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ALGER - BAB EL OUED : LES RÉCITS / TÉMOIGNAGES IMPRÉGNÉS PAR L’ EVOLUTION RELIGIEUSE ET SOCIALE

mardi 19 novembre 2013

Narratives of Religious and Social Change

Posted on 30/06/2013 by Ed McAllister

Ed McAllister revient pour Textures du temps sur la nostalgie des années Boumediene. Cette nostalgie n’a pas le même contenu selon le lieu d’où l’on se remémore le passé…

En Algérie les débats sur la place que la religion pourrait occuper dans la société se succèdent parmi de nombreux intellectuels algériens, beaucoup de ceux avec lesquels je me suis entretenu, vivent dans les quartiers les plus riches sur les hauteurs d’Alger, et m évoquent souvent l’opposition frontale entre le séculier et le religieux que l’on trouve dans les débats en
France (et de plus en plus, ailleurs en Europe).

Ce débat contradictoire n’est pas nouveau en Algérie, où il a évolué et prend des formes différentes de celles rencontrées en France, et, par conséquent, il est devenu un récit algérien.

Dans sa forme la moins nuancée, les termes de ce débat creusent de haut en bas les frontières d’une laïcité, imprégnée de concepts modernistes et républicains, de rationalité et de tolérance en opposition avec la version normative de l’Islam telle qu’elle a émergé au milieu des années 1980, associée par les laïcs à l’intolérance, l’anti-rationalité, la répression sociale et l’obscurantisme.

En Algérie, la nature binaire de ce débat a été cristallisée par une scission politique beaucoup trop simpliste entre éradicateurs et conciliateurs durant le conflit des années 1990 et se continue dans une série d’oppositions qui existent dans les représentations organisées socialement du passé algérien (Algérien / français ; arabe / berbère ; maquis de l’intérieur/ armée des frontières ; etc.)

Beaucoup de ces approches (/ analyses ?) ne sont le plus souvent d’aucune utilité, car elles réduisent la diversité, excluent et font taire les autres voix en les forçant à rejoindre (être catalogué dans ?) un des camps qui s’excluent mutuellement.

Lors de ces débats en Algérie, les souvenirs des années 1970 sont souvent évoquées en référence à une époque où “on vivait notre religion normalement". Les années 1970 sont dépeintes comme un temps de bars, discothèques et charcuteries, pendant que les gens étaient plus intéressés par la dernière piste Bee Gees que par la religion. Ainsi, les années 1970, deviennent la décennie de la laïcité par excellence et sont opposées à la perception de la montée d’une vague de sentiment religieux depuis les années 1990, représentée par la montée du FIS.

Le débat s’enflamme souvent sur le corps des femmes, avec de fréquentes références aux mini-jupes des années 1970 opposées au hidjab des années 1990, une partie de la critique la plus virulente des femmes farouchement laïques s’en prend aux filles qui tentent d’esquiver le débat, en portant des vêtements serrés, en même temps qu’elles couvrent leurs cheveux.
Fait intéressant, le bien aimé hayek est pour beaucoup synonyme de tradition religieuse nationale, en opposition aux modes trans-nationales de robe islamique qui ont atteint l’Algérie au cours des dernières décennies.

1974, 20ème anniversaire de la Révolution
L’image a récemment beaucoup circulé sur Facebook,
notamment sur la page francophone nostalgique
« Alger à une certaine époque ».

La plupart des commentaires vantent les minijupes (et l’absence de hijab).
La photo originale avait été publiée par « El-Moudjahid »,
le 1er Novembre 1974 avec la légende : « Elles ont l’âge de la révolution ».

Si ces positions reflètent l’expérience et les positions de nombreuses personnes en Algérie, il existe d’autres récits.

Vu de Bab el-Oued, les représentations et les mémoires sociales évoquées quand on parle de changement religieux au fil du temps sont très différentes. En effet, les termes du débat sont totalement différents, et ne prennent pas la forme d’une opposition entre un passé séculaire et un religieux présent.

Les souvenirs des années 1970, articulés sur les expériences vécues sont reformulés à la fois à la lumière des événements survenus, et aussi sur les perceptions héritées (et contestées) transmises par les parents ; les jeunes, dépeignent largement une époque où la religion était l’apanage des personnes âgées - avec de nombreux rapports où les jeunes étaient détournés des mosquées parce trop jeunes « mazal rak Sghir". Ce n’est pas seulement parce que les jeunes n’ont pas été imprégnés par la pratique religieuse, mais parce qu’ils ressentaient la religion comme une affaire sérieuse digne d’un respect que seule la maturité et l’expérience peuvent fournir.

