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Après le désastreux "Copenhague"

REVOLUTION ECOLOGIQUE ET MARXISME, POURQUOI ?

par JOHN BELLAMY FOSTER, à la Ho Chi Minh Academy

vendredi 12 mars 2010


L’exposé de ce chercheur américain est scientifiquement limpide. Il pointe l’imminence du risque objectif majeur couru par le genre humain, ses données socio-économiques fondamentales et les exigences pressantes d’un sursaut énergique et rationnel.
Il a été présenté à Hanoï le 16 décembre 2009, à la Ho Chi Minh Academy of Politics and Public Administration lors du "Workshop on Marxist Theory and Practice in the World Today" (Atelier sur la théorie et la pratique marxiste dans le monde aujourd’hui).

L’élément central de l’argumentation est dérivé d’un discours sur « les causes de la crise écologique mondiale », prononcé à l’université du Vermont le 29 octobre 2009.dans le cadre des Will Miller "Social Justice Lecture Series" (Cycle de leçons sur la justice sociale)


Aujourd’hui, il est universellement reconnu au niveau de la science que — si des mesures adéquates ne sont pas adoptées dès maintenant — l’humanité se trouvera confrontée à une catastrophe écologique planétaire.

Non seulement la crise écologique est de plus en plus grave, et le temps qu’il nous reste pour y faire face de plus en plus restreint, mais les principales stratégies environnementales ne sont que des sortes de dénis, vouées à l’échec en raison de leurs objectifs limités.

Ces échecs tragiques peuvent selon moi être mis sur le compte du refus des pouvoirs en place d’aborder le fond du problème écologique dans la production capitaliste et à reconnaître la nécessité d’une révolution écologique et sociale. Le terme de « crise », associé au problème écologique international, est d’une certaine manière trompeur, bien qu’inévitable, par ses connotations économiques.

Depuis 2008, nous nous trouvons au cœur d’une crise économique — la pire depuis 1930. Elle a causé une souffrance incommensurable pour des millions, voire des milliards de personnes. Mais étant donné qu’elle est liée au cycle économique et non à des facteurs sur le long terme, on s’attend à ce qu’elle ne soit que temporaire et qu’elle laisse place à une période de reprise économique et de croissance — jusqu’à la prochaine crise. Vu comme ça, le capitalisme est un système économique cyclique, marqué par les crises.
Même si l’on voulait aller plus loin et conclure que la crise d’accumulation actuelle fait partie d’une stagnation économique à long terme — c’est-à-dire un ralentissement du rythme habituel de la croissance au-delà du simple cycle économique — il faudrait malgré tout l’envisager comme une calamité partielle, limitée dans le temps qui, tout au plus, soulèverait la question du futur du système de production actuel. [1]

Cependant, lorsque l’on parle de la crise écologique mondiale aujourd’hui, on fait référence à un processus qui pourrait s’avérer définitif ; en d’autres mots, il est fort probable — si l’on ne prend pas de mesures immédiates — que cette crise soit terminale, qu’elle signifie la fin de l’anthropocène, la période de domination humaine sur la planète. L’activité de l’humanité et sa quête de la civilisation provoquent des changements environnementaux qui menacent la survie de la plupart des espèces sur terre, et peut-être même de la nôtre.

La situation écologique actuelle est particulièrement inquiétante parce que le changement climatique, conséquence de l’augmentation de l’émission des gaz à effet de serre causée par les humains, ne suit pas une évolution progressive et linéaire, bien au contraire, elle subit une accélération et entraîne des transformations dans le système terre. On peut dès lors parler, pour reprendre les mots de James Hansen, le directeur de l’institut Goddard d’études spatiales de la NASA et le climatologue le plus célèbre au monde, de « points de rupture […] provoqués par l’amplification des rétroactions ». [2]

Quatre de ces rétroactions amplificatrices sont actuellement non négligeables :

  1. La fonte rapide de la glace en mer arctique entraîne la réduction de l’albédo terrestre (la réflexion de la radiation solaire), car la glace, brillante et réfléchissante, est remplacée par de l’eau de mer plus sombre. L’énergie solaire est alors absorbée en une plus grande proportion et les températures moyennes sur la planète augmentent.
  2. La fonte des toundras gelées dans les régions nordiques libère le méthane (un gaz bien plus nocif que le dioxyde de carbone) emprisonné sous la surface.
  3. Selon certaines indications récentes, la capacité d’absorption du dioxyde de carbone dans les océans serait en baisse depuis les années 1980, et plus particulièrement depuis 2000, du fait de l’acidification des océans (causée par l’absorption de gaz carbonique par le passé). Cette altération accélère le processus d’accumulation de CO2 dans l’atmosphère et, partant, le réchauffement climatique.
  4. L’extinction de certaines espèces, imputée au changement climatique, précipite l’effondrement des écosystèmes dans lesquels elles évoluaient, ainsi que la disparition d’autres espèces [3].

En conséquence de cette accélération du changement climatique, les délais dans lesquels il faut intervenir pour éviter une catastrophe et empêcher la situation de nous échapper totalement se font de plus en plus courts.

D’après un rapport de Luc Gnacadja, le secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, si la tendance actuelle se confirme, près de 70 pour cent de la terre pourraient être frappés par la sécheresse d’ici à 2025, alors que les chiffres actuels ne dépassent pas les 40 pour cent. [4]

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de l’ONU a prévenu que les glaciers fondent en différentes régions du monde et pourraient reculer fortement au cours de ce siècle si la tendance au réchauffement se poursuit. Les rivières alimentées par les glaciers de l’Himalaya approvisionnent en eau des pays qui comptent environ trois milliards d’habitants. Leur fonte provoquerait de terribles pénuries en eau, sans parler des inondations qu’elle engendrerait au préalable. [5]

Un bon nombre des dangers associés au réchauffement climatique sont aujourd’hui bien connus : élévation du niveau de la mer, engloutissant les îles et les régions côtières à basse altitude partout dans le monde ; disparition des forêts tropicales ; destruction des barrières de corail ; une « sixième extinction » rivalisant avec les grandes extinctions de l’histoire de la planète ; perte massive de récoltes ; conditions climatiques extrêmes ; intensification des maladies et de la faim dans le monde.

Mais ces dangers sont exacerbés par le fait que le changement climatique n’est pas l’unique facteur dans la crise écologique.
Par exemple, la disparition des forêts tropicales n’est pas un résultat du changement climatique, mais bien de la recherche de profit. De même, l’appauvrissement du sol est une conséquence de l’agroalimentaire ; des déchets toxiques sont déversés sans considération pour l’environnement ; et des résidus d’azote provenant de l’emploi excessif d’engrais ont un effet dévastateur sur les lacs, les rivières et les océans, entraînant la création de « zones mortes » où l’oxygène est très rare.

