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UN ITINERAIRE FONDATEUR

Ibn-Khaldoun et la Géopolitique avec YVES LACOSTE

DE L’ALGERIE AU PRIX VAUTRIN-LUD

samedi 9 janvier 2010, par Sadek HADJERES

Un entretien a été accordé récemment par le Professeur émérite Yves Lacoste au Soir d’Algérie (voir pièce jointe). Les problèmes brûlants de l’actualité y sont saisis, comme toujours chez lui, hors des idées reçues,mais dans l’ancrage mouvant des interactions entre représentations et enjeux de pouvoir sur des territoires, dans le mouvement souvent déroutant entre les enchaînements du passé et les développements à venir.

En attendant la parution de son prochain ouvrage qui traitera de la Géopolitique du monde post-colonial, il m’a paru intéressant d’illustrer par plusieurs documents, l’itinéraire qui l’a mené d’Alger où il a enseigné et découvert l’oeuvre de Ibn Khaldoun, pour lui décisive, aux travaux de grande portée internationale et particulièrement la refondation de la Géopolitique, dont il a été l’initiateur. Je publie en particulier l’article "Ibn Khaldoun" qu’il a écrit en 1953 dans la revue Progrès et la lettre de félicitations que je lui avais adressée lorsqu’il reçut en décembre 2000 le prix Vautrin Lud (équivalent du Nobel).

Paris, Décembre 2000

Cher Yves,

J’ai été heureux d’apprendre les deux distinctions qui viennent d’honorer autant tes travaux que ta personne. Ce n’est pas, j’en suis sûr, le couronnement d’une carrière, mais un nouveau jalon sur ton parcours créatif en géographie et géopolitique, que tu as tant enrichies.

Si j’en suis particulièrement heureux, ce n’est pas seulement en raison d’une longue amitié qui remonte à notre première rencontre il y a de cela une quarantaine d’années. Au delà (ou en deçà) de la portée universelle de tes travaux, consacrée par le prix Vautrin-Lud, que peut signifier pour moi et mes compatriotes algériens, cette distinction ?

Je t’ai connu à Alger quand j’exerçais la médecine comme praticien et à l’Université, dans la première moitié des années cinquante, avant la guerre d’indépendance. Jeune professeur agrégé, tu étais venu, avec ton épouse Camille Dujardin, enseigner l’histoire-géographie, et tu faisais partie de ces Français qui comme le latiniste André Mandouze, le biologiste Robert Vargues, des enseignants comme Marcel Domerc et bien d’autres, nous donnaient une autre idée de la France que celle de la colonisation et du mépris racial.

Tu avais alors écrit dans la revue « Progrès », dont j‘étais le directeur, un article qu’à la relecture je trouve aujourd’hui encore plus remarquable, sur l’œuvre de Ibn-Khaldoun, l’historien-sociologue arabo-maghrébin du quatorzième siècle. Pour cela, tu avais dévoré à la Bibliothèque universitaire l’œuvre entière de l’auteur, dont tu avais estimé la portée fondatrice, en la découvrant, comme ne pouvant se comparer qu’à celle du grand Thucydide. Ce premier travail annonçait l’ouvrage que tu allais lui consacrer une vingtaine d’années plus tard, avec une récente réédition qui confirme sa richesse et sa vigueur.

J’avais alors été sensible, comme Algérien qui luttait pour la dignité de son peuple, à la façon dont tu conjuguais l’effort de rigueur scientifique et d’esprit critique, avec la sympathie envers la civilisation et la culture des pays et des peuples que tu étudiais. Tu contribuais à les sortir de l’oubli où les avaient laissées aussi bien nos siècles de décadence qu’une certaine myopie (sectorielle) du siècle français des Lumières. C’est, entre autres, à toi et à ton travail que je pensais quand j’ai écrit dans un article d’Hérodote (Civilisations et géopolitique), relatif aux représentations croisées algéro-occidentales : « ...J’exprime mon respect envers les chercheurs et les « passeurs de civilisations » de France. Ils ne se contentent pas de nous faire connaître et apprécier le meilleur de leur expérience démocratique. Ils font connaître à leurs concitoyens nos problèmes et les créations de notre civilisation, assurant aussi de cette façon à leurs approches prospectives un surcroît de lucidité, par l’attention concrète et circonstanciée qu’ils prêtent à un ensemble de faits et de signaux dans la sphère du combat d’idées en Algérie. ... »

Nous ne nous sommes revus que quarante ans plus tard après ce retour commun aux sources « khaldouniennes ». Tu avais dû quitter l’Algérie dès les premières phases de notre guerre d’indépendance, comme André Mandouze et d‘autres Français qui, harcelés et menacés par les « ultras » colonialistes, faisaient honneur à leur patrie et à leurs valeurs de liberté et de démocratie en se solidarisant avec le combat légitime de notre peuple.