En effet, la différence entre la pratique religieuse de l’ancienne génération et l’absence de pratique chez les jeunes constitue l’une des clés des différences entre les générations et du respect traditionnel pour les personnes âgées.

Les anciens habitants de Bab el-Oued réagissent avec colère aux accusations que dans les années 1970 tous les Algériens étaient étrangers à leur religion, même s’ils admettent librement ne pas avoir montré trop d’intérêt pour la religion quand ils étaient jeunes.

Les personnes âgées de Bab el-Oued se souviennent des changements progressifs de l’espace urbain liés à la religion dans le temps.

Des nouveaux espaces religieux sont apparus lorsque l’Etat a tenté de répondre aux besoins d’une population croissante et vieillissante au milieu et à la fin des années 1970, ainsi que pour lutter contre la pression des mouvements islamistes naissants qui avaient déjà commencé à infiltrer les institutions telles que les scouts. Des nouvelles mosquées ont été construites dans le centre de Bab el-Oued, telles que Es-Sunna et En-Nasr. _ Lorsque cela était architecturalement possible, quelques vieilles églises ont été démolies pour faire place à de nouvelles mosquées, comme l’église Saint Joseph qui devint la mosquée El-Fath, tandis que d’autres anciens bâtiments d’églises, restaient transformés en mosquées telle la Mosquée Et-Taqwa. Des haut-parleurs ont remplacé le traditionnel « appel » à la prière et les coups de canon marquant la fin du jeûne du mois de Ramadan ont été abandonnés. Les années 1970 restent dans les mémoires comme un moment de pratique religieuse sincère pour ceux qui acquéraient un statut social, avec l’augmentation de l’investissement public dans l’infrastructure religieuse.

L’idée d’une mini-jupe émancipatrice, portée par des femmes assises sur les terrasses des cafés, est également contestée à Bab el-Oued, où beaucoup n’auraient pas toléré un tel comportement dans les années 1970. _ L’accès des femmes à l’espace public est dépeint comme étant plus limité à cette époque que dans le présent. Contrairement à aujourd’hui, le marché central de Bab el-Oued était du seul ressort des hommes, généralement responsables des achats. Alors qu’un petit nombre de femmes travaillaient dans les manufactures de tabac et de textile de la rue Mizon et de la rue Livingstone, le principal employeur des femmes dans Bab el-Oued était, et est toujours, le secteur public (écoles, Hôpital Maillot et la CNAS). Les femmes ne se seraient jamais arrêtées dans les cafés, et les « Salons de Thé » et les glaciers, principaux sites de vie sociale féminine sur la principale rue commerçante de Bab el-Oued n’ont pas ouvert avant les années 2000.

Les relations entre hommes et femmes dans les années 1970 sont considérés comme ayant été régies par un sentiment de horma, distance respectueuse, ce qui équivalait parfois à une séparation physique. De nombreux résidents mettent en évidence la persistance des relations entre hommes et femmes, telles qu’elles existaient avant l’indépendance dans la Casbah, de nombreux habitants originaires de la Casbah étant descendu progressivement, jusqu’au milieu des années 1960, à Bab el-Oued pour y occuper les appartements laissés vacants au départ des Européens.
Un autre exemple souvent cité est celui de l’homme qui rentre chez lui à la maison, et signale sa présence sur les marches en toussant, pour donner le temps aux femmes des autres familles de disparaître avant qu’il ne pénètre dans le patio principal.

La horma impliquait aussi que l’on ne pouvait pas parler aux femmes dans la rue (/en public) devant des membres de sa famille ou ses voisins, alors que tarbiyya [les bonnes manières] voulait que les hommes descendent du trottoir pour donner aux femmes un espace suffisant pour passer.

Au bout du compte, tandis que certaines femmes à Bab el-Oued s’habillaient à l’européenne ou « civilisé/ ?moderne) », les minijupes étaient rares et n’étaient que l’apanage de femmes dans les quartiers riches. De nombreux habitants de Bab el-Oued se souviennent que faire du shopping au centre d’Alger était comme visiter un autre monde.

