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VIOLENCES À GHARDAÏA : ENTRETIEN AVEC ABDERRAHMANE HADJ NACER

vendredi 10 juillet 2015

Important entretien de Hadj Nacer avec TSA, clarté de l’analyse et sa qualité de lanceur d’alerte patriotique et démocratique, en faveur d’un large rassemblement pour la sauvegarde de la nation et de la sociéété algriennes avant qu’il ne soit trop tard.


TSA
par Hadjer Guenanfa
le vendredi 10 juillet 2015

Entretiens

Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie

« Je ne me sens pas Mozabite dans cette affaire, ni Chaâmbis. Mais je sens qu’il y a véritable danger sur l’Algérie », lance Abderrahmane Hadj Nacer avant de répondre à nos questions. L’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie revient, dans cet entretien, sur les violences qui secouent Ghardaïa depuis plus de deux ans.

Que pensez-vous de l’intervention de l’armée dans la crise à Ghardaïa après les derniers affrontements ?

Cela veut dire qu’on reconnait officiellement que les institutions ne fonctionnent plus et que les gens n’ont plus confiance dans la police ou la gendarmerie. Il est surprenant tout de même de constater que lorsqu’il y a danger de mort, ces deux corps de sécurité sont systématiquement défaillants dans l’incapacité d’agir parce qu’ils n’ont pas reçu d’ordre d’Alger pour intervenir ou parce qu’ils ne sont pas assez équipés pour intervenir.

Cela pose problème surtout quand on pense aux budgets dépensés par ces deux corps de sécurité pour des équipements qui ne servent qu’à matraquer la population lorsqu’elle manifeste paisiblement. À Guerrara, au plus mauvais moment, la gendarmerie et la police ne pouvaient pas intervenir. Les citoyens algériens les paient pour les protéger et pour les avertir à temps. Ils ne le sont pas.

Ensuite, il faut s’interroger pourquoi veut-on mobiliser l’armée ? La désignation du commandant d’une région militaire pour gérer un problème civil, même s’il y a des armes, veut dire qu’on voudrait tester la capacité de résilience de l’armée. Une armée dont l’unité et sa capacité de résilience sont désormais en jeu. Ce test, peu importe qui est derrière, est fondamental.

Pourquoi est-il fondamental ?

Dans les années 1990, on s’est évertué à casser le FLN. C’est-à-dire à casser le lien politique entre le régime et la population. Dans les années 2000, on a cassé Sonatrach et à travers elle tout le tissu industriel. Il reste le troisième pied sur lequel repose l’Algérie : l’armée.

L’armée peut être en danger en intervenant dans ce conflit ?

Je pense que l’armée a échappé au piège qu’était l’intervention à l’extérieur du pays.
L’autre piège est qu’elle soit utilisée dans des guerres picrocholines à l’intérieur. Nous avons une armée nationale populaire qui constitue une force reconnue, une colonne vertébrale puisque elle est l’émanation de toute la population. Tout le monde estime que cette armée lui appartient même si on n’est pas d’accord avec ses chefs. Tout le monde la réclame. Si on mouille l’armée dans des mini-conflits qui se tribalisent, on l’oblige à prendre position d’une certaine façon. Elle ne pourrait pas sortir indemne d’une guerre pour laquelle elle n’est pas faite.

Une armée est faite pour tuer l’ennemi et non pour assurer l’ordre. Souvent, on a bien vu ce qui s’est passé en octobre 1988. On avait tiré des conclusions sur « l’armée tueuse ». On oublie que ce qu’on apprend à un militaire, c’est de tirer sur l’ennemi et à viser juste. L’intervention dans ce genre de conflits est très dangereuse pour l’armée parce que la tribalisation va gangrener l’armée ! Alors qu’une armée ne doit appartenir ni à un clan, ni à une caste ou à une tribu. Méditons le cas syrien.

