste. En plus de mes convictions démocratiques, sociales et philosophiques, les positions et activités du PCA en matière linguistique et culturelle s’harmonisaient bien avec mes aspirations d’ouverture nationale et universelle.

Il se trouve, et ce n’est pas un hasard en cette période de maturation culturelle perceptible à la charnière des années 40 et 50, que la sortie du roman de Mammeri, comme celle de Mohamed Dib, a coïncidé avec les mois où la revue « Progrès » préparait et lançait son premier numéro (de février 1952).
C’était la revue idéologique, culturelle, politique et scientifique du PCA.
À ce propos et comme peuvent le vérifier les chercheurs, la mouvance communiste se distinguait des autres formations nationales, par une activité systématique et diversifiée dans le domaine culturel. Je fus directeur de cette revue, dont l’existence parsemée de difficultés pratiques fut interrompue avec l’insurrection. J’assumais cette responsabilité sous la supervision de deux des cinq secrétaires du parti, plus particulièrement de Bachir Hadj Ali et André Moine. J’avais suivi de plus près les articles consacrés au roman de Mammeri et Dib, dans les deux premiers numéros qui entre autres publiaient aussi une importante étude de l’historien et géographe Yves Lacoste [2]. Ce dernier, alors enseignant à Alger, découvrait sur ma suggestion notre grand Ibn Khaldoun, jusque là à peu près inconnu dans notre pays. En le faisant connaître par une analyse remarquable [3], il amorçait sa vocation de relance et de rénovation du savoir géopolitique qui lui vaudra une renommée mondiale.

À propos de cette époque, je remercie en passant Hend Saadi qui tout à l’heure a rafraîchi ma mémoire sur cette phase de controverses et de recherches intellectuelles, en rappelant les prises de position réticentes envers les ouvrages de Dib et Mammeri de la part de Mostefa Lacheraf, Amar Ouzegane ou Mohamed Chérif Sahli (dont ce premier numéro de Progrès commentait son ouvrage sur « Abdelkader, le chevalier de la Foi »).

Auprès de nous par contre, les ouvrages de Mammeri et de Dib ont joui d’emblée d’une appréciation positive. Nous avions considéré infondées les suspicions entretenues par les organes de presse ou par certains intellectuels nationalistes en raison des prix attribués à ces ouvrages, qu’ils considéraient comme une manœuvre colonialiste.

Nous avions néanmoins estimé préférable de ne pas signer moi-même l’article de présentation de « La colline oubliée ». Mon passé de contestataire « berbéro-marxiste » dans le MTLD risquait de biaiser le débat et donner un faux prétexte à les envenimer. De vives polémiques étaient en effet entretenues à ce sujet, avec des arguments pas toujours transparents, par les formations ou des cercles intellectuels très chatouilleux pour tout ce qui leur paraissait comme des atteintes au dogme identitaire d’un peuple qualifié d’arabo-islamiste à plus de 100%. Ils excluaient par là même toute autre approche identitaire plus ouverte et rassembleuse du destin national, mais aussi toute motivation sociale et résolument démocratique ou toute dimension internationaliste au combat de libération.

Pour présenter cet important évènement culturel, j’ai donc discuté longuement avec Pierre Laffont, de son vrai nom Isaac Nahori et plus familièrement Koko, l’éditorialiste pétillant d’intelligence d’Alger républicain. Il a mis dans cet article son talent habituel, à la fois nuancé mais sans équivoque envers les différents aspects de la question [4].

Qu’en a- t-il dit pour l’essentiel ?

Il a d’abord souligné l’importance de l’évènement, en rapport avec la flambée des commentaires y compris malveillants.
« Laissons à leur haine imbécile et congénitale les racistes indécrottables et la critique "à tant la ligne », qui tentent, grossièrement, d’opposer l’un à l’autre les deux livres et les deux écrivains. Laissons-les à leur peau de chagrin et à leur rancœur et parlons de choses sérieuses…
…Le premier mérite de ces deux livres, c’est qu’ils existent, ils sont. Enfin des livres qui parlent de l’Algérie, écrits par des Algériens, pour des algériens. Des livres qui nous changent des âneries officielles intéressées et de la complainte de celui qui, portant son cœur en écharpe, voudrait attendrir et apitoyer … Des livres qui font aimer ce pays parce qu’ils en montrent le beau visage douloureux mais fier et noble…. plus particulièrement le livre de Mammeri, qui a su parler avec beaucoup d’amour concret, constant, communicatif, de cette terre kabyle qu’il aime… »

