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’ABDELKADER ’ALLOULA - HOMMAGE

mercredi 19 mars 2014


’ABDELKADER ’ALLOULA - ARLEQUIN À NUMANCE - par Messaoud Benyoucef - braniya chiricahua. - 14 mars 2014 ;


QUELQUES SOUVENIRS AVEC ABDELKADER ALLOULA - Oran, le 14 mars 2014 - B. Lechlech ;


QUELQUES SOUVENIRS AVEC ABDELKADER ALLOULA

Le premier contact direct que j’ai eu avec A. Alloula était durant la fête du 8 mars de l’année 1988 exactement. C’était à la ‘’Commune’’, alors que j’étais cadre clandestin incognito depuis presque une dizaine d’années et que lui était une grande personnalité publique , notoirement connue. Au milieu de plusieurs camarades et sympathisant(e)s du PAGS, j’avais assisté à la fête avec ma compagne (ma future épouse), en me tenant discret au vu de mon statut par rapport aux autres.

À la fin, comme A. Alloula était à l’époque le seul véhiculé parmi nous, il avait tenu sans discussion de notre part à nous ramener chez nous, comme il l’avait fait avec tous les autres qui habitaient loin. Alors que nous avions emprunté , avec sa petite R 4 beige le chemin indiqué par moi , j’étais obligé de lui mentir sur mon adresse (ma planque), en ‘’respectant ‘’ les règles de la clandestinité. M. Djellid son complice avait dû lui parler de moi parce que je le connaissais mieux depuis 1975/76 et que j’avais plusieurs fois passé la nuit chez lui.

En 1989, pendant la sortie à la légalité, alors qu’avec Abdelkader on passait à côté de chez moi, non loin de chez lui, je l’avais invité à prendre un café. Il m’avait questionné d’un air étonné si je venais de déménager ! Je lui avais expliqué que j’étais obligé de l’induire en erreur. En rentrant chez moi, il avait remarqué que je ne disposais que d’une table avec quatre chaises et d’un matelas par terre avec une couverture dans mon deux pièces-cuisine au vieux patio de ce quartier ancien situé presque en plein centre ville et que je venais juste d’acquérir au début de l’année 1988 dans le cadre de ma permanisation politico-organique projetée depuis 1986 à mon retour de la R.D.A.

Dans notre quartier populaire, ex. Saint Pierre (Yaghmorassen), j’avais alors pris l’initiative de regrouper les camarades qui y habitaient en cellule malgré le fait que nous appartenions chacun à des collectifs différents. Alloula, lui, appartenait au collectif ‘’J.M.L’’ (Jean-Marie Larribère) avec de fortes personnalités comme M’hamed Djellid, Messaoud Benyoucef... et moi j’appartenais à la toute nouvelle fédération (Sidi Bel Abbés, Tlemcen et Aïn Temouchent) tout en habitant Oran. Et comme le collectif de notre propre fédération devait se réunir une fois chez moi, A. Alloula avait donné instruction ferme à ‘’Bida’’ sa mère de mettre à ma disposition tout ce dont j’avais besoin (matelas,couvertures,oreillers,ustensiles) pour accueillir le vieux Ahmed Abbad et d’autres camarades. Et notre petite cellule informelle de quartier comprenait en plus de nous deux , M. Morsli (ancien du Vietnam) dont le personnage (Khelifa) a été représenté dans sa pièce théâtrale ‘’El Lithem’’, et quelques autres militants.

Une fois, en l’année 1989, A. Alloula m’avait sollicité pour rencontrer un personnage légendaire dont il avait entendu parler dans l’histoire du PCA et qu’il avait représenté dans sa pièce théâtrale ‘’Ladjouad’’, en l’occurrence Berrahou Mejdoub. Nous avions emprunté avec sa petite R 4 le chemin de Tlemcen et Ochba avec d’autres camarades qu’on avait pris sur notre chemin. Nous, nous avions comme d’habitude acheté des fruits et gâteaux pour notre vieux camarade Cheikh, alors qu’Abdelkader cachait empaqueté un Coran qu’il lui avait offert ! Ils avaient rigolé pleinement comme des gosses en se racontant plein d’anecdotes populaires ; le vétéran communiste paysan devait décéder quelques mois après d’une longue paralysie.