Étant donné que l’impact, complexe et imprévisible, de l’homme sur l’environnement touche la terre tout entière, des catastrophes encore plus dramatiques pourraient se produire.
Un des processus qui provoque de plus en plus de préoccupation est l’acidification des océans en raison de l’accroissement de l’émission de gaz à effet de serre. En effet, quand le dioxyde de carbone se dissout, il se transforme en acide carbonique, ce qui a pour effet de rendre la mer plus acide. Or, le gaz carbonique se dissout plus vite dans l’eau froide, c’est pourquoi les eaux de l’Arctique s’acidifient à une vitesse plus qu’inquiétante. Dans dix ans, l’eau du Pôle Nord pourrait être assez corrosive pour dissoudre les coquilles des coquillages, bouleversant ainsi l’entièreté de la chaîne alimentaire marine.
Par ailleurs, l’acidification des océans semble réduire la capacité d’absorption de dioxyde de carbone dans les océans et accélère le réchauffement climatique. [6]

Il y a dans tout cela un nombre infini d’incertitudes. Néanmoins, les scientifiques s’accordent de plus en plus à dire que la tendance actuelle est insoutenable, même sur le court terme. La seule réponse rationnelle est alors, bien sûr, un changement radical. De plus, certains points de rupture laissent à penser qu’il n’y a pas de temps à perdre. Des changements catastrophiques dans le système terre pourraient devenir irréversibles dans les années à venir.

Le GIEC, dans son rapport de 2007, indiquait qu’il ne fallait pas dépasser un niveau atmosphérique de dioxyde de carbone de 450 parties par million (ppm), et insistait sur le fait que ce chiffre représentait le seuil de sécurité pour la stabilisation de gaz carbonique. Mais ces affirmations sont déjà dépassées. « Ce que la science a démontré ces dernières années », affirme James Hansen, « c’est que le niveau de dioxyde de carbone à ne pas dépasser pour éviter le danger à long terme se situe à 350 ppm » contrairement aux actuelles 390 ppm. Cela signifie que les émissions de gaz à effet de serre doivent être réduites plus vite et plus radicalement qu’on ne le pensait si l’on veut faire baisser la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.

La réalité est la suivante : « si l’on brûle tout le combustible fossile, ou
même la moitié des réserves, voici vers quoi nous nous dirigeons : une planète sans glace dont le niveau des océans s’est élevé de 80 mètres. La désintégration de la couche de glace ne se fera pas du jour au lendemain, mais le chaos qu’elle engendrerait provoquerait une situation non contrôlable pour les générations à venir. »
Plus de quatre-vingts des pays les plus pauvres et les plus dépendants du climat ont à présent déclaré que la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère devait être ramenée à 350 ppm, et que l’augmentation moyenne de la température mondiale ne devait pas dépasser 1,5 °C. [7]

Stratégies de déni

Le défi auquel nous sommes donc confrontés est la mise en place d’une stratégie sociale pour faire face à la crise écologique mondiale.
Les solutions ne doivent pas seulement être suffisamment conséquentes pour pouvoir résoudre le problème, elles doivent aussi être appliquées au niveau mondial et en l’espace d’une génération environ. La vitesse et l’envergure du changement nécessaire en font une révolution, non seulement écologique, mais aussi sociale.

Pourtant, au lieu de s’attaquer au fond du problème et d’en tirer les
conclusions appropriées, la réponse dominante est d’éluder toute question sur la nature de notre société et de se tourner vers des rafistolages technologiques ou vers l’un ou l’autre mécanisme économique.
À cet égard, il y a une certaine concordance entre ceux qui refusent d’accepter la réalité du changement climatique et ceux qui, bien qu’ils reconnaissent la sévérité du problème, nient qu’il nécessite une révolution dans notre système social.

De plus en plus, on nous pousse à croire que les solutions au problème climatique seront apportées par la nouvelle technologie énergétique, et plus précisément par un meilleur rendement dans l’utilisation de l’énergie et du carbone, aussi bien dans la consommation que dans la production. En ce sens, la technologie est souvent considérée abstraitement comme un deus ex machina, indépendante aussi bien des lois de la physique (comme l’entropie ou le deuxième principe de la thermodynamique) que de la manière dont la technologie est intégrée à des conditions spécifiques de l’histoire.

Il est cependant intéressant de relever que, dans le fonctionnement économique actuel, une plus grande efficacité énergétique débouche généralement sur une plus grande quantité de produit économique, avec comme conséquence l’annulation de tout gain au niveau de l’usage des ressources et du rendement tiré du carbone — un problème connu sous le nom de « paradoxe de Jevons ». En effet, comme l’observait William Stanley Jevons au 19e siècle, chaque machine à vapeur était plus efficace que la précédente dans son utilisation du charbon, mais rien de tout cela n’empêchait l’augmentation générale de la consommation en charbon, puisque l’efficacité accrue ne menait qu’à une augmentation du nombre total des machines à vapeur et à la croissance en général.

Ce rapport entre l’efficacité et l’envergure de l’utilisation de ressources s’est avéré juste pour les économies capitalistes aujourd’hui. [8]

Le fétichisme technologique associé aux problèmes écologiques est généralement combiné à une forme de fétichisme du marché. Cette tendance est d’ailleurs tellement répandue que même un activiste écologiste tel que Bill McKibben, l’auteur de The End of Nature a récemment affirmé qu’il n’y avait « qu’un seul levier peut-être assez puissant pour faire bouger notre système aussi vite qu’il le faudrait, et c’est la force du marché ». [9]

L’illustration la plus évidente du fétichisme du marché vert se retrouve dans ce qu’on appelle la « bourse du carbone » pour parler de la création, par les gouvernements, de marchés artificiels pour le commerce de droits d’émission de gaz à effet de serre ou de « droits à polluer ».

Tout ce qu’il faut savoir à propos de ce marché des droits d’émissions,
c’est qu’il est un échec. Il a pourtant été mis en place en Europe dans le cadre de l’application du Protocole de Kyoto, mais il a échoué là où on attendait le plus de lui : la réduction des émissions.
Le commerce du carbone s’est avéré être plein de faiblesses : les droits de polluer légitiment une forme de commerce douteux qui n’a aucune incidence sur la réduction d’émissions.
En effet, le seul domaine dans lequel le commerce de carbone a été réellement bénéfique est celui des spéculateurs et des entreprises, qui ont par conséquent souvent manifesté un grand soutien au projet.
Récemment, les Amis de la Terre (Friends of the Earth) ont publié un rapport intitulé « Subprimes Carbone ? » révélant l’émergence, sous l’apparence du marché des droits d’émissions, de ce qui pourrait devenir le plus grand marché de produits dérivés financiers.