D’autres européens, pour qui l’Algérie était devenue depuis longtemps et viscéralement une nouvelle patrie, comme Maurice Audin et Henri Alleg, que tu as bien connus, ont payé le prix fort de leur engagement à la cause de l’indépendance. Moi-même, clandestin, recherché et condamné par contumace pour mes activités comme responsable des « Combattants de la libération », j’entamais à mon corps défendant une vie souterraine qui durera trente et un ans, entrecoupée d’un répit de trois ans dans l’Algérie libérée de l’occupation étrangère mais entrée dans l’ère de la dictature du « parti unique ». C’est pourquoi durant le court intermède de trois ans après l’indépendance, j’avais préféré ne pas te rencontrer de crainte de te compromettre, quand tu vins en 1963, à l’invitation de cercles progressistes liés à un pouvoir encore ambigu. Tu avais tenu à la salle ex-Pierre Bordes (rebaptisée comme par hasard Ibn Khaldoun, sous la grande place du Forum, où de Gaulle avait tenu son discours célèbre avant sa prise de pouvoir) une conférence qui obtint grand succès. Elle traitait du sous-développement dans le « Tiers-Monde », un thème que tu avais fortement contribué à étudier et faire connaître au cours des années précédentes.

Car durant la guerre d’Algérie, le champ de tes recherches s’était beaucoup élargi, embrassant tous les continents, sans pour autant que ton intérêt ne se soit affaibli pour ce qui se passait en Algérie, source de grande confusion et de profonds préjugés dans l’opinion française. Tu avais entre autres publié à la fin de 1960, un ouvrage collectif important, fortement documenté, en collaboration avec André Prenant et André Nouschi, intitulé « L’Algérie, passé et présent ; le cadre et les étapes de la constitution de l’Algérie coloniale ». Précis et démystificateur, l’ouvrage de 460 pages avait été réalisé, comme le soulignait Jean Dresch dans sa préface, avec une seule idée préconçue, celle de ne pas en avoir. Dans ces circonstances, il est devenu une référence pour tous ceux qui souhaitaient dissiper le rideau de fumée colonial. Ce qui fit d’autant plus regretter la non-parution d’un deuxième tome déà rédigé et relatif à la période contemporaine (l’ouvrage s’arrête à la fin de la première guerre mondiale). Le second tome prévu n’a pu franchir, semble-t-il, le barrage des étroitesses et des craintes de bureaucrates dans le PCF, chargés en principe d’encourager et soutenir sa réalisation.

Un an auparavant, au début de 1960, alors que la guerre poursuivait ses horreurs, tu avais animé du côté français une initiative culturelle commune algéro-française en coordonnant un numéro spécial de la revue mensuelle « La Nouvelle Critique ». Y ont contribué des artistes, des hommes de lettres et des intellectuels de nos deux pays. J’y avais envoyé moi-même un article intitulé « Quatre générations, deux cultures » qui retraçait à partir du vécu les processus complexes de déculturation et acculturation qu’avait traversés et continuait à traverser le peuple algérien, pris dans la tourmente géopolitique de la colonisation de peuplement. Si je m’en souviens, tu avais conclu ton article « Les sources de la culture algérienne » par cette phrase : nous respectons le peuple algérien. Ces mots sont restés gravés dans ma mémoire, ils allaient au devant de notre soif ardente à vouloir sortir du rabaissement. Ils nous furent d’autant plus précieux et réconfortants, comme plus tard tant d’autres actions de solidarité et la grande manifestation de Charonne, que le mal était profond, s’exprimant hideusement au cours de la journée du 17 octobre 61 à Paris...

Trente ans plus tard, en 1990, l’Algérie est sortie du tunnel du parti unique. Mais trente années de laminage de la culture démocratique ont fait avorter les espoirs pluralistes. La vie politique a consisté en un multipartisme de façade, dominé par des courants hégémonistes recomposés selon des discours identitaires ou des logiques maffieuses, alliés ou rivaux dans un déchaînement de violence fortement marqué par les enjeux nationaux ou internationaux de pouvoir et de visées géostratégiques. Avant même le tournant algérien d’Octobre 88, tu avais anticipé dans une de tes publications, sur l’éventualité de remous importants liés à la montée de l’islamisme politique dans la région, avec des conséquences y compris sur le territoire français. Les milieux français qui avaient réagi à cette évaluation par l’incrédulité, la trouvant alarmiste, ont dû se rendre quelques années plus tard à l’évidence.

Nous nous sommes enfin revus en 1992, près de quarante ans après notre dernière rencontre. Sorti d’Algérie, j’avais résolu, libre de tout activisme partisan, de consacrer mon expérience socio-politique à une tâche trop longtemps délaissée du fait des circonstances, la réflexion sur les évolutions dans mon pays et dans le monde au cours du demi-siècle écoulé. Un heureux hasard nous a fait rencontrer à la Sorbonne, dans un amphithéâtre où tu participais à un débat sur le thème du « Système Monde ». Tu as aussitôt proposé de m’associer aux travaux du CRAG (Centre de Recherche et d’Analyse en Géopolitique) que tu dirigeais en même temps que la revue « Hérodote ». C’est là que j’ai mesuré l’étendue et la cohérence du nouveau savoir qu’avec Béatrice Giblin vous aviez développé et organisé durant de longues années, en réhabilitant et renouvelant la recherche et l’enseignement de la géopolitique.