Des visites officielles ont été effectuées et des décisions ont été prises mais la crise continue…

Le problème essentiel est le système d’arbitrage qui a été cassé en 1992. Dans tous les systèmes de gouvernance, il y un arbitrage entre les différents intérêts et intervenants. En Algérie, la disparition de Chadli s’est accompagnée par l’effondrement progressif du système d’arbitrage. L’arbitrage est un rôle dévolu au président de la République ou à un groupe au sein duquel un individu peut jouer le rôle d’arbitre de dernier recours. En l’absence de ce système d’arbitrage et d’un arbitre reconnu par tout le monde, les sous groupes peuvent se multiplier.

Vous avez également des gens qui peuvent s’allier aux empires étrangers ou à ces nouveaux pouvoirs occultes. C’est le début de la trahison même si elle n’est pas perçue comme telle au départ.

Comment expliquez-vous ce qui se passe entre les deux communautés arabe et mozabite à Ghardaïa depuis plus de deux ans ?

Peut-être qu’il faut se demander qui fait quoi au M’zab ? Je crois que si on veut éviter une mauvaise compréhension de la situation dans cette région, on ne doit justement pas se restreindre à parler de Mozabites et de Chaâmbas qui peuvent être des victimes expiatoires ou de la chair à canon. Parce que c’est exactement là où on veut nous mener pour contraindre notre expression et notre réflexion dans des limites qui ne nous permettent pas de voir la réalité du problème : c’est-à-dire ce qui se passe réellement et qui a intérêt à quoi.

Est-ce que ce sont les Américains qui manifesteraient leur volonté d’avoir une maîtrise absolue de tout ce qui se passe dans le monde ? Les Français qui voudraient montrer leur détermination de tenir en main leur pré-carré ? Les Israéliens qui accroissent leur mainmise sur l’Afrique ? Est-ce que c’est l’Arabie saoudite qui, à travers le wahhabisme, offre ses capacités d’intervention notamment aux Israéliens ? Ou est-ce que ce sont des manipulations de segments mafieux du pouvoir algérien qui manifestent aussi leurs capacités à rompre ou perturber les nouveaux équilibres en gestation s’ils ne sont pas pris en considération ? Est-ce que finalement ce n’est pas aussi les soubresauts d’un système qui a totalement échoué ?

Quelle hypothèse vous semble la plus plausible ?

Je considère que les Israéliens, les Français, les Américains et les Saoudiens ont tous des légitimités à intervenir en Algérie parce qu’ils ont des intérêts. Cela ne veut pas dire que je leur reconnais le droit ! Le problème se pose en ce qui concerne nos services de sécurité. Ces services sont par définition là pour anticiper ce qui risque d’arriver à l’intérieur ou à l’extérieur d’un pays pour qu’on puisse intervenir à temps. Si nous ne sommes pas intervenus à temps, c’est que quelque part il y a des intervenants qui ont un agenda antipatriotique. Je ne sais pas lesquels. Je n’ai pas les capacités de vous dire si ce sont juste des gens qui ont été achetés ou est-ce que c’est une logique plus fondamentale. En fait, il y a une logique plus stupide liée à la volonté de sauvegarder le statut quo, de protéger des intérêts, de maintenir cet algorithme entre les intérêts nationaux et internationaux qui peut conduire à des sujétions qui sont de l’ordre de la trahison.

C’est-à-dire qu’on peut aller vers les déshydratas de tel ou tel intervenant étranger pour être adoubé et être considéré comme étant l’équipe qui les a aidés et qui doit donc gérer le pays pour les 15 ou 20 ou 30 prochaines années. La question : est-ce que les acteurs locaux travaillent avec ou contre eux ? Là on rentre dans un périmètre très complexe. Je pense qu’il y a des intérêts convergents.

Pourquoi le choix de Ghardaïa ?

Si on prend l’Arabie saoudite, on sait qu’elle s’est fait doubler dans le Golfe par Oman (dont la population est en majorité ibadite) qui a facilité les discussions entre les États-Unis et l’Iran. On sait également qu’il y a régulièrement un appel contre les Ibadites à la Mecque.