C’est à cela que James Hansen fait référence quand il parle d’un « temple of doom » (temple maudit) pour désigner le marché d’émissions de carbone, garantissant des « désastres pour nos enfants et petits-enfants ». [10]

L’ironie associée à la réponse au réchauffement climatique trouve une bonne illustration dans le projet de loi sur le climat adopté par la Chambre des représentants aux États-Unis en juin 2009.
En effet, ce projet de loi, s’il est appliqué, devrait réduire les émissions de gaz à effets de serre de 17 pour cent par rapport à 2005 d’ici 2020, ce qui représenterait une baisse de 4 à 5 pour cent de la pollution globale des États-Unis par rapport à 1990.
Pourtant, cette réduction n’atteindrait toujours pas les 6 à 8 pour cent (par rapport à 1990) prévus pour 2012 par le Protocole de Kyoto pour les pays riches.
Or cette initiative ne représentait qu’un premier pas, une réforme mineure contre le réchauffement climatique, à un moment où le problème était présenté comme beaucoup moins grave.
L’objectif ciblé par le projet de loi, s’il est jamais atteint, apparaîtra donc comme largement inadéquat.

Mais cet objectif, si insuffisant soit-il, paraît encore plus inatteignable quand on connaît les clauses restrictives du projet de loi : l’industrie du charbon doit se conformer à l’obligation de réduction de la pollution avant 2025, avec des délais supplémentaires possibles par la suite. Comme le constate Hansen, le projet de loi « donne d’une certaine manière le feu vert à la construction de nouvelles centrales au charbon ! »
De plus, l’agroalimentaire, qui est responsable d’un quart des émissions, est totalement exempt des réductions imposées.
Les dispositions sur le marché des droits d’émission, quant à elles, accorderaient des crédits sur l’émission de gaz à effet de serre à quelque 7 400 installations dans tous les États-Unis, pour la plupart gratuitement. Ces permis de polluer augmenteraient jusqu’en 2016 et les entreprises auraient la permission de les mettre en réserve indéfiniment pour un usage ultérieur. Les entreprises pourraient respecter leurs obligations en achetant des crédits compensatoires d’émission de gaz à effet de serre associés à des projets de contrôle de pollution jusqu’en 2027.
Mais ce n’est pas le pire : un équivalent du projet de loi de la Chambre des représentants est à présent en délibération au Sénat et apparaît encore plus conservateur, accordant encore plus de concessions et de crédits compensatoires aux entreprises.
Le projet de loi final, s’il est approuvé par le Congrès, sera, pour reprendre les mots de Hansen, « pire que si l’on avait rien fait ».

La préparation du sommet de Copenhague sur le climat en décembre 2009 n’est pas plus engageante : Washington y a joué le rôle du torpilleur, bloquant tous les accords volontaires sauf les plus limités et ne proposant que des solutions de type économique telles que le marché d’émissions de gaz à effet de serre. [11]

Reconnaissant que les grandes puissances mondiales jouent le rôle de Néron regardant Rome brûler, James Lovelock, le scientifique du système terre connu pour son hypothèse Gaïa, explique qu’un changement climatique considérable et la destruction de la civilisation humaine telle que nous la connaissons pourraient bien à présent être irréversibles.
Cependant, il propose en guise de « solutions » soit une construction massive de centrales nucléaires partout dans le monde (sans prendre en compte les dangers énormes qui accompagnent un tel déploiement), soit, selon le concept de géoingénierie, injecter des quantités colossales de dioxyde de souffre dans la stratosphère, à l’aide de la flotte aérienne mondiale, afin de bloquer une partie des rayons du Soleil, réduisant ainsi l’impact de l’énergie solaire sur la terre. Une autre proposition courante de géoingénierie comporte de déverser de la limaille de fer dans tout l’océan pour en augmenter la capacité d’absorption de carbone.

Les scientifiques rationnels reconnaissent que des interventions sur le système terre de l’envergure proposée par les géoingénieurs (comme par exemple de bloquer les rayons du Soleil) ont leurs propres conséquences imprévues.
De tels projets ne résoudraient pas la crise : le déversement d’énormes quantités de dioxyde de souffre dans la stratosphère, même s’il est efficace, devrait être répété encore et encore, dans des proportions de plus en plus conséquentes, si l’on ne s’occupait pas définitivement du problème de l’émission du gaz à effet de serre. De plus, cela ne résoudrait absolument pas d’autres problèmes liés à l’émission massive de gaz carbonique tels que l’acidification des océans. [12]

L’approche dominante à la crise écologique mondiale, centrée sur des solutions économiques et technologiques, n’est donc qu’une sorte de déni, une approche qui ne sert que les intérêts particuliers de ceux qui ont le plus à perdre d’un changement dans les dispositions économiques.
Al Gore exemplifie la principale forme de déni dans son nouveau livre Our Choice : A Plan to Solve the Climate Crisis (notre choix, un plan pour résoudre la crise climatique). Pour Al Gore, la solution réside dans la création d’un « capitalisme durable ».
Il n’est cependant pas complètement aveugle aux défauts du système actuel et décrit le changement climatique comme le « plus grand échec de l’histoire ». Il dénonce l’approche à court terme du capitalisme actuel, son « triomphalisme financier » et les « défauts fondamentaux » dans son rapport avec l’environnement.
Pourtant, en dépit de tout cela, il assure ses lecteurs que les « forces du capitalisme » pourront être mobilisées pour un « développement durable ». [13]

Développement non durable

En réalité, le capitalisme peut être défini comme un système de développement non durable. Afin de mieux comprendre pourquoi, il est utile de se tourner vers Karl Marx, dont l’essence même du corpus intellectuel peut être interprétée comme une critique de l’économie politique de développement non durable et ses conséquences humaines et naturelles.

Le capitalisme, explique Marx, est un système de production marchande généralisée. Certes, dans certaines sociétés antérieures au capitalisme, l’échange de marchandises a joué un rôle important, mais ce n’est qu’avec le capitalisme qu’émerge un système uniquement centré sur la production de marchandises. Une « marchandise » est un bien produit pour être vendu ou échangé sur le marché pour engendrer du profit. On lui donne le nom de « bien » parce qu’elle a une valeur d’usage, c’est-à-dire qu’elle sert à quelque chose sinon elle n’aurait pas d’utilité. Pourtant, ce n’est que la valeur d’échange, ainsi que les profits qui peuvent en être tirés, qui importent aux capitalistes.

Ce que Marx appelait « la production marchande simple » est une formation économique idéalisée — souvent utilisée pour décrire la société actuelle — dans laquelle la structure d’échange est telle qu’une marchandise représentant une certaine valeur d’usage est échangée contre de l’argent (qui n’a qu’une valeur d’échange), qui, à son tour, est échangé contre une autre marchandise (valeur d’usage). Dans ce cas-ci, le processus tout entier peut être désigné par les lettres M—A—M où l’échange n’est qu’une forme de troc, l’argent ne servant qu’à favoriser l’échange. Ici, le rôle de l’échange est une valeur d’usage concrète aux propriétés qualitatives. Ces valeurs d’usage sont généralement consommées, et le processus d’échange prend fin.

