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TEMOIGNAGE DE JEAN-PAUL DUCOS,

ALGER LE 3/11/1960, SIX SEMAINES AVANT LES HISTORIQUES MANIFESTATIONS DE DECEMBRE

MANIFESTATION D’ETUDIANTS EUROPEENS ET MUSULMANS POUR LA PAIX ET L’INDEPENDANCE

mercredi 4 mai 2011

Ce témoignage de Jean Paul Ducos (dans l’ouvrage de Jean Sprecher « À CONTRE-COURANT »), retrace les cheminements qui ont amené un certain nombre d’européens "pieds noirs", notamment des étudiants, à comprendre les aspirations algériennes et même converger avec elles dans des actions et des épisodes peu connus tels que la manifestation des étudiants "libéraux" du 3 novembre 1960 de la Faculté d’Alger à la Grande Poste. Une des mobilisations diversifiées qui ont précédé et préparé le grand tournant de décembre 1960 qualifié à juste raison de "Dien Bien PHu politique".

Socialgerie reviendra à l’occasion sur les circonstances et le récit de cet évènement a l’organisation duquel a participé la cellule communiste clandestine des étudiants, dirigée par Henine Moula, qui sera quelque temps plus tard assassiné par l’OAS. Hommage lui sera rendu deux ans plus tard (novembre 1962) par "ElHourrya (Liberté), organe du PCA deux semaines avant son interdiction par Ben Bella.

Contribution de Jean-Paul DUCOS

Au livre de Jean SPRECHER

« à contre-courant » chez BOUCHENE

Le jeudi 3 novembre 1960 les étudiants "Algérie Française" décrétaient, en solidarité avec Lagaillarde et Susini, la grève des cours à l’université d’Alger et mettaient en place un barrage humain pour empêcher d’y accéder. Nous, les étudiants dits « libéraux » avons osé forcer ce barrage, opposant au slogan « Algérie Française » les slogans "le fascisme ne passera pas" et "négociations avec le GPRA ".

Moi, Jean-Paul Ducos, jeune pied-noir insouciant (mon amie Marie- Aimée m’a rappelé récemment que j’affirmais à cette époque : "la vie c’est les maths, la musique et les femmes !"), j’en étais arrivé à la conviction que je me devais de manifester pour la négociation avec le GPRA. Quelles influences m’avaient conduit à aller si manifestement à "contre-courant" des étudiants pieds-noirs. Mon ami Jean Sprecher m’a demandé, quarante ans après les faits, de répondre par écrit à cette question.

La relation des faits, quarante après, ne peut être qu’une reconstruction, car à l’époque mes motivations étaient assez confuses : elles relevaient plus du registre de l’émotion que du raisonnement politique proprement dit. C’était sans doute le cas de beaucoup de gens en cette période troublée. En disant cela je me rends compte qu’en fait j’ai toujours été mu par l’émotion autant sinon plus que par la politique même quand plus tard j’ai adhéré au parti algérien du socialisme « scientifique ».

Il est possible qu’une des raisons de mes futures options « libérales », soit liée au fait que d’une part j’appartenais à une famille modeste et que d’autre part je venais d’un village reculé de l’ouest algérien.
Mon père était un Français de France débarqué au village pour accomplir son service militaire. Il avait fait une « mésalliance » en épousant une Hernandez, fille d’une famille nombreuse d’émigrants espagnols, établie au village depuis le début de ce siècle.
Car il y avait une hiérarchie entre les Français : en haut les riches colons, français par définition, même s’ils avaient pour nom Macias, et ensuite la masse des Français modestes, le plus souvent d’origine espagnole (n’oublions pas que, grands colons inclus, le niveau de vie moyen des Français en Algérie était inférieur d’un tiers à celui de la « métropole »)...
Ces petits Français côtoyaient les « Arabes » car ils jouaient le rôle de contremaîtres.
Souvent, en plus du français et de l’espagnol, ils parlaient l’Arabe.
C’était le cas de mes oncles et de ma mère. Sils n’avaient pas de sympathie particulière pour les « Arabes », car la société était divisée en castes étanches, du moins ils avaient des échanges avec eux, donc une certaine connaissance des gens et des problèmes vécus par la majorité arabe.
De même, ils avaient une connaissance de l’arrogance des gros colons.
Un soir ma grand-mère « prenait le frais » devant sa porte, elle s’offusqua quand un gros colon passa devant elle sans dire bonsoir. Et elle ajouta, pour montrer toute l’audace dont il était capable : « ce type a enterré plus d’un Arabe au pied de ses oliviers ».