Vous avez la France qui n’a jamais supporté de n’avoir pas récupéré son « Sahara ». Et ici localement, on peut considérer que le M’zab est la meilleure région pour une mise en scène entre Daech d’un côté et des « Khawaridj » de l’autre. On a l’expérience des manipulations qui peuvent mal tourner comme octobre 1988 qui a failli emporter le système. Maintenant, on va vers des territoires beaucoup plus étroits et petits et qui ne parlent pas autant aux gens du Nord qui continuent à considérer le Sud comme n’étant pas véritablement une partie de l’Algérie. Sauf qu’on est à l’ère d’Internet. On est plus à l’ère où on peut tuer sans témoignages.

Vous croyez qu’il y a complot ?

On ne doit exclure aucune hypothèse ! On ne distribue pas les armes spontanément et naturellement par exemple. Il est clair qu’il y a la main de l’homme, qu’il y a un minimum d’ingénierie. Et on ne va pas nous empêcher de penser. Quand il y a complot, il faut le dire !

Je vous rappelle que ce qui s’est passé avant-hier a failli se réaliser il y a quelques mois. Sauf qu’il y a eu une erreur de casting et un problème d’organisation. Trois jeunes « arabes » avaient été tués et on avait propagé une rumeur disant que des Mozabites allaient violer les femmes dans les quartiers arabes. Le scénario ne pouvait pas tenir la route parce que les Mozabites ne rentraient pas dans ces quartiers et ne pouvaient pas tuer à bout portant. Cela n’a pas marché. Les Ghardaouis se sont alors interrogés sur qui fait quoi.

Voilà pourquoi il ne faut plus parler de Mozabites et de Chaâmbas. Il faut parler des populations de cette région qui, dans le fond, sont solidaires parce qu’ils subissent les mêmes pressions. Ils parlent tous de professionnels encagoulés qui tantôt tuent dans une direction et tantôt dans une autre.

Si ces professionnels sont des étrangers, à quoi servent les services de sécurité ? Si ce sont des Nationaux, ils jouent à quoi ? Pour l’instant, je n’ai pas les moyens de savoir qui fait quoi ?

Ghardaïa est devenue un laboratoire, selon vous ?

Oui, je considère que c’est un laboratoire. Et ce qui est grave, ce n’est pas tant que des étrangers veuillent faire de mon pays un laboratoire mais qu’on participe avec eux.

Comment se fait-il qu’on arrête quelqu’un pour une vidéo et qu’on n’arrive pas à arrêter des assassins ou des gens qui appellent au meurtre. Comment arrive-t-on à savoir qui a filmé qui et quoi ? Et on n’arrive pas à savoir qui a tué qui ? Je n’ai pas de réponse.

Vous parlez de complicité des services de sécurité ?

Je ne peux pas aller avec vous dans ce sens. Si j’avais les éléments pour être aussi affirmatif, je le serai ! J’ai parlé de segments du pouvoir. On ne va pas accuser le DRS, la police, les renseignements généraux ou la gendarmerie.

Dans tous les pays, vous pouvez avoir des sous-structures inconnues qui ont une autonomie totale parce qu’ils ont leurs propres intérêts. Même s’il ne s’agit que de trois ou quatre brebis galeuses qui ont constitué un groupuscule pour peser sur les nouveaux équilibres algériens, le rôle des instruments légaux de contrôle et de sécurité consiste à lutter contre ces gens et ces déviations.

Sommes-nous passés à une nouvelle étape dans le conflit avec l’utilisation des armes à feu ?

Si on a fait l’effort de distribuer des armes de chasse plutôt que des armes de guerre, c’est justement pour dire : on peut aller loin. Cela dit, je ne sais pas qui parle à qui.

Il n’y a pas eu que des armes de chasse selon certains témoignages…

Oui, bien sûr. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu beaucoup de distribution d’armes dans les années 1990. Mais ce ne sont pas ces armes qui ont été utilisées. Il y a beaucoup de distributeurs d’armes de chasse. Ces wahhabites qui viennent chasser l’outarde dans le Sud algérien ne repartent pas avec le matériel qu’ils ramènent en Algérie. Tout ça peut circuler. Et si ce n’est pas des armes de guerre mais des armes de chasse, c’est bien la preuve qu’il y a manipulation. C’est-à-dire que nous sommes encore à un stade où on montre qu’on peut aller plus loin.

Est-ce que la crise à Ghardaïa s’inscrit dans le cadre de la lutte pour la succession de Bouteflika et donc la préparation de l’après-Bouteflika ?