Cependant selon Marx, une économie capitaliste fonctionne, en réalité, tout à fait différemment, l’échange prenant la forme de A—M—A′. Ici, le capital argent (A) est utilisé pour acheter des marchandises (travail humain et moyens de production) pour produire une marchandise qui peut être vendue pour de l’argent, A′ (c’est-à-dire A + ∆A ou plus-value) à la fin. Ce processus, une fois qu’il est lancé, ne s’arrête jamais tout seul puisqu’il n’a pas de fin naturelle. Au lieu de cela, la plus-value est réinvestie au prochain tour, dans le but de générer un A″ et au tour suivant, les profits sont réinvestis pour obtenir A‴, et ainsi de suite, ad infinitum. [14]

Pour Marx, le capital peut dès lors s’augmenter de lui-même, cherchant sans cesse à atteindre des niveaux plus élevés d’accumulation, sans poser de limites. « Le capital », écrit-il, « a la tendance effrénée et illimitée de dépasser ses propres bornes. Chaque limitation est, et doit être, pour lui une [simple] barrière [et ainsi être capable d’être surmontée], sinon il cesserait d’être du capital, c’est-à-dire de l’argent qui se crée lui-même. »
Il transforme donc la nature et la loi de la nature ainsi que tout ce qui est distinctement humain en un simple moyen de s’augmenter lui-même.
Le résultat en est un système construit sur base de la croissance exponentielle du profit et de l’accumulation. « Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » [15]

Si l’on veut comprendre l’origine de la plus-value (ou du profit), il faut dépasser le processus d’échange et entrer dans le domaine du travail et de la production. Dans ce contexte, explique Marx, la valeur ajoutée dans la journée de travail peut être divisée en deux parties :

  1. La partie qui reproduit la valeur de la force du travail (le salaire des travailleurs) et donc constitue le travail nécessaire,
  2. Le travail fourni le reste de la journée de travail, qui peut-être considéré comme du surtravail, et qui génère de la plus-value (ou profit brut) pour le capitaliste. Le profit doit être considéré comme résiduel, constitué de ce qui reste après le paiement des salaires — chose que n’importe quel homme d’affaires comprend instinctivement. Le rapport entre le surtravail (non payé) et le travail nécessaire (payé) est le taux d’exploitation.

La logique de ce processus découle du fait que l’augmentation de la plus-value accaparée dépend de l’exploitation efficace de la force de travail humaine. Il est possible d’arriver à ce résultat de deux manières :

  1. soit, les travailleurs sont forcés à travailler de plus longues heures pour le même salaire, augmentant de cette manière le surtravail en prolongeant le temps total de travail (ce que Marx appelle « plus-value absolue ») ;
  2. soit, la valeur de la force de travail, c’est-à-dire la valeur équivalente au salaire, est générée en moins de temps (suite à l’amélioration de la productivité par exemple), augmentant de la sorte le surtravail (ce que Marx appelle « plus-value relative »).

Dans sa poursuite sans fin d’une plus-value (relative) plus élevée, le capitalisme est donc dépendant de la révolutionnarisation des moyens de production pour pouvoir accroître la productivité et réduire la portion rémunérée de la journée de travail. Cette détermination entraîne inexorablement des révolutions supplémentaires dans la production et une productivité accrue, dans un rouage inéluctable de production/accumulation. Sans compter qu’en suivant cette logique d’accumulation, le capitalisme concentre une part toujours plus importante des richesses parmi de moins en moins de personnes et crée une armée de réserve de sans-emploi.

Tout ce processus s’accompagne d’un isolement du travailleur, le privant de son potentiel de créativité, et le plus souvent, des conditions environnementales essentielles à sa reproduction physique.
« Le système de fabrique », écrit Marx, « devient un système de vols commis sur les conditions vitales de l’ouvrier pendant son travail, sur l’espace, l’air, la lumière et les mesures de protection personnelle contre les circonstances dangereuses et insalubres du processus de production ». [16]

Pour les économistes politiques, à commencer par les physiocrates et Adam Smith, la nature était explicitement une « force naturelle gratuite ». Elle n’intervenait donc pas directement dans la détermination de la valeur de l’échange (valeur), qui constituait la base de l’accumulation du capital privé.
Cependant, les économistes politiques classiques considéraient, eux, la nature comme un bien public puisqu’elle était associée à des valeurs d’usage et comprenait, non seulement ce qui était rare, comme dans de cas de valeurs d’échange, mais aussi ce qui était naturellement abondant, l’air, l’eau, etc.

C’est de ces distinctions qu’est sorti un paradoxe connu sous le nom du « paradoxe de Lauderdale », associé aux idées de James Maitland, le huitième comte de Lauderdale, qui a observé en 1804 que les richesses privées (valeurs d’échange) pouvaient être accumulées par la destruction de biens publics (valeurs d’usage), c’est-à-dire en créant de la rareté parmi ce qui était auparavant abondant. Cette vision des choses signifiait par exemple que pour accroître leur richesse individuelle, des propriétaires fonciers pouvaient exercer un monopole sur l’eau des puits et faire payer pour ce qui était auparavant gratuit, une autre stratégie consistait à brûler les récoltes (produit de la terre) pour créer de la rareté et, partant, de la valeur d’échange. Même l’air, s’il devenait assez rare, pouvait être un facteur d’augmentation de la richesse privée, une fois qu’il était possible d’y mettre un prix. Pour Lauderdale, cette création artificielle de rareté était une manière par laquelle les propriétaires d’un monopole de terres et de ressources dérobaient à la société sa véritable richesse. [17]

Marx (comme l’avait fait Ricardo) a résolument adopté le paradoxe de Lauderdale et sa critique de la relation inverse entre les richesses privées et publiques. La nature, sous le système de production marchande généralisée, était, insistait Marx, réduite à une simple force naturelle gratuite et était donc dérobée.
À vrai dire, le fait qu’une partie de la journée de travail n’était pas payée et se transformait en plus-value pour le capitaliste signifie qu’une situation similaire s’appliquait à la force de travail humaine, elle-même une « force naturelle ». L’ouvrier n’avait droit à « travailler pour assurer sa propre existence, autrement dit à exister, qu’autant qu’il travaille gratuitement un certain temps pour les capitalistes... [C’est ainsi que] tout le système de la production capitaliste vise à prolonger ce travail gratuit par l’extension de la journée de travail ou par le développement de la productivité, c’est-à-dire par une plus grande tension de la force de travail, etc. »
La nature et le travail non rémunéré devaient alors être considérés tous deux comme une force gratuite. [18]

