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CINQUANTENAIRE DE LA DISPARITION DE MOULOUD FERAOUN - Quelques repères autour d’un mythe

dimanche 25 mars 2012

article de Merdaci Abdellali, paru sur Le Soir d’Algérie, publié lors de l’anniversaire de l’assassinat des enseignants algériens par l’OAS en Mars 62.

signalé par Abdelaziz KRABA à socialgerie

Je trouve l’article le plus intéressant et le plus complet de tout ce qui a été publié cette semaine-là. A mon avis, l’article sort du lot.
Il traite calmement du débat de l’histoire et de ses mythes, comme il relativise la position de Mouloud Feraoun en demandant au public algérien de se la reposer.
Je pense qu’il présente bien le contexte dans lequel Feraoun avait évolué. Et aussi, aborde sereinement les critiques des uns et des autres, en incluant celles des universitaires de gauche.

Mouloud Feraoun reste important sur le plan personnel car mes frères et moi sommes allés à une école qui s’appelait Mouloud Feraoun. Et aussi, c’était dans cette école qu’habitait Max Marchand et dont l’appartement avait été dynamité par l’OAS, ce qui a reculé la rentrée scolaire de l’indépendance de cette école.

par Abdellali Merdaci

Les formes de légitimation par la société des acteurs du champ culturel ne sont jamais ni perceptibles ni sereines. La postérité de Mouloud Feraoun appartient-elle à l’écrivain, au maître de l’école ou à l’inspecteur des Centres sociaux éducatifs, martyr d’une guerre qui n’en finissait pas d’éprouver ses malheurs ? Sur Feraoun, et aussi sur un grand nombre d’acteurs des champs politique et culturel de la période coloniale, est-il envisageable aujourd’hui de sortir du mythe pour entrer dans l’histoire ? Il n’est pas patent que sur l’écrivain et sur l’homme public les positions développées par l’histoire littéraire et politique soient toujours pertinentes. Un questionnement, adossé aux faits, ne peut éviter, cinquante ans après la disparition de l’auteur du ‘Fils du pauvre’, incompréhensions et grincements.

Du pupitre du maître à l’écriture littéraire et aux centres sociaux éducatifs, ultime engagement, le nom de Feraoun reste aujourd’hui indissociablement attaché à ces scènes si cloisonnées d’une vie, aux significations diverses, qui marquent et densifient une trajectoire. Voilà quelques repères pour le réinsérer dans ce qui a été une poignante quotidienneté, à la mesure d’une chronique coloniale inquiète.

1- Feraoun avant Feraoun

La singularité du terroir kabyle accompagne la formation de l’homme et de l’écrivain Mouloud Feraoun, né le 8 mars 1913 à Tizi-Hibel (Grande-Kabylie). Amar Saïd Boulifa (1925) a éloquemment décrit une Kabylie éternelle, sortant d’âges repus, pour vivre dans un infini dénuement : « Ce sol, que les érosions ont aujourd’hui dégradé au point de le rendre inculte, pauvre et rocailleux, devait sûrement avoir un autre aspect : des cultures de toutes sortes devaient couvrir cette terre alors plus fertile ; celle des arbres fruitiers semble particulièrement être des plus développées. L’olivier, entre autres, croissait en abondance ; les moulins à huile, les emplacements de pressoirs, taillés à même sur le roc que l’on rencontre dans la forêt de Mizrana ou dans les bois ou maquis des massifs de Tamghout, sont des vestiges qui témoignent de la prospérité et de la fertilité de cette région que nous voyons actuellement si pauvre et si triste. Malgré les siècles et malgré cette désolation des sols, la Kabylie maritime porte sur ses flancs les marques d’une époque où l’habitant jouissait d’une civilisation avancée ».
L’histoire des Kabyles et de la Kabylie, transmise dans les tribus, répète cette aridité des terres et des mœurs.
Feraoun le constate en une formule : « Nous sommes des montagnards, de rudes montagnards, on nous le dit souvent. C’est peut-être une question d’hérédité. C’est sûrement une question de sélection… naturelle. S’il naît un individu chétif, il ne peut supporter le régime. Il est vite… éliminé. S’il naît un individu robuste, il vit, il résiste. Il sera peut-être chétif part la suite. Il s’adapte. C’est l’essentiel » (‘Le Fils du pauvre’, Paris, Seuil, 1954, p. 58).