L’histoire de l’Algérie s’est construite d’abord sur une légitimité d’hommes (l’émir Abdelkader et Messali Hadj par exemple). La légitimité du groupe est venue avec la Guerre de libération. Maintenant, on peut considérer que les événements du M’zab sont une énième tentative de refus du passage à la troisième phase de notre histoire : la légitimation populaire. On a eu un ratage en octobre 1988. On aurait pu terminer sur un certain succès dans les années 1990 et on aurait accepté tout ce qui s’est passé auparavant parce que ce sont des expériences nécessaires. Maintenant, nous n’allons retenir que le négatif. C’est dommage car, cet échec ne permet pas aux jeunes, qui vont prendre le pouvoir demain je ne sais comment, de se construire positivement. C’est dommage parce que la Guerre de libération nous a construit . Il faut reprendre le dialogue de façon tranquille, s’asseoir tous ensemble et discuter de la façon avec laquelle on peut organiser le pays pour les prochaines années. On ne pourra pas aller à l’encontre de la légitimité populaire sauf à se soumettre au diktat d’un autre pays.

Les conflits entre les deux communautés arabe et mozabite ne datent pas d’aujoud’hui, mais des années 1960. Est-ce un problème de terrains et de pouvoir local ?

Les problèmes issus des anciennes tribus existent partout en Algérie et cela est normal. Ce sont des problèmes de territoires et de pouvoir. Par contre, les choses ont beaucoup changé sur le plan anthropologique (au Sud). Dans la hiérarchie anthropologique pré-coloniale du Grand Sud, vous avez en haut les Zénètes ibadites, les Chaâmbas en deuxième position, puis les harratines . Ce mille-feuilles s’est totalement bouleversé. Une bonne partie des Zénètes ont refusé de voir que le monde changeait alors que les harratines ont su tirer profit des bouleversements de pouvoir. Dans tous les pays du monde, le rôle de l’État est de gommer ces aspérités et d’aider ceux qui ont raté des marches. En Algérie, tous ces bouleversements, dans le Sud anthropologique comme sociologique, sont très mal perçus par les dirigeants algériens car à l’école, on n’étudie pas l’anthropologie. Et donc à force de nier l’existence de différenciation régionale et linguistique, plus personne n’étudie réellement la consistance sociologique et anthropologique en Algérie.

Quelle est la particularité du M’zab au Sud ?

Chez les Mozabites et les Touareg, il y a des institutions séculaires qui ont permis à des groupes d’exister en tant que tels, d’absorber le changement, de le refuser ou de ne pas comprendre le changement. C’est ce qui les rend visibles et fragiles par rapport aux manipulations. Ces institutions leurs permettent aussi de rester solides. Ce qui n’est pas le cas des autres groupes de la population qui, elles, ont été tellement déstabilisés et qui n’ont plus de repères. Quand vous allez au M’zab et quand vous passez d’un quartier à un autre, vous avez l’impression de changer de pays. Non pas à cause de différences de coutumes ou de vêtements mais par rapport aux comportements.

Quelle solution peut-on apporter à cette crise selon vous ?

Il faut certainement éviter les fausses solutions de distribution d’argent sans contrepartie, de distribution de terrains pour favoriser des mouvements de population déstabilisants. Rappelons-nous que des « repentis » ont été installés à Ghardaïa avec énormément de moyens au détriment des locaux. Leurs quartiers abritent deux mosquées takfiristes qui appellent ouvertement au meurtre sans être pour autant inquiétés. Les Ghardaouis ont besoin de croire en leurs dirigeants et cela passe par la ré-légitimation du pouvoir et la reconstruction de l’État.

Que pensez-vous de l’installation d’une commission d’enquête indépendante revendiquée par une partie de l’opposition ?

Il est triste de devoir passer par une commission d’enquête indépendante et impartiale. C’est bien la preuve de la perte de légitimité de toutes les institutions, dont la justice. Dans le même moment, cela peut être nécessaire pour ramener la confiance entre les Ghardaouis.

Sources TSA



Voir en ligne : http://www.tsa-algerie.com/20150710...