La pratique religieuse des femmes semble avoir été plus syncrétique (mélange d’influences - ndlr) que celle des hommes, les femmes dans les années 1970 étaient également susceptibles de visiter le mausolée de Sidi Abderrahmane pour demander une intercession ou d’aller jusqu’à allumer un cierge à la basilique de Madame L’Afrique [Notre Dame d’Afrique]. Un certain nombre de femmes mentionnent que depuis les années 1990, elles ont cessé de le faire, ayant « compris ce que notre religion dit vraiment", donnant le sentiment que beaucoup estiment qu’elles ignoraient le « vrai » Islam avant l’apparition des reconfigurations de la pratique religieuse normative . Une femme a même décrit le début des années 1990 comme « ki ja el-Islam » [quand l’Islam est arrivé]. Cependant, alors que cette période a changé les habitudes de beaucoup d’habitants de Bab el-Oued, les descriptions des années 1990 comme étant purement religieuses sont trop simplistes, étant donné que de nombreux bars et brasseries du quartier qui servaient de l’alcool ont été fermés seulement en 2008.
Une des références les plus fréquentes attachée à la pratique religieuse dans les années 1970, est qu’elle reflétait simplement la sincérité et les bonnes manières, deux qualités que beaucoup considèrent comme absentes dans le Bab el-Oued beaucoup plus fragmenté hérité des années 1990.

Même ceux engagés politiquement à l’apogée du mouvement religieux dans son âge d’or de 1989 à 1991, alors que la terbiya et la Horma qui définissaient les relations sociales du Bab el-Oued post-indépendance des années 1970, semblaient être finalement de retour après les bouleversements des années 1980, refondent sous une apparence religieuse plus « authentique », associée à une extrémité au syncrétisme , la propagation de la pratique religieuse à tous les groupes d’âge.
Maintenant âgés de la cinquantaine et capables de se rappeler les années 1970, ces hommes dressent un parallèle explicite entre la société que le FIS essayait de créer et celle des années 1970.

Cela nous permet d’entrevoir de nouveaux indices qui aident à expliquer l’attrait des mouvements religieux dans les années 1990.

Comme l’ancienne génération qui les a précédés, les jeunes sportifs en qamis et barbus également sans l’opposition dans les années 1970, sont vus comme représentant d’une pratique religieuse sincère, Horma et terbiya restant liées à des apparences religieuses plus importantes que les principes sous-jacents.

Malgré l’importance des apparences, la ligne de faille majeure aujourd’hui à Bab el-Oued n’est pas entre akhina [ceux qui ont une apparence religieuse] et non-akhina, mais entre les islamistes reconnus sans réserve tawa3na [« les nôtres », c’est à dire de notre quartier] et les repentis qui sont arrivés à Bab el-Oued, après l’amnistie de 2005, qui sont souvent considérés comme ayant du sang sur les mains, ou encore taxés de kwava [migrants ruraux sans instruction].

Dans la mosquée d’El-Feth, les résidents plus anciens prient séparément d’avec les repentis.

De nombreux repentis courent la myriade des grands magasins islamiques qui parsèment le quartier, ces entreprises sont considérées par de nombreux habitants comme des lieux de blanchiment de l’argent gagné par le racket dans les années 1990.

Si, pour certains, à Alger, les années 1970 sont l’image en partie d’un ordre religieux « naturel » algérien, souvent identifié avec la laïcité et opposé à une catégorie monolithique de l’islamisme, à Bab el-Oued, les années 1970 sont plus considérées comme un passé avec des valeurs morales plus authentiques, le présent étant associé à une perte des valeurs sociales traditionnelles. Le point important ici est que, les années 1970 sont considérées comme étant simplement « mieux » pour différents groupes de personnes et devient un référentiel d’authenticité qui articule un certain nombre de différents points de vue moraux dans le présent.

À Bab el-Oued, les représentations du changement religieux sont sillonnées d’abord et avant tout par les images des bouleversements et de la fragmentation sociale des années 1990, le matérialisme et le consumérisme rampant des années 2000, l’exode rural et les résultats de l’amnistie 2005.

À Bab el-Oued les représentations de l’évolution socio-religieuse mettent en relief les précédents modèles d’âge défini pour la pratique religieuse, et dans le présent, la diminution du respect pour les aînés et les structures traditionnelles de l’autorité ;
l’augmentation de l’accès des femmes à l’espace public depuis les années 1970, et, dans le présent, la diminution du respect des frontières entre les sexes ;
une augmentation de l’importance des pièges de l’identité religieuse qui n’est pas toujours perçue comme associée à de « vrais » principes moraux et est parfois confondue avec hypocrisie, en particulier par la génération née dans les années 1990.

Les représentations de l’évolution religieuse au fil du temps à Bab el-Oued ne semblent donc pas reproduire le débat opposant religieux et laïc qui existe ailleurs dans la société algérienne.

1. Merci à Natalya Vince pour les détails [↩]

traduction M&SR poursocialgerie


pour accéder à l’article original en anglais - in “Textures du temps”
cliquer sur le lien (…)



Voir en ligne : http://texturesdutemps.hypotheses.o...

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