Cet écosystème montagnard implacable n’est cependant en marge ni de l’histoire ni de ses mutations socioéconomiques et culturelles. Comme le père de Fouroulou, beaucoup d’hommes valides, lorsqu’ils n’ont plus leur lopin de terre à exploiter, s’emploient chez les riches voisins ou dans de rares travaux d’ouvrier. Et il advient aussi, depuis le début du XXe siècle, qu’ils traversent la mer pour de pénibles besognes en France, dans les pays miniers du Nord.
Dès les années 1880, une émancipation par l’école française devenait possible. La Kabylie fut-elle la région d’Algérie la plus sensible à ce pari que défendait opiniâtrement un des tout premiers indigènes naturalisés, l’officier Mohamed Abdallah (Cf. L’Avenir, 1880) ? Dans la feuille gouvernementale Akhbar du 29 octobre 1880, Abdallah écrivait à propos de ses coreligionnaires : « Il faut les instruire à tout prix ; maintenir un peuple dans l’ignorance de peur d’user envers lui de violence apparente est un grossier et dangereux sophisme » (cité par Charles-Robert Ageron, 1968, p. 335). Des écoles communales laïques sont créées, à l’initiative d’édiles locaux, soutenues par les djemaâ. Leur œuvre de promotion sociale transmue-t-elle l’histoire coloniale pour raviver l’imaginaire de nombreuses générations ? Le jeune Feraoun est au lendemain de la Grande Guerre au croisement de ces tiraillements entre une terre qui ne nourrit plus et une école perçue comme une issue quasi rédemptrice et libératrice. Dans l’excipit du ‘Fils du pauvre’, le père parle au fils qui s’en va affronter, à Alger, le redoutable concours d’entrée à l’École normale de Bouzaréa. Il lui dit les mots qui guident le passage à l’âge adulte. Fouroulou sait qu’il est venu au monde pour donner sens dans la karouba des Aït Mezouz et dans la maisonnée parentale à cette ascension sociale par l’école. Il rassure le père avec ses propres mots : « Oui, tu diras là-haut que je n’ai pas peur » (p. 126).

2- Le dernier des « Humbles »

Les formations et carrière proposées à la jeunesse indigène entre l’avènement du gouvernement civil colonial et la veille de la Seconde Guerre mondiale (1871-1939) indiquent deux voies : le cours normal de Bouzaréa, à recrutement essentiellement kabyle, rural et paupérisé, et la médersa (Tlemcen, Alger, Constantine), à recrutement citadin, ouverte aux classes moyennes. La discrimination linguistique – critère de sélection fondamental — n’aura pas été dans ces deux structures de formation la moins opérante : les arabophones se tournant généralement vers les médersas et leurs maigres débouchés et les berbérophones – principalement kabyles — vers le cours normal de Bouzaréa et l’enseignement des indigènes.

Dans sa thèse sur les instituteurs indigènes formés par l’école normale de Bouzaréa, Fanny Colonna (1975) dresse le tableau sociologique d’une pauvreté, presque distinctive pour les élèves-maîtres kabyles. Cette pauvreté, toute proverbiale, n’est-elle pas si accusée chez les acteurs de l’époque et dans ses « traces » scrupuleusement disséminées ?
« Mémoire » de Saïd Faci dans les années 1900 (1931), plus loin au XIXe siècle l’itinéraire édifiant de Amar Saïd Boulifa, et, plus proche, dans les années 1920- 1940, ceux de Rabah Zenati et de cette laborieuse phalange d’instituteurs typifiés dans le registre de l’Algérie coloniale dont Mouloud Feraoun figure le dernier maillon.
Ils ont animé, à Bouzaréa, un bulletin d’élèves au titre évocateur, « Le Profane » , et avaient fait le vœu, presque conjuratoire, d’humilité.