La relation s’était solidifiée entre nous par des échanges politiques et intellectuels. Je lui avais fait lire les mémoires de Mohamed Badsi et plein de contributions sur l’histoire et un projet de thèse sur l’histoire de la musique algérienne. Notre attachement commun à Bachir Hadj Ali, son combat et ses œuvres avait cimenté le lien entre nous deux. Ainsi A. Alloula avait beaucoup apprécié mes écrits sur Saoût Echaâb, celui de B. Hadj Ali le musicologue et Kaddour Belkaïm le martyr précoce du PCA. Et, une fois, il m’avait offert un livre neuf comme cadeau édité par le CNRS sur la vie de LENINE écrit alors par Léon Trotski ! J’avais été membre de la coordination régionale éphémère du parti qui se réunissait à l’ex.rue de la Bastille au début de la légalité et j’étais chargé aussi de l’organe central (SEC) à l’échelle régionale (Ouest).

Entre temps le PAGS, notre parti était entré dans la tourmente, j’avais pris mes distances avec l’appareil et le poste de responsabilité politico-organique, en restant simplement militant de base et me consacrant plus à ma passion refoulée de la musique pendant la clandestinité, en plus de l’histoire, en restant très actif politiquement là où je vivais et travaillais.

En septembre 1992, je venais d’intégrer le nouveau Palais de la culture d’Oran et plus précisément son école de musique dont j’avais pris la responsabilité pédagogique. De nouveau nos chemins, celui de A. Alloula et le mien se sont croisés. J’avais là sous ma responsabilité directe ‘’les trois filles de Alloula’’, Rihab sa vraie fille, Yasmine et Cherifa ses deux nièces âgées toutes à peine de 10 ans. Et j’invitais chaque fin d’année Abdelkader aux auditions de fin de cycle avec les autres parents d’élèves. Je m’occupais particulièrement de Rihab qui faisait piano ( Méthode Rose, accordage du vieux piano de ‘’Bida’...), moi -même j’étais pianiste (pianOranais) depuis mon enfance. La petite étude sur le piano à quart de ton que j’avais élaboré et édité avait marqué A. Alloula qui prenait conscience de son importance, comme il avait pris conscience de la Halqa auparavant dans le domaine théâtrale au contact des masses populaires.

Avec l’évolution dangereuse de la situation, notamment après l’assassinat du Chahid Mohamed Boudiaf, A. Alloula au sein du groupe d’El Bahia (un cadre d’alliance patriotique) avait non seulement organisé en plein centre ville la cérémonie du 40éme jour, mais baptisé la rue dans laquelle il habitait (rue de Mostaganem) en rue Mohamed Boudiaf dés 1993 en qualité de conseiller culturel de Merouane Henni le DEC d’Oran. Auparavant, i l avait été membre du conseil culturel consultatif que présidait A.Benhadouga.

Toujours en 1993, j’avais initié un nouvel hommage à Bachir Hadj Ali en invitant Lucette sa femme et baptisant l’annexe de recherche sur la musique algérienne que je dirigeais en son nom, au sein du Palais de la culture d’Oran, dont j’étais le conseiller culturel. Elle était alors hébergée chez Bida la mère de A. Alloula pendant quelques jours et mangeait chez nous deux, Abdelkader ayant plus d’espace dans l’appartement familial.