Tout le monde savait qu’à l’embauche du matin, tel colon jeune et viril, choisissait, en plus des ouvriers nécessaires pour la journée, une femme jeune parmi les candidates à l’embauche en lui disant avec des idées bien arrêtées « toi, tu n’iras pas au champ, tu travailleras à la maison ».
Cette proximité avec les Arabes existait à l’école, au marché, dans les quartiers, sur les stades de foot (l’équipe du village était « mixte » même si dans les quartiers on jouait souvent les « Arabes » contre les Français).
Nous étions des « petits-blancs » et en aucun cas nous n’étions des libéraux ou des progressistes. Nous étions même des racistes anti-arabes et anti-juifs. Mon grand-père Hernandez détestait en plus les Français.
Dans cette situation de proximité des Arabes, nous étions plutôt candidats à l’extrémisme pied-noir, mais dans « certaines limites », les limites imposées par la réalité.

Jusqu’au coup de force du 13 mai 1958 la guerre d’Algérie ne me préoccupait pas beaucoup. D’ailleurs pour moi il n’y avait pas de guerre mais des « événements » qui allaient, comme tous les événements, être réduits.
Néanmoins, venir à Alger d’un village lointain, être issu d’une famille modeste, parler Arabe, cela suffisait pour me distinguer sérieusement des étudiants fils-à-papa d’Alger pour qui l’Algérie c’était réellement la France, tant ils vivaient dans un monde, dans lequel les Arabes faisaient partie du décor.
C’est pourquoi Ils avalent tendance à, se méfier de moi quand j’étalais ma modeste connaissance de l’Arabe parlé.
En même temps je suscitais la méfiance de certains « musulmans », étudiants ou pas.
Ainsi j’ai plus d’une fois entendu dire : « attention ce type est un hnech (=serpent=indic").
Mais j’avais du plaisir à me différencier des privilégiés. J’avais un réel plaisir, quand j’y parvenais, à leur soustraire un peu d’argent au poker.

Je dois ma sensibilité et mon éducation principalement à mon père. C était un personnage spontané et sensible, voire naïf. Dans le contexte colonial dans lequel nous vivions, il croyait à la mission civilisatrice de la France ainsi qu’à la devise « liberté, égalité fraternité ».
Par exemple nous recevions le week-end à la maison un collégien « arabe » de ma classe (devenu plus tard recteur de l’université de Marseille après de brillantes études de physique théorique) dont les parents habitaient très loin du collège de Slane de Tlemcen où nous étions tous deux pensionnaires.
Ce fait peut paraître banal mais à l’époque c’était plus qu’inhabituel, c’était tout simplement osé.
Mon père recevait à la maison des « notables musulmans » avec lesquels il avait affaire dans son travail de percepteur. Certains étaient des « caïds » donc des appendices de l’administration française, mais encore une fois le fait qu’ils dorment à la maison était osé , hors normes.
Pendant la guerre d’Algérie un certain Mesraoua, patron de bain maure (après son arrestation le bain maure est devenu un lieu de tortures), venait régulièrement à la maison, le plus souvent y débarquant sans préavis.
Ce personnage, haut en couleurs, exprimait clairement devant nous ses opinions nationalistes. Quand il s’est fait arrêter, on a questionné mon père non sans quelque suspicion.

Mon père avait établi un dossier de bourse -et obtenu une bourse- pour sa fille alors que Mesraoua était persuadé qu’on ne donnerait jamais une bourse à un "Arabe".
Autre exemple de la personnalité de mon père : il m’a envoyé un temps à l’école coranique. Assis par terre dans l’arrière boutique d’un commerçant nous ânonnions le coran. Dans son esprit cela ne pouvait pas me faire de mal. Mais surtout pendant ce temps là il était sûr que j’étais occupé et que je ne me bagarrerais pas dans les rues.
Réaliste, il m’en a retiré lorsque une épidémie de typhus a commencé à décimer mes "collègues".
Ses préoccupations n’étaient pas d’abord culturelles, sinon il m’aurait fait faire de l’Arabe au collège. Néanmoins cet épisode m’a valu une certaine notoriété ainsi qu’à mon père.
Dans un certain sens, mon père était un "libéral". Tout en se faisant une haute idée de la France, il n’avait pourtant aucune activité politique, ni même en faveur de l’intégration que Ferhat Abbas, disons le au passage, avait revendiquée jusqu’en 1943.
Il était tout simplement pour l’égalité dans le cadre français. Et c’était chez lui un comportement.

Voilà pourquoi il a cru, et moi dans sa lancée, au slogan d’intégration prôné par les chefs de l’insurrection du 13 mai 1958, surtout quand cette intégration était cautionnée par le grand personnage qu’était de Gaulle. L’établissement de l’égalité des droits et devoirs entre les dix millions de citoyens d’Algérie était assurément dans sa tête une condition de l’arrêt de la guerre.
Il est possible que les pieds-noirs et les « musulmans » aient cru quelque temps en de Gaulle, chacun attendant de lui ce qu’il espérait.
Mais très tôt je me suis rendu compte que l’intégration était un pur slogan. Par exemple les étudiants fils-à-papa disaient : « peut-on imaginer à l’assemblée nationale française un quart d’Arabes" ! En fait ils étaient pour le statu-quo...
L’extrême droite étendait de plus en plus son emprise sur les pieds-noirs, en jouant sur la peur.
Quant aux « musulmans » que nous fréquentions ils étaient le plus souvent acquis au FLN, quand bien même ils ne l’avouaient pas, et pour cause. N’oublions pas que les étudiants « musulmans » s’étaient déjà prononcés massivement lors de la grève des cours de 1956, qui non seulement avait été suivie, mais avait permis de renforcer l’encadrement des maquis FLN.
Bref, la guerre durait depuis quatre ans, la réponse prônée était l’intégration, réponse dont personne ne voulait. Pourquoi ? À quelle condition l’égalité était-elle possible ?