Étant donné la nature de cette critique classique, développée plus en profondeur par Marx, il n’est pas surprenant que les économistes néoclassiques, dont le rôle principal était de faire l’apologie du système, aient rejeté les deux théories classiques et le paradoxe de Lauderdale.
La nouvelle orthodoxie économique marginale qui a émergé à la fin du dix-neuvième siècle a effacé toute distinction formelle entre la valeur d’usage et la valeur d’échange et entre la richesse et la valeur.
La contribution de la nature à la richesse est simplement devenue obsolète dans la conception dominante de l’économie.
Cependant, une minorité d’économistes hétérodoxes au nombre desquels figurent Henry George, Veblen, et Frederick Soddy, ont soulevé que le rejet de la contribution de la nature à la richesse ne servait qu’à encourager le gaspillage des ressources communes si représentatif du système. « Comme dans une parodie de cauchemar d’un comptable », écrivait John Maynard Keynes, à propos du système capitaliste centré sur la finance, « nous sommes capables d’éteindre le Soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende ». [19]

Pour Marx, l’appropriation de la nature par le capitalisme pouvait se voir concrètement dans la rupture de circulation entre l’homme et la terre, qui ébranlait la reproduction des conditions naturelles. Il définissait le processus de travail comme « l’échange de matière » entre la nature et les êtres humains.
Le développement de l’agriculture industrielle sous le capitalisme a créé une rupture dans cet échange naturel entre les êtres humains et la terre. La livraison vers les villes de nourriture et de tissu parfois sur des centaines ou même des milliers de kilomètres, supposait le retrait de certains nutriments du sol tels que l’azote, le phosphore ou le potassium, contribuant ainsi à la pollution des villes tandis qu’on privait la terre de tous les « éléments du sol ». Il y avait dès lors une rupture dans « l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable de la terre », rendant nécessaire le « rétablissement systématique » de cette circulation entre l’homme et la nature.
Or, même si tout cela avait été démontré par la science naturelle (par exemple par la chimie de Justus von Liebig), l’application rationnelle des principes de la science dans ce domaine était impossible pour les capitalistes. La production capitaliste a donc sous-estimé « les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ». [20]

La critique de Marx du capitalisme en tant que système de production non durable était au bout du compte enracinée dans ses « conditions préalables » : les bases historiques sur lesquelles le capitalisme en tant que mode de production a été rendu possible. Celles-ci devaient se trouver dans « l’accumulation primitive » ou l’expropriation des terres communes (de tous les droits coutumiers sur la terre), et par là même de tous les travailleurs, ou de leurs moyens de subsistance. C’est cette expropriation qui a permis de poser les bases du capitalisme industriel en particulier. La transformation des terres en propriété privée, un simple moyen d’accumulation, était aussi à la base de la destruction du métabolisme entre les humains et la terre. [21]

Cette destruction a été réalisée sur une échelle bien plus grande et plus dévastatrice lors du pillage du tiers monde.
Ici, le commerce d’esclaves a été effectué main dans la main avec la saisie des terres et des ressources du monde entier, dans le seul but d’alimenter les moulins industriels d’Angleterre et de partout ailleurs.
Des continents entiers (ou du moins les portions dans lesquelles le colonialisme européen a pu pénétrer) ont été dévastés.
Et il ne faut pas croire que ce processus soit terminé, alors que l’expansion de l’agroalimentaire vide la périphérie de ses fermiers, ce qui constitue l’une des pires formes de destruction sociale et écologique actuelle. [22]

Toute la critique de Marx s’adressait en réalité au capitalisme comme développement non durable, qui trouve son origine dans l’exploitation incessante et le pillage des ressources naturelles et humaines.
Il le dit ainsi : « Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc pas de la santé et de la durée de vie du travailleur [ou échange de matière entre les humains et la nature], s’il n’y est pas contraint par la société. » [23]

Il faisait observer dans Le Capital que, quand les Allemands ont amélioré le moulin à vent (dont la conception sera reprise par les Néerlandais), une de leurs premières préoccupations, pour laquelle ont lutté en vain l’empereur Frédéric Ier, la noblesse et le clergé, a été de savoir qui était « le “propriétaire” du vent ».
Aujourd’hui, cette remarque sur les premiers essais de faire du vent une marchandise semble d’autant plus ironique, à une époque où les marchés, avec ce qu’Al Gore lui-même qualifie d’ « actifs carbone subprime », permettent de générer une bulle spéculative à l’aide de l’atmosphère terrestre24. [24]

Vers une révolution écologique

Si l’argument cité ci-dessus est correct, l’humanité est confrontée à un défi sans précédent :
d’une part, nous sommes face à la question d’une crise terminale qui menace en grande partie la vie sur la planète, la civilisation et l’existence même des générations futures ;
d’autre part, les tentatives de résoudre le problème par des rafistolages technologiques ou de la magie financière, de même que l’idée d’un « capitalisme durable » ne sont que des formes de dénis écologiques puisqu’ils illustrent le refus de reconnaître le potentiel destructif inhérent au système de développement non durable actuel : le capitalisme.
Tout ceci laisse entendre que la seule solution rationnelle est une révolution écologique, qui serait aussi une révolution sociale, dont l’objectif serait de créer une société juste et durable.

Au moment d’aborder la question d’une révolution écologique dans l’alarmante situation actuelle, il faut envisager des stratégies complémentaires, à la fois à court et à long terme.
Une stratégie à court terme, qui vise directement le monde industrialisé, a été présentée par Hansen. Il commence par ce qu’il appelle un « fait géophysique » : la plus grande partie de ce qu’il reste de combustible fossile, plus particulièrement le charbon, doit rester dans le sol, et les émissions de gaz à effet de serre doivent être réduites le plus rapidement possible pour approcher zéro. Il propose trois mesures :

  1. Mettre fin à la combustion du charbon (sauf là où le gaz carbonique est piégé — technologiquement irréalisable pour le moment).
  2. Relever progressivement le prix du carburant fossile par l’imposition d’une taxe de plus en plus importante aux points de production tels que les têtes de puits, mines ou points d’entrée, pour redistribuer mensuellement 100 pour cent des bénéfices à la population sous forme de dividende.
  3. Lancer une campagne conséquente et mondiale contre la déforestation et pour une reforestation à grande échelle.