C’est à partir de ce moment que le centre de gravité de l’activité culturelle et artistique s’était déplacée au Palais de la culture qui était devenu le moteur dynamisant le reste des structures et la vie artistique oranaise. Ce n’était pas du tout fortuit, car nous avions élaboré une stratégie culturelle de combat contre l’intégrisme par l’art et la culture. Et c’est à partir de ce temps-là que A. Alloula fréquentait plus le Palais de la culture que le T.R.O et nous avions formé un duo politico-artistique alors que le PAGS venait d’être dissolu en janvier 1993 et que nous n’avions pas suivi Ettahadi, tout en restant unitaire sur ce qui nous unissait avec ses militants... Les futurs initiateurs du PADS avait préféré prendre contact avec le réseau de feu M.B. Bachir dit ‘Ami paradoxalement, lui qui était lié à Fethi Bouchenak ; ce dernier ayant rejoint le groupe dit du F.A.M. 

Les assassinats d’anciens militants du PAGS avaient déjà bien commencé et le danger devenait imminent. Dans un climat de désarroi, d’ébranlement de l’idéal communiste et de reniement, la résistance sur les divers fronts n’était pas chose facile. A Oran, grande ville commençaient alors à affluer vite ceux qui fuyaient malgré eux le danger de mort venant des petites villes et villages. Nous étions ainsi chargés de l’organisation de la solidarité avec nos anciens camarades.

Comme je venais juste de me marier en 1989, au passage à la légalité, j’avais un bébé : Bachir (né en fin 1991), sous ma responsabilité, sa mère étant tombée dans une maladie chronique depuis sa naissance. Et lorsque je l’emmenais parfois avec moi chez Bida, il était gâté aussi bien par elle que par Abdelkader qui adorait particulièrement tous les petits enfants. Et comme notre quartier était chaud, à côté de la mosquée dite de Cavaignac chaque vendredi matin nous partions ailleurs à cause des accrochages entre les islamistes et les forces de sécurité qui utilisaient le lacrymogène dont la fumée parvenait jusqu’à l’intérieur de notre chambre. Il y avait de facto une dualité du pouvoir qui s’installait progressivement, comme je l’avais souligné dans ma contribution envoyée à la conférence dite d’information des cadres du mois d’août de l’année 1990.

A.Alloula avait écrit la pièce‘’Ettafeh’’offerte par lui à Blaha Benmeziane et Sirat Boumediene qui venaient de créer leur propre coopérative pour les aider à bien démarrer et le Palais de la culture finança sa production. Tandis que lui il adapta ‘’Arlequin’’ qui avait connu une grande diffusion télévisée en plus de la tournée nationale de sa propre troupe. Toujours en cette année 1993, il avait été trop médiatisé dans une émission consacrée à son parcours artistique de dramaturge, metteur en scène et comédien.

Sur un plan politico-idéologique tout le bouleversement mondial n’avait pas ébranlé ses profondes convictions communistes. J’avais pris alors l’initiative d’organiser les artisans-artistes de diverses spécialités pour les lier au Palais de la culture par convention en mettant à leur disposition des espaces pour des expositions-ventes permanentes ; et une rumeur circula que nous livrions des magasins à des privés dans le cadre de la politique de l’économie de marché. Il s’inquiéta auprès de moi, et j’avais dû le mettre au courant de la démarche que je pilotais en personne, en l’assurant que c’étaient des producteurs dans leurs propres ateliers qu’une commission spéciale vérifiait sur le terrain... Ainsi nous donnions un contenu non capitaliste à cette notion économique qui supplanta officiellement l’option socialiste.

En sa qualité de conseiller culturel de la municipalité d’Oran , il avait entrepris la rénovation et l’exploitation du moindre espace pour l’activité culturelle, à l’exemple de la salle ‘’Marhaba’, espace ‘’ Souiah Lahouari ’, etc...Et aussi il se distingua dans la sphère sociale, en particulier avec les enfants cancéreux. Il faut dire tout simplement que c’était dans sa nature ( le don de soi) ; il se plaisait à venir en aide aux démunis, aux malheureux, aux handicapés, SDF...