Pour mieux identifier le statut asserté de « pauvreté » de Mouloud Feraoun et de son Fouroulou Menrad, il est utile de revenir à l’extraordinaire parcours de Saïd Faci (né en 1880), qui reste à découvrir. Il s’agit d’un des plus grands hommes qu’ait comptés l’Algérie indigène d’avant-1950, aussi important par son message et par son action que ses contemporains Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis. Enfant de montagnards pauvres du Djurdjura, berger jusqu’à l’âge de quinze ans, Saïd Faci, à force d’efforts soutenus et d’abnégation, entre à l’École normale de Bouzaréa à 19 ans, brûlant avec une foi et un courage salutaires toutes les étapes pour s’engager dans une carrière d’adjoint-instituteur, statut alors réservé aux seuls éléments indigènes de l’enseignement colonial. Maître laïc de la IIIe République, Faci introduit, dès 1911, l’Algérie dans la modernité, avec le lancement à Oran de la première association d’instituteurs algériens d’origine indigène, la création au lendemain de la Grande Guerre de la « Ligue des droits de l’homme », la fondation de syndicats algériens de fonctionnaires et surtout l’usage politique de l’écriture.
Cette modernité retentit dans un discours revendicatif qui prendra souvent la forme d’une lutte continue à l’intérieur même des institutions coloniales. Feraoun ne pouvait ignorer, comme tous les instituteurs d’Algérie, la présence hautement symbolique de cet autre « fils du pauvre », ce Kabyle capital, fondateur de « La Voix des humbles » , longtemps pourchassé par les polices coloniales et exilé en France par l’administration du gouvernement général (Cf. Abdellali Merdaci, 2007).
Il y a Feraoun dans Fouroulou Menrad, mais aussi Faci, l’irrécusable modèle d’une pauvreté constitutive transcendée. Feraoun n’affirme- t-il pas dans Le Fils du pauvre son appartenance à la famille des humbles et à leur combat à l’enseigne d’une dignité humiliée ?

3- Une éthique de la littérature

Très peu d’écrivains dévoilent les motivations de leur venue à l’écriture. L’argument de la vocation, le plus souvent exposé, est suffisamment admis pour être discuté. Or, Feraoun ne s’est jamais caché derrière le prétexte fallacieux de la « vocation de l’écriture », comme principe d’une carrière littéraire. Enseignant, proche de la littérature par la lecture et par l’enseignement de la lecture, il a pu être longtemps détaché de l’écriture.
Dans Images algériennes d’Emmanuel Roblès (1959), il rapporte comment il a cherché à convaincre son ancien condisciple à l’École normale de Bouzaréa d’écrire un « roman kabyle ». C’était vers la fin des années 1930. Des romans à thème kabyles avaient été publiés par des Français d’Algérie et dans la corporation des instituteurs algériens d’origine indigène et dans les colonnes de leur organe « La Voix des humbles » n’a-t-on pas vivement morigéné Ferdinand Duchêne et ses chefs-d’œuvre Le Berger d’Akfadou (1928) et Mouna, cachir et couscouss (1930), édités à Paris par Albin Michel ?