Une taxe carbone, affirme-t-il, si elle bénéficiait directement aux gens — dont la plupart ont une empreinte écologique en dessous de la moyenne et réaliseraient des profits nets grâce aux dividendes de la taxe carbone, une fois déduit le total de leurs coûts en énergie — constituerait un incitant non négligeable au changement. Il permettrait une mobilisation de la population, particulièrement de la tranche de la population la plus défavorisée, en faveur de la révolution climatique. La proposition de Hansen de « redevance et dividendes » a comme objectif explicite de ne pas poursuivre des intérêts particuliers. Le moindre bénéfice engendré par la taxe carbone, selon ce plan, devra être structuré démocratiquement afin de pouvoir redistribuer les revenus et la richesse à ceux qui ont les plus petites empreintes écologiques (les pauvres), et le moins possible à ceux dont les empreintes sont les plus importantes (les riches). [25]

Hansen est apparu comme l’un des personnages les plus importants dans la lutte contre le changement climatique, pas seulement grâce à sa contribution scientifique, mais parce qu’il a reconnu qu’à la base du problème se trouvait le pouvoir économique, ainsi que par son attitude de défi de plus en plus radicale envers les pouvoirs en place.
Il déclare ainsi : « les trains qui transportent le charbon vers les centrales électriques sont des trains de la mort. Les centrales qui fonctionnent au charbon sont des usines de la mort. » Il critique ceux qui, comme Al Gore, ont baissé les bras face au marché de permis d’émission, garantissant l’échec. Il affirme que la mauvaise volonté et l’incapacité des autorités à agir prouvent que des mesures désespérées sont nécessaires et il appelle à une « résistance civile ». En juin 2009, il a été arrêté, avec trente et un autres, alors qu’il faisait de la résistance civile contre l’installation d’une mine de charbon à ciel ouvert. [26]

Pour pouvoir mettre en place une stratégie immédiate contre le problème climatique, il est crucial de reconnaître que l’État, par des mesures gouvernementales ou des programmes de dépense publique, pourrait intervenir directement dans la crise climatique. Le gaz carbonique pourrait devenir un polluant atmosphérique régi par la loi, il pourrait devenir obligatoire pour les fournisseurs d’énergie d’acquérir une énergie de plus en plus renouvelable, les panneaux solaires eux aussi, pourraient devenir obligatoires dans le code de construction. L’État pourrait investir ses ressources dans des aménagements et des infrastructures environnementales publiques : il pourrait par exemple réduire la dépendance aux voitures en subventionnant de manière conséquente les transports publics (trains InterCity, métro léger et les changements nécessaires dans le développement urbain et les infrastructures).

Dans l’ensemble, bien entendu, la lutte doit rendre compte de la réalité de l’impérialisme économique et écologique. Les limites de concentration tolérables en dioxyde de carbone dans l’atmosphère ont déjà été accaparées par l’accumulation des pays riches au centre du système mondial. Par conséquent, le développement économique et social des pays pauvres est aujourd’hui davantage limité par le besoin impérieux d’imposer des restrictions sur l’émission de gaz à effet de serre pour le bien de la planète tout entière, malgré le fait que les pays en développement ne sont en aucun cas responsables du problème.
Les pays du Sud vont vraisemblablement ressentir les effets du changement climatique bien plus tôt et plus fortement que les pays du Nord, et avec moins de ressources économiques pour y faire face.
Un monde non impérialiste et plus durable dépend donc en premier lieu de ce qu’on appelle « contraction et convergence », c’est-à-dire une contraction radicale des émissions de gaz à effet de serre en général, mais surtout dans les pays riches, alliée à la convergence des émissions par habitant de tous les pays à un niveau viable pour la planète. [27]
Mais si l’on en croit la science, même un taux d’émission très faible ne serait pas viable à long terme, des stratégies doivent donc être proposées pour rendre économiquement possible aux pays de la périphérie d’introduire des technologies solaires et renouvelables, confirmant la nécessité de changements radicaux dans les relations sociales, afin de permettre la stabilisation et la réduction des émissions.

Pour le mouvement anti-impérialiste, une tâche primordiale serait de créer une opposition radicale aux dépenses militaires (qui représentent mille milliards de dollars aux États-Unis en 2007) et de supprimer l’aide gouvernementale à l’agroalimentaire, dans le but de transférer cet argent vers une défense environnementale et de répondre aux besoins sociaux des pays les plus pauvres, comme le proposait le « Bamako Appeal ». [28]
Il faut établir comme principe de justice mondiale que les pays riches doivent une dette écologique énorme aux pays pauvres depuis le pillage des puissances impériales des biens communs mondiaux et de la périphérie à chaque stade du développement capitaliste.

La force principale de la révolution écologique provient de mouvements nés dans les pays du Sud, surtout grâce à la montée en puissance du mouvement Vía Campesina, des organisations socialistes telles que le MST au Brésil et des révolutions continuelles en Amérique latine (dans les pays de l’ALBA) et en Asie (au Népal).
À Cuba, des techniques de permaculture, qui imitent les systèmes naturels éconergétiques, sont appliquées à l’agriculture depuis les années 1990, entraînant une révolution dans la production de nourriture.
Le Venezuela, qui est pourtant pour des raisons historiques une puissance pétrolière dépendante de la vente du pétrole, a réalisé des progrès énormes ces dernières années en devenant une société tournée vers les besoins collectifs. Le pays a notamment réalisé des progrès énormes dans la souveraineté alimentaire. [29]

Il est intéressant de se souvenir que le prolétariat dans la théorie marxiste était l’agent révolutionnaire parce qu’il n’avait rien à perdre, devenant ainsi le défenseur de l’intérêt universel en abolissant, non seulement sa propre oppression, mais l’oppression en général.
Comme le dit Marx : « Dans les conditions de vie du prolétariat se retrouvent condensées toutes les conditions de vie de la société actuelle dans ce qu’elles peuvent avoir de plus inhumain. Or, il [le prolétariat] ne peut pas se libérer lui-même sans abolir ses propres conditions de vie. Il ne peut abolir ses propres conditions de vie sans abolir toutes les conditions de vie inhumaines de la société actuelle, que résume sa propre situation. » [30]

Les théoriciens marxistes suivants ont argumenté que, avec le monopole grandissant du capitalisme et de l’impérialisme, le « point de convergence des conditions inhumaines » s’était déplacé du centre vers la périphérie du système mondial.
Selon Paul Sweezy, bien que les conditions objectives que Marx associait au prolétariat ne correspondent pas à celles des travailleurs plus aisés aux États-Unis et en Europe dans les années 1960, elles correspondaient bel et bien aux conditions dures et inhumaines imposées à la « masse des bien plus nombreuses régions sous-développées dépendantes du système capitaliste mondial ».
Il est dès lors plus facile de comprendre le schéma des révolutions après la Deuxième Guerre mondiale, comme l’illustrent très bien le Vietnam, la Chine et Cuba. [31]