Sur un plan familial, on ne peut le comprendre sans saisir le type particulier de relation avec sa mère Bida (diminutif de Zoubida fait par ses petits-enfants). Il gérait tous les conflits de sa grande famille, malgré toutes les contradictions et désaccords dus à la diversité d’opinions, de convictions… Et il imposait un mode de vie austère chez lui à quiconque. Paradoxalement sa mort regrettée par tous libérera la satisfaction de multiples besoins et envies enfouis chez les membres qui partageaient son foyer au sens large dans la même grande maison. La porte sonnait à tout moment pour recevoir une chikaya, une demande d’aide, une médiation dans un conflit, le sourd-muet, le mendiant, le camarade venu de loin.

Depuis que j’ai connu A. Alloula qui me présenta à Bida, j’avais réussi à nouer une relation particulière avec elle et une complicité tacite. Elle durera même après sa mort plus d’une décennie, avant que je ne déménage du quartier et qu’elle ne meurt en 2008, lorsque je me trouvais résident à Tlemcen. Mais je visitais régulièrement sa tombe avec celle d’Abdelkader.

Bien sûr que beaucoup de choses changèrent pour elle,mais personne n’avait réussi à prendre la place de Kader auprès d’elle, ni sœur, ni frère... Elle me recevait parfois contre le gré, les pressions ou le conseil de certains, je lui rappelais tout simplement le dernier souvenir de Kader. Comme toujours elle m’offrait son café succulent et nous le pleurions tous les deux dans le calme ! Et chaque vendredi matin elle est devant la tombe pour changer ses sept petites pierres et prier pour soulager son chagrin.

Dans notre relation il n’y avait ni intérêt, ni projet matériel commun, ni ‘’affaire’’ ou calcul quelconque comme on dit ; il y avait juste l’amour de la patrie, l’amitié et la camaraderie purs pour le même idéal.

Oran, le 14 mars 2014 (à minuit).

B. Lechlech

(A suivre)

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’ABDELKADER ’ALLOULA - ARLEQUIN À NUMANCE

par Messaoud Benyoucef
braniya chiricahua
14 mars 2014

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’Abdelkader ’Alloula, grièvement blessé par balles le 10 mars 1994, décédera le 14 mars 1994, il y a 20 ans. Son assassinat ne fut revendiqué par personne, les commanditaires d’un acte aussi abject étant bien trop lâches pour assumer leur responsabilité. Ce texte, en hommage à celui dont j’ai eu le privilège d’être très proche, a été écrit en 1999 et publié dans la revue "Coups de théâtre".

Il lui avait donné rendez-vous au café "le Djurdjura". Le journaliste n’y avait jamais mis les pieds ; mais quand il fut aux abords des lieux, il ne put s’empêcher d’éprouver de la gêne. "Décidément, cet homme-là ne faisait rien comme les autres", se dit-il.

Situé à l’orée de la vieille ville, noyau originel de la cité sur lequel veille, énigmatique et imperturbable, le saint patron des puisatiers [1], le café était idéalement placé pour s’offrir comme une halte bienvenue aux dockers qui remontaient du port, leur travail fini, en direction du téléphérique qui leur ferait enjamber la large faille bordant la ville pour les déposer sur les flancs de la montagne tutélaire où s’accrochent, dans un désordre indescriptible, leurs maisons hâtivement construites à coups de parpaings.

Par une rue adjacente, les éboueurs arriveraient en groupes compacts, sortant des entrepôts du service du nettoiement, coincés, tout près de là, entre l’imposante muraille du fort espagnol et les jardins du mess des officiers où il n’y a pas si longtemps une gazelle les regardait passer avec des yeux de velours débordant de nostalgie. Leur chef charismatique, un petit homme noir et bossu qui s’y connaissait en animaux, prétendait qu’elle était nourrie exclusivement de bon tabac blond américain. Il s’empressait toujours d’ajouter que les pauvres bêtes du jardin public n’avaient pas droit, elles, à un pareil traitement ; et tout le monde se lançait alors dans une glose interminable sur la place respective des humains et des animaux dans la société. Le débat deviendrait encore plus vif au café car les dockers avaient une vision des choses et des bêtes sensiblement différente.