Laffont cite alors plusieurs passages pris au hasard, comme le récit de la traversée à gué de la rivière par toute la population du village en fête, les traditions et parfois les tragédies s’y rapportant. À propos de ces belles pages, le commentateur ajoute : « D’aucuns ont pu penser que c’était là faire acte de « régionalisme », de « berbérisme ». Nous ne le croyons pas, car il suffit d’être allé une fois en Kabylie, d’avoir vécu la vie des montagnards de cette région pour vibrer avec MAMMERI. .. Et pour aimer ce coin de notre pays, comme on aime ALGER, CONSTANTINE, LES AURES, TLEMCEN, LAGHOUAT…Pour ceux qui sont plus ou moins contemporains, c’est plus d’une fois qu’ils se retrouvent en eux.
… Pour servir tout cela –amour du pays et des hommes – une forme souvent brillante, atteignant à la poésie comme dans la scène où MOKRANE revenant chez lui est pris par la tempête.

L’article de « Progrès » passe ensuite à un registre plus critique : « ... n’y a-t-il vraiment en Kabylie que de jeunes bourgeois sympathiques avec leurs réflexes, leurs préoccupations, leurs réactions de petits bourgeois ? Avec leurs amitiés particulières pour des bergers particuliers »…

Certes, MAMMERI, n’a jamais dit cela. souligne le commentateur, mais ce dernier trouve cela insuffisant et aborde la critique sous un angle socio-politique, quoique avec moins de sévérité et plus de compréhension qu’envers DIB, qui lui pourtant faisait figure d’écrivain engagé, ne serait-ce que par sa qualité de journaliste dans un quotidien ouvertement anticolonialiste.

P. Laffont insiste « …pourquoi s’être borné alors à parler de la misère et rien que de la misère sans dire pourquoi cette misère ? A évoquer, et seulement évoquer, la résistance à l’oppression ? Pourquoi si peu de pages consacrées à ce problème angoissant de l’exode de nos campagnes kabyles, de l’exode qui tue, sans dire pourquoi cet exode ? Pourquoi quelques allusions-clichés à la guerre pour la « civilisation » (il s’agit de la deuxième guerre mondiale) sans dire pourquoi la guerre ?... »

« Mais, pourrait répondre MAMMERI, dans l’ensemble, les gens chez nous étaient passifs à cette époque-là. Peut-être ceux que MAMMERI connaissait et ceux qui voulaient rester passifs ; Nous savons bien des coins d’Algérie, et particulièrement de Kabylie, où ça n’était pas vrai. Quant aux maquisards, non, vraiment, il aurait mieux valu ne pas les mettre en scène. Car le maquis de Kabylie, autant si ce n’est plus que la misère, l’exode ou la guerre, ne supporte pas d’approximation superficielle…
« …Nous voici en vérité au cœur de la question. Tout se passe comme si MAMMERI avait voulu, de parti-pris, rester dans un cadre étroit qu’il sait lui-même étroit, se bornant à quelques timides allusions comme pour se faire pardonner cette claustration volontaire. ..

…DIB, au contraire, place au centre de son livre un problème de fond... le personnage central de « La Grande Maison » était la faim du petit Omar, la tante riche, les perquisitions policières, le militant Hamid Serradj … Avec une analyse minutieuse et un souci du détail qu’il faut souligner. Mais si les rapports sociaux sont chez Dib soumis à dessein à une analyse beaucoup plus serrée, beaucoup plus « politique » pour dire le mot, que chez MAMMERI, il y manque, par contre, cette chaleur humaine qui imprègne « La Colline Oubliée ». ..

…Et maintenant que conclure ? Laffont regrette que les deux personnages manquent de perspective alors que la société s’est mise en branle pour le changement
…Ainsi, DIB annonce, dans une interview reproduite avec complaisance par « L’Effort Algérien » : OMAR partira pour la France. Quant à MAMMERI, il dit par la bouche de MENACH, l’un de ses héros : « Adieu, jusqu’au jour prochain où mon âme retrouvera la tienne et celle d’AAZI, pour refaire ensemble TAASAST dans un monde, (l’autre monde) où la souffrance ni l’obstacle ne seront plus. Adieu MOKRANE. »

Laffont, qui considère qu’un livre ou un journal peut être une arme contre la misère la guerre et l’oppression, voit dans le manque de perspective des deux ouvrages une espèce de renoncement. Il suggère que c’est peut-être là qu’il faut chercher la réponse à la question soulevée par les compliments adressés avec maladresse par des gens généralement sectaires aussi bien à « La colline Oubliée » qu’à « La grande Maison ».

