Accueil > GUERRE DE LIBERATION > TORTURE ET HISTOIRE

TORTURE ET HISTOIRE

vendredi 27 décembre 2013

PAUL AUSSARESSES ET L’ÉCOLE FRANÇAISE
DE LA GUERRE CONTRE -RÉVOLUTIONNAIRE


PAUL AUSSARESSES EST-IL VRAIMENT MORT ? - Fadhila Boumendjel-Chitour analyse le sombre « Héritage » du tortionnaire.


Malika Rahal. Historienne du temps présent - CETTE ÉCOLE FRANÇAISE DE LA GUERRE CONTRE -RÉVOLUTIONNAIRE - El Watan - le 09.12.13 ;


PAUL AUSSARESSES EST-IL VRAIMENT MORT ?

Fadhila Boumendjel-Chitour analyse le sombre « Héritage » du tortionnaire

El Watan
le 9 décembre 2013


Nous sommes le 23 mars 1957. Ali Boumendjel, un brillant avocat de 38 ans, membre du collectif de défense du FLN et conseillé politique de Abane Ramdane, est jeté du haut d’un immeuble à El Biar.

Il avait été arrêté le 9 février 1957 et avait subi les pires supplices durant ses quarante-trois jours de détention. La thèse du suicide est aussitôt avancée, comme avec Ben M’hidi, pour camoufler ce crime d’Etat. On avait même prétendu qu’il avait tenté de se couper les veines avec ses lunettes, comme le rapporte son épouse, l’admirable Malika Boumendjel, dans une interview accordée à Florence Beaugé (Le Monde du 2 mai 2001).
Il s’avèrera que c’est Aussaresses qui avait donné l’ordre de le précipiter dans le vide. Dans son livre “Services spéciaux, Algérie 1955-1957”, le para tortionnaire passe aux aveux. Il raconte par le menu comment il avait utilisé un de ses subalternes, un certain Lieutenant D., pour accomplir son forfait. Au lieutenant qui demande : « Mon commandant, expliquez-moi exactement ce que je dois faire », Aussaresses rétorque : « Très simple : vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6e étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ? » Aussaresses poursuit : « D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris.

Puis il disparut. J’ai attendu quelques minutes. D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière la nuque. » Aujourd’hui, avec la mort de l’ancien chef des services de renseignements français à Alger, un homme qui doit sa sinistre notoriété à ses faits d’armes peu glorieux autant qu’à ses fanfaronnades médiatiques obscènes, il nous a paru utile de ne pas laisser ce bourreau compulsif s’en tirer à si bon compte et aller se terrer dans sa tombe comme un vieux curé de campagne, inoffensif et béat. Une autopsie de son œuvre macabre s’impose. Et qui mieux que Fadhila Boumendjel-Chitour pour nous dire ce que ce personnage frankensteinien sorti tout droit des laboratoires de l’armée coloniale véhicule comme enseignements sur le « système Aussaresses ». Fille d’Ahmed Boumendjel et nièce de Ali Boumendjel, Fadhila Chitour nous confie d’emblée à quel point le martyre de son oncle a forgé l’ardente militante qu’elle est, engagée sur tous les fronts.
« L’assassinat de Ali Boumendjel a été tellement important comme jalon de ma vie » susurre-t-elle d’une voix émue au téléphone. Professeure à la faculté de médecine d’Alger, ancienne chef de service au CHU de Bab El Oued, Fadhila Boumendjel-Chitour a été la Présidente du “Comité médical contre la Torture” créé peu après le soulèvement d’Octobre 1988 [1]. Elle a été également au nombre des fondateurs de la section algérienne d’“Amnesty International” (1990). Figure féministe bien connue, elle est aussi membre fondateur du “Réseau Wassila”.

« Un Aussaresses sommeille dans beaucoup de Français »

Fadhila Chitour aborde la figure d’Aussaresses à travers plusieurs prismes.
D’abord, l’homme trahit à ses yeux une profonde faillite morale, un « vieillard misérable qui aura traversé sa vie sans même prendre conscience de ce qu’était le colonialisme, son horreur et son corollaire, la torture, qu’il avait pratiquée de ses propres mains ».
Mais elle estime qu’il n’aura été finalement que « l’instrument d’un système répressif qui, en fait, représentait l’Etat français ». Une manière d’affirmer que derrière ce triste fonctionnaire de la torture se profile la raison d’Etat.
La nièce d’Ali Boumendjel en veut pour preuve la loi du 23 février 2005 sur le « rôle positif de la colonisation », une loi qui l’a « profondément meurtrie ».
Fadhila Chitour ne comprend pas le fait qu’il n’y ait pas de « condamnation nette, tranchée, du colonialisme en tant que tel, de l’horreur qu’a été la guerre coloniale ».
Pour elle, il est impératif de « répéter et marteler tout le temps que le colonialisme est une abomination au même titre que le racisme et l’esclavagisme ». « Il est important, ajoute-t-elle, de ne jamais baisser la garde et de s’indigner en permanence » contre la barbarie du fait colonial.
« Je pense qu’il y a beaucoup de déni encore dans la classe politique et dans la société civile françaises », constate l’honorable professeure.
À la question : « Pensez-vous qu’Aussaresses n’est pas tout à fait mort ? », elle répond sans ambages : « Mais bien sûr qu’Aussaresses n’est pas mort ! »