L’instituteur Feraoun pensait que son ami, qui venait de donner un roman d’un ton nouveau sur l’Algérie (L’Action, Alger, Charlot, 1938), était bien armé pour venger la Kabylie et les Kabyles et les restituer dans leur vérité aux lecteurs de cette période de l’après-centenaire.
Le projet était fourbi : « Je nourrissais le secret espoir de faire écrire à Emmanuel Roblès un roman kabyle, un de ces livres solides et têtus où nous apparaîtrions sous notre vrai jour, et cela lui eût été possible tant il s’intégrait si naturellement au pays, tant il s’y sentait incorporé. » Roblès qui « avait déjà l’habitude de voir partout des hommes » l’avait convaincu que les Kabyles étaient leurs semblables et que seule sa plume leur rendrait justice.
Discret parrainage ? À partir de ce moment, Feraoun allait délibérer d’une entrée en littérature qui serait une sorte de mission morale. Sa venue à l’écriture, qui se place sous le sceau de la nécessité, n’aura donc pas la spontanéité du poète inspiré ; elle répond d’une forte éthique qu’il résume en ces mots : « Si donc on assume cette tâche délicate d’écrire, ce ne peut être que par devoir, ce ne doit être qu’avec respect et crainte ; respect pour son semblable, crainte de lui nuire en le défigurant ; espoir surtout ; espoir de le comprendre, de le faire connaître et aimer, de servir la commune vérité, de plaider pour la commune condition ; espoir, en un mot, de faire œuvre de justice, de mesure et d’amour. »
Ce lourd cahier des charges, ce charroi de sentiments, emprisonnent-ils le futur écrivain dans de rigides codes qui ne font pas la bonne littérature ? Ils interpellent l’auteur dans un dire vrai, un réalisme si doctrinal, pour relever de l’inépuisable vérité des êtres, précisément des Kabyles, ses frères si proches, dont l’histoire mérite d’être connue. Ce programme doctrinal sature-t-il les pages du Fils du pauvre -avant d’en être élagué dans les œuvres suivantes lorsque Feraoun atténuera le poids du dogme dans sa vision du monde kabyle et recentrera le métier de l’écrivain ?

4- Une communauté franco-algérienne

Ce cri du cœur de Feraoun est célèbre : « La communauté franco-arabe, nous l’avons formée, il y a un quart de siècle, nous autres, à Bouzaréa !  » (Cf. Images algériennes d’Emmanuel Roblès). Comment ne pas ressentir la vigueur de cette affirmation, en 1959, dans l’Algérie en guerre ? Cet idéal « franco-arabe » — maturé depuis un quart de siècle — est la matrice intellectuelle qui forge le cheminement social et politique de l’homme et de l’écrivain. Feraoun ne saura rejeter ni la France ni l’Algérie, sans être acculé au dilemme de Jean Amrouche, au tragique tropisme de deux nations tutélaires.
S’il juge ce qui sépare les Français et les indigènes, Feraoun croit à une union des communautés qui gardent les mêmes droits sur l’Algérie, leur pays. En 1961, au moment où l’Algérie indépendante n’était plus une fumeuse hypothèse, il rappellera, devant des étudiants chrétiens du mouvement « Travailleurs de la paix », sa conception d’un pays qui rassemble.
Il l’écrit, à la date du 28 août 1961, dans son journal (1962) : « Nous comprenons l’angoisse des Français d’Algérie : ils sont responsables de tout le mal qu’on nous a fait. Et si jamais les choses finissent par s’arranger on les tiendra soigneusement à l’écart comme pour leur interdire tout espoir de vivre dans l’Algérie de demain qu’ils auront tout de même contribué à construire. »
Rejoint-il ainsi, cette même année, l’appel de Ferhat Abbas, président du GPRA, aux minorités d’Algérie, pour en faire la pédagogie auprès d’étudiants chrétiens ? Cette confluence entre Français et Algériens, davantage que les idéologues du FLN qui n’en feront jamais une position affirmée, Feraoun la regardait comme nécessaire pour l’Algérie future.
S’il refusait la longue injustice qui a été la règle dans les rapports entre les communautés de l’Algérie coloniale, s’il dénonçait la prévalence d’une race sur une autre, autorisée et défendue par la France, Feraoun n’écartait pas une égalité entre les différents peuplements d’Algérie, une égalité sans faille.