Et il rappelle aux lettrés Mammeri et Dib l’exhortation que Virgile met dans la bouche du Grec Laocoon à ses concitoyens « Timeo Danaos et dona ferentes ». (Je me méfie des Grecs même s’ils sont porteurs de présents). Et pour que tout soit clair, Laffont précise : Nous nous méfions, quant à nous, des Monsieur DE SERIGNY et de leurs semblables, surtout quand ils sont porteurs de prix littéraires.

xxxxxxx

Que penser de cette critique progressiste de gauche qui précède et peut nous paraître aujourd’hui excessive, jusqu’à avancer les mêmes exigences envers un roman qu’envers un tract ou une analyse politique, bien que soient reconnues les qualités littéraires et humaines de l’ouvrage ?
C’était dans l’air du temps avec deux volets :
D’abord un dirigisme politique poussé en matière littéraire et culturelle. Il existait autant chez nous que dans les cercles nationalistes (je dirai même davantage dans ces derniers jusqu’à friser l’intolérance, l’esprit d’inquisition et de « takfir » (excomunication) ;
Ensuite, un facteur objectif qui explique sans le justifier entièrement ce dirigisme excessif à nos regards d’aujourd’hui : l’âpreté d’une bataille politique, idéologique et « civilisationnelle » sans pitié avec le colonialisme

Comme je le rappelais en effet dans le n° suivant de « Progrès (mai 1953) à propos du débat soulevé [5] :

« … Que nous révèle en effet ce débat ?

« l’ensemble des critiques, de quelque bord qu’elles soient, qu’elles soient d’essence progressiste ou réactionnaire, française ou algérienne, pas une seule n’a porté exclusivement sur la forme, le style, la facture des romans.

Par contre l’essentiel de la critique a porté sur le fond, sur le contenu. Et l’on s’aperçoit alors qu’il s’est dessiné, sans équivoque aucune, soit pour louer, soit pour condamner ces ouvrages indifféremment, deux camps qui s’alignent incontestablement et malgré toutes sortes de détours, sur les deux positions politiques fondamentales qui s’affrontent en Algérie. »..

Du côté des colonialistes.

Les uns ont violemment attaqué les romanciers. Tel ce Jean BRUNE, de la « Dépêche Quotidienne ». qui fulmine dans le même style hargneux contre DIB, coupable, à son avis, d’avoir affirmé que nombre d’instituteurs algériens ne considéraient pas leurs élèves comme des descendants des Gaulois.

D’autres se sont évertués à trouver dans ces livres et c’est surtout vrai pour le roman de MAMMERI, des éléments de cet exotisme si cher aux âmes maladives en quête d’évasion, voire même d’un régionalisme qui chatouillerait leur secret mais vain désir, de voir un jour Arabes et Kabyles détournés de leur commun objectif national D’autres journaux réactionnaires tentent la même opération avec le livre de DIB : qu’il est sympathique ce petit Omar, aux prises avec la faim, quelle richesse psychologique, quelle contribution remarquable à la connaissance de l’enfance .

Quoiqu’il en soit, qu’ils déversent louanges ou blâmes, les colonialistes n’en demeurent pas moins dans leur critique, toujours et avant tout inspirés de ce souci primordial : sauvegarde des privilèges colonialistes et diversion sur les problèmes brûlants, évasion vers l’irréel. »

« Par contre, la critique progressiste, malgré sa rigueur et ses exigences critiques, davantage politiques que littéraires, crédite les deux auteurs d’un patriotisme qui pourrait et devrait les amener à poursuivre leur œuvre »

Ainsi dans « Progrès » n° 2 de mai 1953, page 55 [6]

« … / … nous aurons peut-être la satisfaction de lire la suite de « La Grande Maison » dans deux autres ouvrages, où il n’y aura plus trace d’irrésolution et de confusionnisme, où il y aura plus d’optimisme et de naturel.

Nous disons « peut-être ». Et cela tient aux’ écrivains – indépendamment de leur appartenance politique – pour peu qu’ils prennent résolument position pour la justice, contre l’injustice, … Dans ces conditions, quelle signification donner à l’interview accordée par DIB à l’ Effort Algérien », dans laquelle il répond, pour expliquer qu’il avait fait du journalisme : « Les circonstances ont voulu que j’entre à « Alger Républicain », où j’ai travaillé en qualité de reporter ». Voyons, DIB, les circonstances ou les convictions ? » …

« Nous pensons que nous devons faire confiance à DIB, ne serait-ce que pour la manière courageuse dont il a posé un problème que pas un romancier algérien avant lui n’avait posé.