Il me manquait un ingrédient pour répondre à ces interrogations : la culture.
Je dois à quelques amis de m’avoir fait avancer via des discussions, des lectures et des actions.
Par exemple, bien que cela n’ait pas de liaison directe avec mes questionnements (voire !), je dois mon initiation au jazz et à la peinture abstraite (j’ai retenu surtout Miro et Kandinsky) à mon ami Jean Sprecher.
Mes souvenirs sur cette époque d’interrogations sont un peu brouillés, mais je me souviens que je me suis mis à lire beaucoup : Camus, Sartre, les journaux dont « Le Monde » considéré alors comme « communiste » etc .
Mais le livre qui m’a littéralement fait « exploser la tête », c’était « le discours sur le colonialisme » de Césaire. J’avais trouvé là la réponse à ma question. L’obstacle à l’intégration, à l’égalité, c’était purement et simplement le système colonial, un système où les gens rentraient dans des rapports nécessaires « presque » indépendamment de leur volonté. Un mécanisme puissant qui conditionnait tout. « presque » tout, car il restait la place pour agir.
De cette époque date la rupture avec mon père. Quand il me disait : « mais on ne peut pas nier que la France a modernisé l’Algérie, elle a fait des routes, des ponts, des ports, des écoles etc . », je lui donnais une réponse qui le mettait littéralement en rage : « au profit de qui ? » les réflexions de certains copains « musulmans » alors qu’on jouait aux billes me revenaient à l’esprit : « ces terres appartenaient à mes ancêtres ».
Bref il y avait l’histoire. L’histoire vue par la France nous était connue. Mais pas l’histoire vue par les perdants ? Avec mes amis nous affrontions partout et tout le temps l’hostilité des fascistes, nous suscitions la sympathie de nos collègues ou amis « musulmans ».
Il ne nous restait plus qu’à nous inscrire dans ce grand mouvement de protestation qui allait en s’amplifiant en France. Et d’abord à nous organiser au niveau local d’Alger.
Nous avons osé nous regrouper et par exemple nous présenter aux élections étudiantes contre Lagaillarde et Susini. J’ai eu et gardé depuis cette époque, des amis inoubliables dont les plus proches étaient Sprecher, le couple Accardo (Alain et Vivette) le couple Hélie (Damien et Marie-Aimée), Kochansky, Blanca, et j’en oublie certainement, qu’ils veuillent bien m’excuser.

Voilà pourquoi, nous les « libéraux », nous avons montré notre détermination en manifestant contre les étudiants fascistes d’Alger pour exiger du gouvernement français des négociations avec le GPRA.
Cette opposition ouverte à "l’établissement" Algérie-Française dominant à Alger, a ouvert la voie, (en avons-nous été les déclencheurs sans le savoir ?), aux grandes manifestations « musulmanes » de décembre 1960 qui ont exigé avec force, et en en payant le prix du sang, des « négociations avec le GPRA ».

PS : Tout le monde a compris qu’avant l’indépendance de l’Algérie il y avait les Français, sans guillemets, et les « musulmans » ou les « Arabes », avec des guillemets. Depuis l’indépendance il y a des Français (sans guillemets) et des Algériens (sans guillemets) car il y a symétrie des termes.


« À contre-courant
Étudiant libéraux
et progressistes à Alger (1956-1662)
 » ,

par Jean SPRECHER

Edition BOUCHENE

Pour la première fois, un ouvrage est entièrement consacré à des « libéraux » d’Algérie. Pendant la période 1954-1962, un groupe d’étudiants d’Alger a pris beaucoup de risques pour s’affirmer « à contre courant » du mouvement de l’Algérie Française.


Autour de Jean Sprecher, professeur de lettres, qui a pris l’initiative d’évoquer son parcours et celui de ses amis, se retrouvent, pour une contribution originale, Alain Accardo universitaire, Antoine Blanca, diplomate, Jean-Paul Ducos, professeur de mathématiques et arabisant, Claude Olivéri, agrégé de lettres classiques et Charles Géronimi, neuropsychiatre.

Regards croisés sur une réalité complexe et dramatique, mais aussi matériau de premier ordre pour une Histoire qui reste à écrire.

Pour lire le 4ème de couverture, cliquer sur l’image.


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