Son intégration aux Centres sociaux éducatifs, créés par le gouvernement général de l’Algérie (Cf. Serge Jouin et alii, 2001), à l’initiative de la résistante et anthropologue Germaine Tillion, prolonge-t-elle ce désir de rapprocher Français et indigènes ?
L’institution, projetée par ses initiateurs comme outil de la politique d’intégration, a été considérée par les ultras de l’Algérie française comme une « école du FLN ». Et le FLN la rangeait – sans examen — dans le repoussoir des politiques du « dernier quart d’heure ».
Être divisé dans ce qu’il écrivait, dans ce qu’il pensait, mais aussi dans son activité professionnelle d’inspecteur des Centres sociaux éducatifs, Feraoun restait dans le compromis. Le cercle des témoins d’une Algérie plurielle, ceux qu’il estimait être ses proches, les tenants de cette égalité des communautés d’Algérie, se limitait à une élite intellectuelle, le plus souvent sans aucun ressort auprès de ceux qui s’affrontaient en un combat impitoyable. Et qui restait sous la menace des balles des deux camps.
Apprenant l’assassinat par l’OAS d’un ami français, il écrit, le 10 janvier 1962 à Jean Pelegri : « Dites à Honorat ma sympathie, ma profonde tristesse parce que, en tuant C. c’est un peu vous tous qu’on a tués et si un jour la chose m’arrivait, vous pourriez pleurer aussi en songeant que c’étaient tous vos frères – ceux qui vous ressemblaient – musulmans qui étaient tués. » (1962, p. 342). Paroles prémonitoires, surchargeant une destinée franco-algérienne impraticable.

5- Un positionnement atypique dans la guerre

Élu municipal de Fort-National, Feraoun se dessaisira, certes, de son mandat en 1956, mais il l’a fait, comme bien d’autres, à la demande express du FLN, qui aura été intraitable sur ce chapitre de la collaboration des indigènes aux assemblées coloniales.
Défendant une coexistence sans heurts entre les communautés, surmontant les inégalités fondées en droit par le colonialisme, Feraoun comprenait le combat du FLN, mais il ne le rejoindra pas. Tout comme il doutait d’une Algérie française qui n’admettait que la loi du plus fort. Cette position politique marginale lui valut la vindicte de nationalistes et des censeurs repliés à l’arrière.
Eut-il à subir plus souvent que les écrivains de la période stigmatisations et rancœurs ? De la part d’intellectuels de gauche, sa famille politique, lui qui émargea longtemps dans les rangs de la SFIO, le parti des instituteurs. Dans les colonnes de l’hebdomadaire marocain Démocratie, Maurice Maschino (1957), rendant compte des « Chemins qui montent » (Seuil, 1957), le traite de « faux-monnayeur ». Il lui répond dans les mêmes colonnes le 1er avril 1957 : « M. Maschino, vous êtes un salaud. » C’est probablement l’unique irritation publique que Feraoun fait entendre pendant la guerre. Cette tiédeur, plus supposée que réelle, face aux « événements » qu’on lui reprochait, et qu’on croira reconnaître jusque dans ses romans, effaçant l’histoire présente de l’Algérie, n’était qu’une mise à distance entre les deux parties en conflit.
Feraoun disparu, bien des années après l’indépendance, rien ne lui sera pardonné, précisément dans l’intelligentsia communiste : ni ses idées ni même sa mort. Monique Gadant incriminera-t-elle « un Algérien ambigu » ?