Nos écrivains, ceux qui ont déjà publié et ceux qui (nous savons déjà qu’ils sont nombreux) s’apprêtent à le faire, savent sans doute que notre littérature doit s’inspirer aussi bien des grandes œuvres classiques que des valeurs forgées par notre peuple, à l’école de qui il faut se mettre.

N’est-ce pas alors le moment de rappeler que c’est Goethe qui a dit : « Il faut choisir, être le marteau ou l’enclume. »

xxxxxxx

Avec le recul du temps (soixante ans séparent ces deux univers différents) comment comprendre les remous contradictoires et la vivacité des remous soulevés par ces publications et quelquefois de façon paradoxale dans les milieux colonialistes ou nationalistes ?

Notons d’abord qu’à l’époque, ces remous n’affectaient qu’une frange seulement de l’opinion algérienne, une partie de la population citadine ou semi-citadine instruite qui de surcroît n’avait qu’un accès direct restreint aux ouvrages littéraires (Je viens d’apprendre par l’exposé de Hend Saadi qu’apparemment Cherif Sahli n’avait même pas lu “La Colline Oubliée” qu’il critiquait pourtant vertement). Néanmoins cette frange instruite était informée par la presse progressiste ou coloniale de ces nouveautés éditoriales et des polémiques suscitées.

On est très loin de l’impact qu’auront après l’indépendance les adaptations télévisées et cinématographiques des deux ouvrages, lorsqu’elles seront vues par des dizaines de milliers de spectateurs. Ces adaptations diront au grand jour ce que les romans ne disaient que de façon allusive : la guerre d’indépendance est évidemment passée par là, avec les visions radicales consacrées massivement et a posteriori, ce qui n’allait pas de soi auparavant.

Il reste que cette résonance dans les couches algériennes instruites du début des années cinquante était le reflet de l’ensemble de la société autochtone dans ses couches les plus éprouvées, d’où montait la poussée vigoureuse des revendications nationales et sociales. Cette montée s’affichait de plus en plus, certes avec de précautions de style, elle provoquait la panique colonialiste d’un côté, les espoirs et les aspirations à des horizons nouveaux de l’autre. Ce moment de confrontation de représentations idéologiques et identitaires préfigurait les confrontations plus violentes dont étaient grosses la société et la scène politique. Les protagonistes de part et d’autre cherchaient marquer des points pour leur cause, pour leurs intérêts et projets de société. La littérature ne pouvait échapper, aux deux camps fondamentaux, au sens où Goethe affirmait pour sa part « il faut choisir, être le marteau ou l’enclume ». Il était naturel que les acteurs présents sur la scène politique aient tendance à agir et trancher, y compris dans le domaine littéraire et artistique, en fonction pas seulement de l’esthétique et de la qualité littéraire mais le plus souvent et avant tout de leurs options politiques.

Mais dans le vécu quotidien, les positions des acteurs sociaux et politiques n’étaient pas toujours aussi tranchées, elles dépendaient aussi des rapports de force et des calculs de conjoncture, il apparaissait des gradations et des différenciations dans les prises de conscience et de position.

Ne parlons pas des représentants de la grosse colonisation enfermés dans leur racisme grossier et insultant. D’autres néanmoins soucieux d’habileté tactique, feignaient de continuer à jouer la carte assimilationniste d’une France généreuse envers la population algérienne, recouvrant la main de fer d’un gant de velours. pourvu que soit consacré l’effacement de l’identité indigène et sa vocation nationale, Raffinement supplémentaire, ils ne désespéraient pas de voir réussir leurs vieux espoirs d’enfoncer un coin entre Arabophones classés comme fanatiques islamistes et Berbérophones selon eux génétiquement ouverts à la christiano- latinité.