Le café était bondé. Dès l’entrée, l’odeur âcre du tabac brun, de la respiration et de la sueur des hommes entassés dans ce long boyau enfumé, le prit à la gorge. Les vociférations des clients, les hurlements du garçon lançant ses commandes au comptoir, le brouhaha de la place où se concentrent les terminaux des lignes d’autobus, rendraient vaine toute tentative d’enregistrer la conversation, pensa le journaliste. "Quelle idée de fixer un rendez-vous pour un entretien dans un endroit pareil !" se dit-il, passablement dépité.

Car il était décidé à "aller plus loin", comme l’on dit dans le jargon de la profession, avec celui qui venait de faire un énorme pied de nez au public. C’est du moins ce que le journaliste avait pensé au spectacle de cette pièce de théâtre qui, en rupture brutale avec tout ce que l’homme de l’art avait réalisé depuis plus de deux décennies, renouait avec le divertissement aimable et frivole, les costumes chatoyants et l’intrigue aux enchaînements conventionnels. Le journaliste entendait lui en demander raison ; il avait affûté ses arguments, construit un questionnement implacable en espérant entendre, et en le redoutant tout à la fois, l’aveu d’un échec du théâtre engagé. Mais l’époque, après tout, n’était elle pas celle de l’échec des engagements, comme se plaisent à le dire les faiseurs d’opinion ? Alors, un échec de plus ou de moins...

Le journaliste avait consulté une dernière fois ses fiches et repassé dans sa tête le film des questions et les postures qu’il était de bon aloi pour un homme de la plume d’afficher :

  • " ’Abdelkader ’Alloula, vous venez, contre toute attente, de traduire et de réaliser "Arlequin, serviteur de deux maîtres’’ de Carlo Goldoni ; ce choix, qu’il vous faudra motiver, n’est-il pas la négation même de toute votre quête dramaturgique depuis près de trois décennies ?
  • ’Abdelkader ’Alloula, comment le brechtien convaincu que vous êtes, l’explorateur passionné du théâtre halqa populaire, le metteur en scène scrupuleux, à qui n’échappe pas le moindre détail, le comédien et le directeur de jeu exemplaire et exigeant, qui a donné au verbe la prééminence sur le corps et sur l’espace, qui a tenté une synthèse et un dépassement de Diderot, Stanislavsky et Brecht, peut-il expliquer ce retour à la commedia dell’arte et accepter de courir le risque de retomber dans la stéréotypie des personnages, l’inconsistance du texte et l’improvisation dans le jeu, aux seules fins, qui plus est, d’un divertissement dans le sens le plus classique du terme ?
  • Pour le dire autrement, ’Abdelkader ’Alloula, vous, le pourfendeur obstiné de ce que vous appelez le théâtre d’agencement aristotélicien, c’est-à-dire de cette trinité, la mimésis, la catharsis et l’identification, qui constitue, selon vous, l’épine dorsale du théâtre bourgeois, ne pensez-vous pas que vous ayez remis en selle, aujourd’hui, ces catégories aristotéliciennes si décriées ?
  • Enfin, ’Abdelkader ’Alloula, votre théâtre s’appliquait, jusqu’ici, à mettre en scène le petit peuple des cités, les simples gens aux prises avec les nécessités de la survie. Vous teniez la gageure de produire de l’art, donc du beau, à partir d’une réalité occultée par la tradition esthétique dominante. Et voilà aujourd’hui les classes oisives et aisées de retour sur votre scène ! Alors ?"

Le journaliste avait gardé pour la bonne bouche quelques questions subsidiaires. "Sait-on jamais, s’était-il dit ; une fois que j’aurai fait donner la grosse artillerie, peut-être sera-t-il nécessaire de lui ménager une porte de sortie... Et puis, l’homme a de la ressource... j’aurais peut-être besoin moi-même de quelque esquive..."