Homme de l’« entre-deux », Feraoun se vouait à une Algérie consensuelle, qui ne laisserait aucune de ses communautés sur le bas de la route. Dans le débat politique des années 1950, c’était une position nette, sans aucune tergiversation. Il est difficile de soutenir que Feraoun ait manqué de courage et de clarté dans sa vision de ce qu’a été l’Algérie française (qu’il avait appris à refuser) et de ce que sera l’Algérie algérienne (dont il pouvait se méfier).
De tous les auteurs de la période coloniale, ceux de sa génération principalement, il est le seul à être resté au pays, entré dans un cycle de sanglante violence, pour vivre et défendre ses convictions. Il en mourra, le 15 mars 1962.
Sur le terrain des opérations militaires, cet « entre-deux » ne satisfaisait pas les belligérants. Pourtant, à Fort-National ou à Alger, à aucun moment l’armée française et les chefs de la Wilaya III de l’ALN n’ont envisagé de tuer l’écrivain Feraoun, alors qu’il provoquait le semblable embarras dans les deux camps.
Ce positionnement atypique dans la guerre dérangeait, car l’écrivain ne pouvait se résoudre à l’abandon d’une Algérie « francoarabe » dont il gardait l’espoir qu’elle reviendrait à tous. Dans « Le Dernier Message » (1960), Feraoun reprend les mots de Camus : « Je me suis pris à espérer dans un avenir plus vrai, je veux dire un avenir où nous ne serons séparés ni par l’injustice ni par la justice. »

6- Une épreuve de « canonisation » républicaine

À l’indépendance, la postérité de l’écrivain Mouloud Feraoun tient moins aux circuits de l’État-FLN qu’à la puissante corporation des instituteurs qui impose, dans les années 1960, son nom et ses œuvres dans les programmes de langue française, tous paliers confondus, de l’Éducation nationale. Cette consécration – typiquement républicaine — a pu longtemps préjuger de ce que pouvaient être les qualifications du littéraire dans la jeune école algérienne où le texte feraounien écrasait par le nombre ceux des auteurs de sa génération.
Mais cette célébration de l’auteur ne se cantonnera pas, dans la première décennie de l’indépendance, à une citation pléthorique dans les manuels scolaires de langue française : le nom de l’auteur montera au fronton de dizaines d’écoles, notamment dans l’Algérie profonde, symbole indécidable où il sera difficile de faire la part d’une reconnaissance posthume du maître d’école, de l’écrivain ou du martyr de l’ultime guerre de l’OAS.
Alors même que l’hommage public aux écrivains Malek Haddad et Kateb Yacine a suscité, à Constantine, une farouche levée de boucliers de l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM) et des caciques du FLN, dans les années 1980-1990, et qu’à Béjaïa celui rendu à Marie-Louise Amrouche a été âprement discuté, Feraoun a échappé aux censures des vieux guerriers de l’ALN, chevillés à d’insondables querelles de mémoires.
Contrairement à Malek Haddad, longtemps encarté au parti communiste, dont on ne peut ignorer, même s’il fut tardif, l’alignement sur les thèses du FLN qu’il représentera dans de vagues missions culturelles dans les pays de l’Europe de l’Est, et à l’iconoclaste compagnon de route du PCA Kateb, Feraoun offrait tous les motifs d’une défiance politique et son adoubement national par les instances de l’ONM et du FLN reste inexplicable.
Incarnant une « troisième voie », entre nationalistes algériens et extrémistes français, alors même que la violence de la guerre tranchait les positions des communautés de l’Algérie coloniale, Feraoun fait partie, en 1961, d’une délégation de notables algérois introduite par une porte dérobée de l’Élysée, auprès du général de Gaulle, pour une consultation sur l’avenir de la colonie. Les membres de cette délégation furent-ils aussitôt désavoués et condamnés à mort par le FLN ? Ce désaveu, l’un d’entre eux, le brillant historien Mahfoud Kaddache, le portera indéfiniment, comme un calvaire, dans l’Algérie indépendante : marginalisé dans l’institution universitaire, coupé de toute activité politique, il ne recevra pas à son décès d’hommage officiel de l’État que méritait son immense œuvre d’historien.
La fortune littéraire (et politique) de Feraoun, longtemps élevé à la dimension d’« écrivain national », peut paraître paradoxale dans le pays nouveau qu’il a lui aussi souhaité et qui tournera résolument le dos à ses idées.