Cette discipline avait été frappée de désaffection ou même de discrédit moralisant, en raison de l’usage qu’en avait fait le régime nazi au service de ses visées expansionnistes. De synonyme de « real politik » qu’elle était dans sa version la plus cynique, vous en avez fait un instrument méthodique de connaissance et de raisonnement sur l’ensemble des phénomènes sociaux, économiques, politiques, culturels, idéologiques et autres, liés à des enjeux, conflits de pouvoir et rapports de force dans leurs interférences multiples aux différentes échelles spatio-temporelles.

Il arrive que certains de mes compatriotes soient heurtés au premier abord dans leurs sentiments par telle ou telle de tes évaluations. Par exemple le constat selon lequel la traite des esclaves noirs n’a pas résulté seulement de la soif de profit des négriers racistes d’Occident, mais aussi des chasseurs et des marchands d’esclaves, qui eux étaient africains ou arabes. Ou encore le constat, pessimiste ou complaisant à leurs yeux, du potentiel d’expansion des mouvements islamistes intégristes dans les années écoulées.

L’erreur de ceux qui sont choqués par de tels constats est d’assimiler une analyse géopolitique à une prise de position partisane, à une profession de foi ou à une allégeance idéologique. De même que le savoir médical peut déboucher sur la vaccination ou la guerre bactériologique, le savoir géopolitique peut par son éclairage indisposer ou conforter les protagonistes des différentes rivalités. Les diagnostics ou pronostics qu’il propose -abstraction faite de leur qualité- peuvent alimenter le pessimisme, le doute ou l’optimisme dans les milieux concernés et selon les situations. Mais ce savoir n’est pas, en lui-même, le responsable des actes bénéfiques ou maléfiques. La responsabilité demeure celle des acteurs, qui par intérêt ou conviction font leur choix dans le champ des options repérées par l’analyse géopolitique.

Personnellement, l’approche géopolitique à laquelle je me suis initié au CRAG, m’a permis d’élargir et d’enrichir les horizons de mon expérience socio-politique, ma vision des événements passés et présents, à un moment où l’histoire mondiale s’accélère et gagne en complexité. En portant davantage mon attention sur les entrelacements entre les enjeux objectifs et les représentations que s’en font les protagonistes actifs ou passifs des luttes, j’ai mieux compris à quel point la pertinence d’une analyse ou l’efficacité d’une action sur le long terme gagnent à éviter deux écueils : soit l’idéologisation excessive et volontariste des problèmes, soit leur réduction aux seuls aspects socio-économiques. Dans les deux cas, on néglige les modalités selon lesquelles l’influence profonde ou décisive de ces derniers passe par la médiation des représentations, qui, elles, ont un effet souvent très puissant mais aussi mobile et aléatoire sur la durée.

Sur la question des évolutions de la Nation, considérée au CRAG comme un thème appelé à demeurer longtemps au cœur de l’actualité mondiale, j’ai pu vérifier la justesse de cette appréciation à travers le cas brûlant de l’Algérie. A travers l’approche géopolitique, j’ai été amené en particulier, tantôt à confirmer certaines de mes intuitions ou convictions passées d’acteur politique, tantôt à combler des lacunes et à corriger, parfois remettre en cause, ma perception de certains processus que l’activisme sur le terrain avait brouillée momentanément ou de façon plus durable.

Cette approche m’a davantage appris à me défier des déterminismes rigides et normatifs, à mieux prendre en compte les situations apparemment insolites, paradoxales, imprévues ou irrationnelles, pour en découvrir la signification cachée qui constitue en fait la clef d’une analyse judicieuse ou des solutions porteuses.

Je crois aussi avoir retenu de l’enseignement géopolitique l’importance du débat et de l’évaluation des phénomènes à partir de plusieurs niveaux et postes d’observation. Savoir en gestation et progression, la géopolitique n’est pas une panacée, ne prétend pas, de par son objet, à la précision d’une science exacte, ou avoir réponse à tout ou fournir une vision unique d’un même phénomène. En géopolitique, tout comme en art médical, politique ou militaire, s’efforcer de conjuguer le savoir et le savoir faire est irremplaçable.

Cher Yves,
en cette matière, en plus de ton savoir (j’allais dire encyclopédique, je préfère dire sans frontières), avec tes audaces, ta franchise et ton style offensif et un brin provocateur, tu nous as incités aussi au CRAG à l’effort de réflexion critique et vigilant sur nous-mêmes. C’est pourquoi je te sais gré de ton enseignement, de ton exemple, et me réjouis des distinctions qui les ont honorés.


Voir en ligne : http://www.lesoirdalgerie.com/artic...

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