Plus nuancée a été une tendance de conciliation, présente, y compris dans le gouvernement général français, marqué par le courant social-démocrate du temps de Chataigneau-Naegelen-Leonard-Soustelle de la première période, prêt à lâcher quelques concessions (attribution de la maison de la Robertsau aux étudiants musulmans, encouragement à déverrouiller certaines filières professionnelles ou universitaires, etc.). Ou encore le courant dit « libéral » de Jacques Chevallier partisan d’un système néo-colonial plus compréhensif à la seule condition qu’il ne permette pas la jonction des deux radicalismes, l’un national et l’autre social ( cf. le grand cri d’épouvante qu’il a poussé dans la presse à l’occasion du FADRL [7] en août 1951).Ce sont les mêmes préjugés épouvanté envers l’union nationalistes-communistes que distillaient certains rédacteurs chrétiens-progressistes dans "L’Effort algérien" lorsqu’ils s’en prenaient avec vivacité aux prises de position nationales, unitaires et radicales communes entre étudiants musulmans de l’AEMAN, Scouts Musulmans Algériens, Jeunes de l’UJDA (procommunistes), Jeunesses syndicales, Jeunes de l’UDMA,etc ; ils voyaient paradoxalement dans ce fort courant unitaire un "danger", danger pour qui donc ?

Enfin un courant dans les milieux européens beaucoup plus nettement progressiste (je ne parle pas des communistes européens qui eux se considéraient partie intégrante du mouvement national). Ce courant progressiste faisait preuve de compréhension et d’empathie pour le mouvement national et sympathisait fortement avec lui, comme les “Mandouzistes” [8], certains milieux littéraires autour de Jean Sénac [9] qui était venu me manifester son soutien à la revue Progrès dont il avait même parlé dans sa chronique culturelle de Radio Alger.

Du côté algérien « de souche », le courant progressiste ne se limitait pas aux communistes organiques ou de conviction. Il existait une mouvance de progrès présente en dehors ou au sein des formations nationalistes, qui sans se démarquer explicitement de leurs bureaucraties hégémonistes, ne s’identifiaient pas forcément à elles sur toutes les questions.
Ainsi le futur historien Mahfoud Kaddache, bien que dans ses productions universitaires il s’en tenait prudemment (je dirais même de façon timorée) à la thèse officielle MTLD du « complot berbériste », a fait remarquer à propos des deux romans dans « La Voix des jeunes » que [10] « l’approbation de la presse réactionnaire ne constitue pas un critère suffisant pour juger défavorablement de ces ouvrages ». Il se démarquait ainsi de la prévention nationaliste conservatrice qui a eu d’autres occasions de se manifester la même année, après la sortie triomphale de la pièce de Théâtre “Al KAHINA” en novembre, par Abdallah Nekli (montée et jouée) par Mustapha Kateb. Des attaques d’autant plus inconsidérées que cette pièce n’était pas seulement un plaidoyer historique vivant, ardent et subtil en faveur des luttes pour la liberté, la dignité et l’indépendance mais aussi une approche féconde et emblématique des trajectoires historiques croisées et des interactions vertueuses entre l’amazighité et l’arabité de l’Afrique du Nord.

Au tintamarre diviseur, chauvin et passionnel de franges nationalistes aux conceptions étriquées, s’était jointe l’aile conservatrice des Oulama dans leur organe officiel El Baçaïr pour des raisons différentes de leurs concurrents nationalistes en matière de surenchère arabo- islamique. Une surenchère rivalisant dans la stérilisation de toute relance culturelle algérienne, de toute véritable « nahdha » culturelle, dans la mesure où ils concevaient la promotion de l’arabité et de l’islamité non pas à travers l’encouragement aux potentialités créatrices intrinsèques de ces hautes valeurs de notre histoire, mais à travers un dénigrement, un acharnement destructif et répressif de toutes autres valeurs tout aussi historiques qu’ils considéraient et présentaient a priori comme hostiles.

Il faut néanmoins souligner qu’à la même époque, d’autres courants dans la mouvance Oulama avaient une autre vision, quoique minoritaire, du patrimoine culturel et de civilisation, plus conforme à l’esprit d’ouverture reconnu au patriotisme de Ben Badis [11]. J‘ai en vue des hommes comme Reda Houhou, Tewfiq El Madani, Moufdi Zakaria, et encore le regretté Larbi Tebessi dont la déclaration mémorable au meeting de fondation du FADRL en août 1951, à la salle bondée du Donyazad avait été empreinte dune remarquable hauteur humaine et politique et avait soulevé un enthousiasme de l’assistance composée de toutes les composantes partisanes du mouvement national

Il y aurait tant d’autreschoses instructives à dire sur cette période, mais le temps est limité et j’en ai abusé ...

Ma conclusion : Merci à l’Association Culturelle Berbère de continuer à promouvoir l’œuvre et la mémoire de Dda l Muloudh.

Samedi 21 avril 2012, à l’ACB)
Sadek Hadjerès



Voir en ligne : http://www.acbparis.org/index.php?o...

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Lien hypertexte

    (Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)