  • "’Abdelkader ’Alloula, "Arlequin", n’est-ce pas aussi une manière, malicieuse et fraternelle certes, de vous démarquer, encore une fois, de votre alter ego, Kaki [2] ? Lui, Piscator, vous, Brecht ; lui, Carlo Gozzi, vous Carlo Goldoni ; lui la fable et le merveilleux, vous, le réalisme et l’enquête sociologique ?
  • ’Abdelkader ’Alloula, personne ne croira, connaissant votre culte de la métaphore et du non-dit, que ce "serviteur de deux maîtres’’ soit un choix innocent. Que vouliez vous suggérer par là ? L’impossibilité de concilier les contraires ? Ou l’inanité d’un choix entre deux solutions également dommageables ?
  • ’Abdelkader ’Alloula, que peut proposer le théâtre face au déferlement de haine et de violence qui ravage le pays ? Ne pensez vous pas que c’est son existence même que le théâtre est en train de jouer dans cette tourmente ?"

Quand il sortit du café, le journaliste fut long à retrouver les bruits de la ville et la normalité du réel. Rien ne s’était passé comme il avait eu l’outrecuidance de le penser et il s’apercevait que beaucoup de choses échappaient encore à sa perspicacité. Le dramaturge avait parlé avec douceur et timidité ; comme toujours ; mais il y avait une grande tristesse dans sa voix et une expression étrange zébrait, par moments, son regard ; quelque chose qui pouvait être une angoisse sourde perçait dans son propos. Il avait dit :

"- Nous sommes en 1993 et nous entendions célébrer le bicentenaire de la mort de Carlo Goldoni, celui-là même qui lutta contre la décadence de la commedia dell’arte et sa récupération par les classes parasitaires. Nous nous inscrivons dans l’universalité. Goldoni nous appartient comme les "Mille et une nuits" appartenaient à Carlo Gozzi [3]. Nos recherches sur le théâtre nous ont mené à Goldoni et à Aristote eux-mêmes, avant que la bourgeoisie ne se fût emparée d’eux et ne les eût défigurés.

Nous sommes en 1993 et le message de notre ami Bertolt Brecht est plus que jamais présent en nous, dans notre réflexion, dans notre travail. “Nous déduisons notre esthétique comme notre morale des besoins de notre combat ”, disait il. Aujourd’hui, face à la montée des périls, nous estimons que l’art est plus que jamais sommé de prendre sa place, et sa part, au combat. Alors, nous avons choisi de nous adresser à la masse de nos jeunes, que nous sentons de plus en plus sensibles à la séduction de la destruction et de la mort. Que pouvions-nous, en tant qu’artistes, opposer à la majoration de la pulsion de mort, sinon le spectacle magnifié des jeux éternels de l’amour, de la beauté, de la vie, et l’offrir à ceux qui en sont si injustement et si cruellement privés ? L’art n’est pas tenu d’apporter une réponse symétrique aux problèmes de la société, mais une réponse spécifique. Le théâtre ne peut rien proposer d’autre qu’un divertissement.

Simplement, nous pensons que ce divertissement peut, et doit selon notre conception propre, s’articuler à une recherche du vrai. S’il en est ainsi, alors le théâtre est, comme toute recherche de la vérité, une aventure incertaine et risquée, où un péril mortel peut jaillir, à chaque instant, au détour d’une apparence bousculée ou d’un simulacre renversé. Œdipe, dans sa quête terrifiante, a indexé définitivement cette tradition dans laquelle nous nous inscrivons quoi que nous fassions. On ne part pas impunément à la recherche du vrai, certes ; mais où résident la grandeur d’Œdipe et le génie de Sophocle ?

Permettez moi, pour finir, d’oser cette image que me suggère votre question sur le devenir de notre art. Notre théâtre se tient aujourd’hui en ce lieu où il lui faut tutoyer la mort, comme Hamlet dialoguant avec le crâne de Yorick. Mais le dialogue ne commence-t-il pas justement au moment même où l’homme se dédouble et se met à contempler son image, maintenant détachée de lui et lui faisant face, celle du néant ? Le théâtre a l’éternité de l’homme devant lui."