Comme Camus et Jean Amrouche, Feraoun est mort d’une Algérie multiraciale qui s’éloignait, longtemps injuriée par le colonialisme, puis brisée par la guerre.

7- Une maturité littéraire tardive

Longtemps, Feraoun a été cadenassé par la critique et l’histoire littéraires dans une seule œuvre Fils du pauvre. Cette entreprise – féroce — d’opacification du travail de l’écrivain ne sera jamais discernée comme caricaturale par ceux-là mêmes qui l’entretenaient. Lorsqu’on a cadré « l’écrivain scolaire », tout a été irrémédiablement dit, pensait-on.
A-t-on alors érigé d’abusives hiérarchisations dans ce qu’Henri Kréa désigna comme la « génération de 1954 » (1960), saluant la modernité de Kateb et de Dib, absolvant l’académisme de Mammeri et repoussant la tradition « scolaire » de Feraoun ?
Ceux qui fabriquaient cette gnose injuste et injustifiée méconnaissaient le roman de Feraoun et, plus simplement, son travail sur le roman. Si Kateb interroge plus qu’il n’écrit le roman dans Nedjma (Seuil, 1956), si après la trilogie Algérie (Seuil, 1952-1957) et Un Été africain (Seuil, 1959), la mutation de l’écriture du roman est toute radicale chez Dib, la rupture de ton, sans être révolutionnaire, est bien lisible dans l’œuvre de Feraoun dès La Terre et le sang (Seuil, 1953). Il est tout à fait inaccoutumé de noter que la première mouture du Fils du pauvre (Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme, 1950), celle-là même qui sera consacrée par le Grand prix littéraire de la Ville d’Alger, en 1951, était mal écrite, troublée par une langue extrêmement parasitaire. Le texte remanié, en 1954, contient près de cent cinquante rectifications de syntaxe, de morphologie et de style. Feraoun emmêlait volontiers la cohérence syntaxique de la phrase et se montrait peu vertueux sur le plan du style. L’étude génétique du texte feraounien, du Fils du pauvre (1950) aux quatre chapitres de L’Anniversaire (Seuil, 1972), roman inachevé, relève la remarquable fécondité de l’auteur et son sérieux dans l’engagement dans une écriture littéraire apurée.
Entre ces deux textes, Feraoun passe de la position de raconter une histoire à celle de l’écrire. L’écrivain se transmue dans cet effort et la langue du roman gagne en épaisseur et en sensibilité. Cet effort n’a jamais été reconnu. C’est Sainte-Beuve (1804-1869), parangon de l’ancienne critique, qui posait – non sans raison — la question de la légitimité de l’écrivain, du moment et de l’œuvre par lesquels elle survient. Feraoun, arrivé à une maturité littéraire tardive, a certainement souffert de la consécration excessive du seul ouvrage qu’il a littérairement composé dans l’encre d’un rabouilleur, Fils du pauvre(1950-1954). Toutes les œuvres qui viendront après, qui lui sont supérieures par leur exceptionnelle maîtrise, n’entameront pas ce malentendu dans la carrière de l’écrivain.

8- Une postérité feraounienne

Deux remarques s’imposent dans la lecture de la postérité feraounienne :