Et d’expliquer : « C’est un Aussaresses qui est mort, mais ne croyez-vous pas que (des Aussaresses) sommeillent dans beaucoup de Français ? Ils n’ont peut-être pas l’outrecuidance de l’avouer, mais ils ont des Aussaresses potentiels et des tortionnaires potentiels qui, dans les mêmes circonstances que lui, auraient fait la même chose. »
Cela se manifeste, selon elle, sous d’autres avatars, « ne serait-ce que le racisme, la xénophobie ou la montée du Front national. »

Dans un autre registre, Fadhila Chitour insiste sur la dette mémorielle que nous devons à tous les Ali Boumendjel contre tous les Paul Aussaresses. Elle rappelle que la date anniversaire de l’assassinat de son oncle est devenue Journée nationale de l’avocat. Une rue porte le nom de Ali Boumendjel (en prolongement de la rue Larbi Ben m’hidi). Ce qui lui fait dire que « ce devoir de mémoire, concernant mon oncle, a été respecté ».
Elle rend hommage, à ce propos, au combat acharné mené par son père pour faire éclater la vérité sur l’assassinat de son frère : « J’ai envie de dire que si ce devoir de mémoire a été honoré, c’est grâce à quelqu’un qui n’est autre que la personne de mon père, Ahmed Boumendjel, qui était, au moment de l’assassinat de son frère, avocat à Paris. Mon père n’a pas arrêté d’ameuter la classe politique française, les autorités religieuses, les journalistes », énumère-t-elle en précisant qu’il avait même adressé une lettre au président René Coty.

« Il faut abolir la torture et la peine de mort »

La campagne de dénonciation menée par Ahmed Boumendjel portera ses fruits : une commission d’enquête est dépêchée à Alger, « et grâce à cette commission, les malheureux qui avaient été arrêtés dans les mêmes conditions n’ont pas connu le sort de Maurice Audin ou de mon oncle », indique Fadhila Chitour.
Notre interlocutrice regrette, néanmoins, qu’il n’y ait aucune plaque commémorative devant l’immeuble où a été exécuté Me Ali Boumendjel, immeuble situé au 94 avenue Ali Khodja (ex-boulevard Clémenceau), à El Biar.

Enfin, Mme Chitour lance un cri du cœur pour abolir à jamais la torture et la peine de mort dans notre pays. « La mort d’Aussaresses me renvoie à cette abomination qu’est la torture, et à l’obligation de rappeler qu’elle a été pratiquée dans notre pays, hélas, sans discontinuité depuis l’indépendance. Nous avons été rappelés par cette abomination, comme un électrochoc, en octobre 1988, mais en fait, elle était pratiquée bien avant », dit-elle, avant de lâcher : « C’est horrible ce que je vais dire, mais c’est comme si certains des tortionnaires algériens avaient très bien appliqué les leçons des tortionnaires de la colonisation ! »
Et de marteler : « Il faut que cet acte abominable ne puisse jamais recevoir de justification. Il n’y en a aucune, aucune, aucune ! »—

Mustapha Benfodil

haut de page


Malika Rahal. Historienne du temps présent

CETTE ÉCOLE FRANÇAISE
DE LA GUERRE CONTRE -RÉVOLUTIONNAIRE

El Watan
le 09.12.13

Sollicitée par nos soins pour décrypter le « cas » Aussaresses, Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), mettra, avant tout, en exergue la complexité du personnage.

« La figure du général Aussaresses, témoin rare de l’usage de la torture et des méthodes contre-insurrectionnelles durant la guerre d’indépendance, me semble finalement assez complexe. D’une part du fait de la personnalité de l’homme : il existait chez lui une dimension bravache et ‘‘plastronneuse’’ (…) qui jette une ombre de suspicion sur son témoignage. Compte tenu des relations entre les officiers parachutistes, et notamment entre Paul Aussaresses et Jacques Massu, il n’est pas entièrement à exclure, à mon sens, qu’Aussaresses ait endossé des responsabilités et des actes revenant à d’autres. (…) Mais sur le fond, cette répartition des responsabilités ne change rien, et l’éventuel “serment de silence” entre eux ne recouvre désormais que les cas individuels – même s’ils sont parfois infiniment douloureux », analyse-t-elle. L’auteur de “Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne” (Barzakh, 2011) dissèque avec précision le dispositif politico-militaire qui a engendré la machine répressive incarnée par Aussaresses : « Ses mémoires confirment de l’intérieur le mécanisme de la répression — notamment durant la « Bataille d’Alger » tels qu’ils ont été décrits par les historiennes Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche.