Les mots du dramaturge résonnaient dans la tête du journaliste comme un sinistre présage. Tout prenait le ton et la forme d’une sombre prophétie, chahutée cependant par des éléments scabreux, exorbitants de la juridiction de la tragédie antique, scellée à jamais dans ses codes implacables.

Il faut dire, en effet, qu’il y avait, faisant cercle autour d’eux, assis sagement et observant un silence pieux, les éboueurs et les dockers. Ils écoutaient avec attention, même s’ils ne comprenaient pas tout ; leurs deux chefs respectifs, le petit homme noir à la gibbosité aussi célèbre que son verbe véhément et coloré et le patriarche à la barbe blanche et aux lunettes d’écaille à la monture rafistolée avec du sparadrap, se chuchotaient mutuellement à l’oreille, par moments, et confrontaient des chiffres sur des bouts de papier. Ils attendaient que l’entretien prît fin pour entamer avec le dramaturge un autre débat : sur quelles bases répartir l’argent collecté pour venir en aide aux ouvriers chômeurs de la grande entreprise de bâtiment, ruinée par le pillage fabuleux dont elle fit l’objet de la part d’hommes d’influence et de ses propres cadres ?

Le journaliste fit quelques pas en direction de la place et s’arrêta brusquement, comme touché par la grâce. Ça y est ! Il avait le titre de son article : "Arlequin contre la barbarie". Percutant. Emblématique. Un rien énigmatique. Il repartit, guilleret, d’un bon pas, mais s’arrêta tout aussi brusquement, comme rappelé à l’ordre, désagréablement. “Le mot "barbarie" ne fait pas partie du lexique de cet homme. Je n’ai pas le droit...”

Il demeura un long moment songeur, debout, sur le trottoir. Et puis, subrepticement, un mot, un nom s’imposa à lui, finit par accaparer la scène tout entière de sa conscience claire ; un nom coupé de toute signification. Numance... Numance... Numance... II Ie considéra avec curiosité, puis avec perplexité et comprit soudain d’où il venait et pourquoi il était là. Il y a près de 25 ans, le dramaturge avait adapté et mis en scène "Numance", de Cervantès.

La gorge serrée, la poitrine oppressée, le journaliste se rappela la scène finale de la pièce. Les Numantins, assiégés par les Romains, préfèrent, après une longue et héroïque résistance, se donner collectivement la mort, refusant de se rendre ; le seul survivant, un adolescent, se tue devant Scipion plutôt que de lui remettre les clés de la cité. Le général vainqueur était vaincu par la mort de ses adversaires.

Le journaliste sut, alors, qu’il n’écrirait pas son article.

Publié par messaoud benyoucef
braniya blog stop

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FORUM

’ABDELKADER ’ALLOULA - ARLEQUIN À NUMANCE
14 mars 15:04, par Safiya

Emotion intense, yeux embués...

Flash back !

L’Institut médico-légal

Son grand corps de blanc enveloppé, son visage irradiant l’invincible sérénité

Ultime générosité, un sourire ineffable qu’il nous offrait, j’en suis sûre, pour conjurer notre inénarrable détresse...

Dans l’avion qui nous ramenait, Malek à côté et Kamel de l’autre, Cheb Hasni, du fond de la carlingue, les traits exsudant la douleur, vint présenter ses condoléances au grand frère.

Six mois après Kader, une même balle assassine a éteint la voix des ritournelles qui faisaient rêver et vivre l’amour, quand bien même par procuration, ceux et celles qui en étaient cruellement démunis.

ULAC SMAH ULAC !!!



[1Sidi-Lahouari, le saint patron de la ville d’Oran également.

[2Kaki Ould Abderrahmane, grand dramaturge, l’inventeur du théâtre algérien moderne

[3Allusion à « L’oiseau vert » de Carlo Gozzi, adaptée d’un conte des 1001 nuits.

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