Aujourd’hui, je pense que l’on peut affirmer que le principal acteur historique, qui est également l’initiateur d’une nouvelle époque de révolution écologique, est la population du tiers monde, qui sera vraisemblablement la première touchée par les désastres imminents.
On peut soutenir qu’aujourd’hui les populations en première ligne sont celles du delta commun du Gange et du Brahmapoutre et des régions côtières fertiles basses de l’Océan Indien et des mers de Chine, plus précisément de l’État du Kerala en Inde, de la Thaïlande, du Vietnam et de l’Indonésie.
Eux non plus, comme le prolétariat de Marx, n’ont rien à perdre des changements radicaux nécessaires pour éviter le désastre ou s’y adapter. En réalité, avec la diffusion universelle des relations sociales capitalistes et la forme marchandise, la distinction entre le prolétariat mondial et les populations les plus exposées à la hausse du niveau de la mer, par exemple les zones à basse altitude du delta de la rivière des Perles et de la région industrielle du Guangdong depuis Shenzhen jusqu’à Guangzhou, devient floue. C’est ce qui constitue potentiellement l’épicentre mondial d’un nouveau prolétariat environnemental. [32]

Cependant, la crise que nous traversons aujourd’hui, qui est réellement planétaire, appelle à un soulèvement mondial, au-delà de toutes les frontières géographiques. Autrement dit, les révolutions écologiques et sociales dans les pays du tiers monde doivent être accompagnées par, ou inspirer, des révoltes universelles contre l’impérialisme, la destruction de la planète et l’engrenage de l’accumulation.
L’acception du fait que le poids du désastre environnemental est tel qu’il traversera toutes les frontières de classes, les nations et positions, abrogeant le temps lui-même en détruisant ce que Marx appelait les « chaines de générations successives », pourrait mener à un rejet radical de l’engin de destruction dans lequel nous vivons et amorcer une nouvelle conception de l’humanité mondiale et des échanges entre l’homme et la nature.
Cependant, comme toujours, un véritable changement devra venir de ceux qui sont les plus aliénés par les systèmes existants de pouvoir et de richesse.
L’évolution actuelle la plus prometteuse au sein du monde capitaliste avancé est la montée fulgurante des mouvements de jeunes sur la justice climatique, qui émergent comme une force considérable d’action de mobilisation directe afin de remettre en question les négociations actuelles sur le climat. [33]

Une chose est claire : la stratégie à long terme pour la révolution écologique à travers le monde implique la construction d’une société d’égalité substantielle, par la lutte pour le socialisme.
Non seulement les deux sont inséparables, mais en plus ils se complètent de manière essentielle. Il ne peut pas y avoir de véritable révolution écologique sans une révolution socialiste et pas de véritable révolution socialiste qui ne soit pas aussi écologique.
Il faut dès lors reprendre la vision marxiste du socialisme-communisme, qu’il définissait comme une société où « les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine ». [34]

Une manière de comprendre cette relation interdépendante entre l’écologie et le socialisme est celle qu’Hugo Chávez qualifie de « triangle élémentaire du socialisme » (dérivé de la théorie de Marx) constitué

  1. de la propriété sociale ;
  2. de la production sociale organisée par les travailleurs et
  3. de la satisfaction des besoins communs.

Ces trois composantes du triangle élémentaire du socialisme sont nécessaires pour un socialisme viable.
Un autre concept, qui le complète et l’approfondit, pourrait être nommé « le triangle élémentaire de l’écologie » (dérivé encore plus directement de la théorie de Marx) :

  1. un usage social et non la possession de la nature ;
  2. une régulation rationnelle des producteurs associés de la relation métabolique entre l’humanité et la nature ;
  3. la satisfaction de besoins communs, pas seulement des générations présentes, mais aussi des générations futures (et de la vie elle-même). [35]

Comme l’expliquait Lewis Mumford en 1944 dans son ouvrage Condition of Man, les réformes écologiques nécessaires exigeaient la promotion d’un « communisme de base » qui s’appliquerait à « toute la communauté les normes d’un ménage », distribuant les bénéfices « en fonction des besoins et pas en fonction des capacités ou de la contribution productive ».
Ainsi, l’accent était placé sur « l’éducation, le loisir, les services hospitaliers, l’hygiène publique, l’art », la production de nourriture, les environnements ruraux et urbains, et, en général, le « besoin collectif ».
L’idée d’un « communisme de base », s’appuie sur le principe de Marx d’égalité substantielle dans la « Critique des programmes Gotha et d’Erfurt » : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
Mais Mumford a aussi associé cette idée à la vision de John Stuart Mill, dans sa phase la plus socialiste, d’un « état stationnaire », considéré dans ce cas comme un système de production économique qui ne serait plus conduit par l’accumulation de capital, et dans lequel la société serait tournée vers le développement collectif et la qualité de vie. [36]
Pour Mumford, cette transformation faisait appel à une « personne organique », qui émergerait de la lutte elle-même.

Un élément essentiel d’une telle révolution écologique et socialiste pour le vingt et unième siècle est une conception vraiment radicale de la durabilité, comme formulée par Marx :

Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain (esclavage). Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que les possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en boni patres familias (en bon père de famille). [37]

Cette conception d’une société égalitaire et durable doit définir la lutte sociale actuelle, non seulement parce ce qu’elle est écologiquement nécessaire pour la survie de l’espèce humaine, mais aussi parce qu’elle est historiquement nécessaire pour l’évolution de la liberté de l’homme.
Aujourd’hui nous sommes confrontés à un défi, celui d’accomplir une nouvelle révolution organique dans laquelle les luttes pour la terre et pour l’égalité de l’homme ne font qu’un.
Il n’y a qu’un seul futur : celui du développement humain durable. [38]

Traduit de l’anglais par Céline Vincart du texte original de John Bellamy Foster,
« Why Ecological Revolution ? » Monthly Review (janvier 2010), p. 118
,

http://www.monthlyreview.org/100101foster.php.



[1Sur les effets à long terme de la crise économique financière actuelle, voir John Bellamy Foster et Fred Magdoff, The Great Financial Crisis, Monthly Review Press, New York, 2009.

[2James E. Hansen, « Strategies to Address Global Warming » (13 juillet 2009), http//www.columbia.edu.

[3Ibid. ; « Seas Grow Less Effective at Absorbing Emissions », New York Times (19 novembre 2009) ; S. Khatiwala, F. Primeau et T. Hall, « Reconstruction of the History of Anthropogenic CO2 Concentrations in the Ocean », Nature 462, nº 9 (novembre 2009), p. 346-350.

[4Agence France Presse (AFP), « UN Warns of 70 Percent Desertification by 2025 » (4 octobre 2005).

[5Ulka Kelkar et Suruchi Badwal, South Asian Regional Study on Climate Change Impacts and Adaptation, un rapport de l’ONU sur le développement humain (2007/2008), Occasional Paper, undp.org.

[6« Arctic Seas Turn to Acid, Putting Vital Food Chain at Risk » (4 octobre 2009), http://www.guardian.com.uk.