Et le tableau est accablant : l’armée joue le rôle qu’on lui demande de jouer dans les guerres contre-révolutionnaires, elle agit en contravention de tous les principes démocratiques de fonctionnement de la justice et de contrôle du pouvoir civil sur le pouvoir militaire », observe l’historienne, avant d’ajouter : « Et l’on en sait beaucoup plus grâce à lui sur l’existence et le fonctionnement de ce qu’on a appelé un ‘‘escadron de la mort’’, la façon dont les parachutistes liquidaient leurs détenus par dizaines ». Malika Rahal revient ensuite sur le deuxième acte de la vie d’Aussaresses : son récit. Le tortionnaire se met à écrire et se fait l’apologiste de ses propres crimes. Et cela fait désordre.

Perversité du tortionnaire

Elle rappelle comment la publication des “Mémoires” d’Aussaresses lui ont valu une condamnation alors qu’il jouissait de l’impunité la plus totale, « du fait des lois d’amnistie », pour les atrocités qu’il avait commises. « Il est donc — faute de mieux — poursuivi pour avoir parlé. Il y a à cela un effet pervers », relève la chercheuse du CNRS. Pour la petite histoire, Malika Rahal avait tenté d’interviewer Aussaresses. Voilà comment cela s’est terminé : « Je travaillais lors de son procès sur la biographie de l’une de ses victimes, l’avocat du FLN Ali Boumendjel. Une fois la condamnation d’Aussaresses confirmée en appel, il a définitivement refusé de me parler. Peut-être le procès aura-t-il servi de leçon à d’autres qui auraient pu vouloir parler, les encourageants plus encore au silence ? » Le récit d’Aussaresses, souligne l’historienne, renvoie forcément au débat sur la torture « initié par l’intervention de Louisette Ighilahriz, animé par les journalistes du Monde et de L’Humanité, qui secoue la société française profondément ».

Elle précise que « cette fois, les révélations étaient nombreuses et installaient durablement le thème : le rôle de pédagogue des méthodes contre-insurrectionnelles à Fort Bragg (plus grande base d’entraînement pour les forces commandos au monde, située en Caroline du Nord, ndlr) joué par le général Aussaresses révélait qu’il existait une ‘‘école française’’, avec des ramifications jusque dans les régimes dictatoriaux d’Amérique latine ».
Malika Rahal insiste sur le fait que le personnage, si exubérant soit-il, ne doit pas occulter la responsabilité du pouvoir politique qui a couvert ses crimes : « L’image du parachutiste retors et sans principes qu’il véhiculait, comme celle du fort-en-gueule construite par le général Bigeard, ne doivent pas faire oublier que la guerre contre-révolutionnaire est initiée par le pouvoir politique. Et que les scandales se multiplient en 1957 à mesure que les parachutistes du général Massu s’en prennent à des figures identifiables depuis la France : Larbi Ben M’hidi, dont Aussaresses raconte l’assassinat, était considéré comme un chef militaire en février 1957, et le scandale autour de sa mort est en France de faible ampleur ; mais Ali Boumendjel, autre victime nommée par Aussaresses, est un avocat, un homme politique qui compte à Paris assez d’amis pour que son ‘‘suicide’’ par les parachutistes fasse scandale en mars et avril. (…)

La cible de la répression menée par l’armée française s’élargit désormais à l’ensemble de la population civile ; les intellectuels et autres figures publiques ne sont plus à l’abri (…) »
L’historienne estime que « la disparition progressive des acteurs (à peu d’écart les généraux Massu, Bigeard et Aussaresses) ouvre d’autres perspectives : elle ouvre le temps d’une histoire sans doute un peu différente, moins focalisée sur des figures, sur des histoires particulières, et où l’on pourra contempler plus aisément une vision d’ensemble.
Un temps aussi où il faudra bien admettre que certaines informations sont perdues ; que l’on ne saura jamais tout (…) ».
Malika Rahal termine sur une pointe d’émotion : « Comme historienne, plutôt qu’au général Aussaresses, je pense ce jour aux personnages ‘‘rencontrés’’ dans mon travail : Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel. Et aux vivants qui ont témoigné ou témoignent encore, et que la nouvelle de la mort du tortionnaire ne laisse pas indifférents. Et parce que j’ai beaucoup travaillé avec elle pour la biographie de son mari, c’est Malika Boumendjel qui occupe mes pensées, Malika avec son désir de vérité et de justice, que cette nouvelle secoue certainement. »-

Mustapha Benfodil

haut de page


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

  • Lien hypertexte

    (Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)