  • 1- Sur le plan politique. Observe-t-on souvent – comme l’établit une riche bibliographie (plus de cent articles de presse recensés sur ce thème depuis 1962) – la surenchère politicienne autour du personnage de Feraoun ? N’en a-t-on pas fait, manifestement contre les convictions qu’il a défendues, un « nationaliste », un « révolutionnaire » ? Et même, en 2006, dans un dithyrambe enflammé d’un éminent universitaire d’Alger, un « fellaga » ?
    Ni ses correspondances, ni son journal, ni ses contributions données aux journaux et aux revues, seules sources fiables pour l’historien sur ce qu’ont pu être ses choix politiques, ne l’établissent. Feraoun fut un personnage officiel de la colonie jusqu’au début 1956. Après avoir quitté la politique municipale en Kabylie, il ne mettra pas son renom d’écrivain le plus primé d’Algérie au service de l’Algérie française ou au service du FLN-ALN qui la combattait.
    L’exode massif des Français d’Algérie, commencé au lendemain de la signature des Accords d’Évian, achevait le rêve d’une Algérie intercommunautaire qu’il avait nourri dans ses actions publiques et dans ses écrits. L’histoire – toujours imprévisible — des intellectuels et des artistes algériens dans la guerre d’indépendance devrait être écrite. Les espérances de Feraoun n’étaient pas celles du FLN-ALN. Voilà, toutefois, bien des années que Mme Khalida Toumi, ministre de la Culture, a inscrit dans le calendrier du gouvernement l’hommage solennel à l’auteur du Fils du pauvre. La confusion autour de ce qu’a été l’homme public et l’écrivain ne semble pas s’épuiser.
  • 2- Sur le plan littéraire. A-t-on jamais autant publié, en Algérie, les textes de Feraoun qu’en ces années 2000-2010 ? Et surtout le lit-on, avec empressement, non plus dans la catégorie des pères qui l’ont connu dans leurs années d’école mais dans celle de la jeunesse ? Si Feraoun revient ces dernières années dans la recherche universitaire, il n’est pas certain, comme le confirment des travaux récents, qu’en soit renouvelée la critique. Que ce soit dans ces engagements politiques ou littéraires, Feraoun, l’éternel « fils du pauvre », semble condamné à d’inaccessibles mises à jour.
    Tous ceux qui, hier et aujourd’hui encore, en 2012, ont entrepris, au gré d’imprudentes édulcorations de l’histoire, d’en ériger la statue sur les plaines encombrées de l’histoire nationale ont détourné cette inaltérable passion d’une cité « franco-arabe » née dans les rudes travées de la vieille dame de Bouzaréa et engloutie dans les fureurs de la guerre. Mouloud Feraoun était tout entier dans ce drame.

A. M. 


Bibliographie

  • Ageron Charles-Robert (1968), Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, PUF, vol. 1.
  • Boulifa Amar Saïd (1925), Le Djurdjura à travers l’histoire, Alger, Bringau.
  • Colonna Fanny (1975), Instituteurs algériens, 1883-1939, Alger, OPU.
  • Gadant Monique (1978), Mouloud Feraoun, un Algérien ambigu…, Peuples méditerranéens (Paris), n°4, juillet-septembre.
  • Faci Saïd (1931), Mémoire d’un instituteur algérien d’origine indigène, Supplément de La Voix des Humbles, n°98, octobre.
  • Feraoun Mouloud (1962),
  • Journal, 1955-1962, Paris, Seuil, 1962.
  • (1960), Le dernier message, Preuves [Paris], n°110, avril (repris dans L’Anniversaire, Seuil, 1972).
  • (1959), Images algériennes d’Emmanuel Roblès, Simoun [Oran], décembre (repris dans L’Anniversaire).
  • Jouin Serge, Lesne Marcel, Rigaud Louis, Simon, Jacques (2001), L’École en Algérie : 1830-1962.
  • De la régence aux Centre sociaux éducatifs, Paris, Publisud. Kréa Henri (1960),
  • Préface au panorama de la nouvelle littérature maghrébine, Présence africaine [Paris], octobre 1960. Maschino Maurice (1957).
    Ce critique donne, en 1957, plusieurs articles dans Démocratie à propos des Chemins qui montent, notamment le 1er avril, les 6 et 13 mai et le 8 juillet.
  • Merdaci Abdellali (2007), Un groupe d’acteurs culturels de l’entre-deux-guerres.
  • Instituteurs algériens d’origine indigène, Constantine, Médersa.

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