[7Hansen, « Strategies to Address Global Warming » ; AFP, « Top UN Climate Scientist Backs Ambitious CO2 Cuts » (25 août 2009).

[8Sur le paradoxe précédent, voir John Bellamy Foster, The Ecological Revolution, Monthly Review Press, New York, 2009, p. 121-128.

[9La « réponse » de Bill McKibben dans l’ouvrage de Tim Flannery Now or never, Atlantic Monthly Press, New York, 2009, p. 116 ; ou dans celui d’Al Gore, Our Choice : A Plan to Solve the Climate Crisis, Rodale, Emmaus, PA, 2009, p. 327.

[10Amis de la terre « Subprime carbone ? » (mars 2009) http://www.foe.org/subprimecarbon et « A Dangerous Obsession » (une obsession dangereuse) (novembre 2009) www.foe.co.uk/resources/reports/dangerous_obsession.pdf ; James E. Hansen, « Worshipping the Temple of Doom » (5 mai 2009), http://www.columbia.edu.

[11Brian Tokar, « Toward Climate Justice : Can We Turn Back from the Abyss ? » Z Magazine, vol. 22, no 9 (septembre 2009), http://www.zmag.org/zmag/Sep2009 ; Hansen, « Strategies to Address Global Warming » ; Greenpeace, Business as Usual (20 octobre 2009), http://www.greenpeace.org.

[12James Lovelock, La revanche de Gaïa, Flammarion, mars 2007 ; The Vanishing Face of Gaia, Basic Books, New York, 2006, p. 139-158 ; Gore, Our Choice, p. 314-315. Hansen, il faut le préciser, met également beaucoup d’espoir dans le développement nucléaire de quatrième génération comme une partie de la solution. Voir James Hansen, Storms of My Grandchildren, Bloomsbury USA, New York, 2009, p. 194-204.

[13Gore, Our Choice, p. 303, 320, 327, 330-332, 346.

[14Karl Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 1, p. 151-180 ; pour plus d’informations sur la manière dont la formule A—M—A constitue la « formule générale du capital », voir Robert Heilbroner, The Nature and Logic of Capitalism, W. W. Norton, New York, 1985, p. 33-77.

[15Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Éditions Anthropos, Paris, 1968, vol. 1, p. 283-284 (réédité en 10/18, 1973 comme Grundrisse, vol. 2, p. 120) ; Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 3 p. 35 ; John Bellamy Foster, « Marx’s Grundrisse and the Ecological Contradictions of Capitalism », dans Karl Marx’s Grundrisse de Marcelo Musto, Routledge, New York, 2008, p. 100-102.

[16Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 2, p. 108.

[17L’argumentation sur le paradoxe de Lauderdale se base sur la publication de John Bellamy Foster et Brett Clark, « The Paradox of Wealth », Monthly Review 61, no 6 (novembre 2009), p. 1-18.

[18Marx, Le Capital, livre 3, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 3, p. 130 ; Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions sociales, Paris, 1966, p. 39.

[19John Maynard Keynes, « National Self-Sufficiency », in Collected Writings, Macmillan, Londres/Cambridge University Press, 1982, vol. 21, p. 241-242. Pour la traduction complète en français, voir http://gesd.free.fr/keynesa.pdf.

[20Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 2, p. 179-182 et livre 3 chapitre 44 ; Foster, The Ecological Revolution, p. 161-200.

[21Voir Foster, « Marx’s Grundrisse and the Ecological Contradictions of Capitalism », p. 98-100.

[22Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, p. 192-203.

[23Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 1, p. 264.

[24Marx, Le Capital, livre 1, Éditions sociales, Paris, 1950, vol. 2, chapitre 15 ; Karl Marx et Frederick Engels, Collected Works, International Publishers, New York, 1975, vol. 33, p. 400 ; Gore, Our Choice, p. 365.

[25James Hansen et coll., « Target Atmospheric CO2 : Where Should Humanity Aim ? », Open Atmospheric Science Journal 2 (2008), p. 217-231 ; James E. Hansen, « Response to Dr. Martin Parkinson, Secretary of the Australian Department of Climate Change » (4 mai 2009), http://www.columbia.edu ; Hansen, « Strategies to Address Global Warming » et « Worshipping the Temple of Doom » ; Frank Ackerman et coll., « The Economics of 350 » (octobre 2009), www.e3network.org, p. 3-4.

[26James E. Hansen, « The Sword of Damocles » (15 février 2009), « Coal River Mountain Action » (25 juin 2009) et « I Just Had a Baby, at Age 68 » (6 novembre 2009), http://www.columbia.edu ; Ken Ward, « The Night I Slept with Jim Hansen » (11 novembre 2009), www.grist.org.

[27Tom Athanasiou et Paul Baer, Dead Heat, Seven Stories Press, New York, 2002.

[28John Bellamy Foster, Hannah Holleman et Robert W. McChesney, « The U.S. Imperial Triangle and Military Spending », Monthly Review 60, no 5 (octobre 2008), p. 9-13. Le « Bamako Appeal » peut être trouvé dans l’ouvrage de Samir Amin, The World We Wish to See, Monthly Review Press, New York, 2008, p. 107-134.

[29Une source importante pour comprendre le développement de Cuba est le film The Power of Community : How Cuba Survived Peak Oil, http://www.powerofcommunity.org/cm/index.php.
Sur le Venezuela, voir Christina Schiavoni et William Camacaro, « The Venezuelan Effort to Build a New Food and Agriculture System », Monthly Review 61, no 3 (juillet-août 2009), p. 129-141.

[30Karl Marx et Friedrich Engels, La sainte famille, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 47.

[31Sweezy, Modern Capitalism, p. 164.

[32John Bellamy Foster, « The Vulnerable Planet Fifteen Years Later », Monthly Review 54, no 7 (décembre 2009), p. 17-19.

[33Sur le mouvement de la justice climatique, voir Tokar, « Toward Climate Justice ».

[34Marx, Le Capital, livre 3, Éditions sociales, Paris, 1960, vol. 3, p. 198-199.

[35Sur les triangles élémentaires du socialisme et de l’écologie, voir Foster, The Ecological Revolution, p. 32-35. L’incapacité des sociétés postsoviétiques à se conformer à ces triangles élémentaires explique en grande partie leur déclin et leur chute, malgré leurs prétentions socialistes. Voir John Bellamy Foster, The Vulnerable Planet, Monthly Review Press, New York, 1999, p. 96-101.

[36Lewis Mumford, The Condition of Man, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1973, p. 411 ; Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, p. 32 ; John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Longmans, Green and Co. New York, 1904, p. 453-455.

[37Marx Le Capital, livre 3, Éditions sociales, Paris, 1960, vol. 3, p. 159.

[38Paul Burkett, « Marx’s Vision of Sustainable Human Development », Monthly Review 57, no 5 (octobre 2005), p. 34-62.

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