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L’HISTOIRE N’EST PAS UN LONG FLEUVE TRANQUILLE

lundi 29 juillet 2013

Pour Daniel Bensaïd, « la plupart des procès ordinairement intentés à Marx sont des faux procès où se mêlent incompréhension et ignorance. Il est vrai, à la décharge de ses détracteurs approximatifs, que la plupart des héritiers (Lafargue et son déterminisme économique, Kautsky et sa science de l’histoire, Staline et ses lois du Diamat) ont tordu sa théorie dans un sens positiviste, au prix d’une double régression : vers une conception scientiste de la connaissance et vers une conception spéculative de l’histoire. Les vulgarisations ajoutées aux vulgarisations ont fini par barrer l’accès à l’original. La conjoncture intellectuelle semble aujourd’hui propice à un retour à Marx par des chemins moins fréquentés. »
Un autre retour à Marx est ainsi annoncé.
Mais de quel retour s’agit-t-il ?
Allons voir...

Michel Peyret


MARX,
L’HISTOIRE
ET SES DEMONS

Daniel Bensaïd
1995

Ce pelé, ce galeux…

Selon l’air du temps et la rumeur médiatique, Marx serait coupable de tous les maux. En particulier d’avoir conçu une théorie rigoureusement déterministe de l’histoire (où les lois de l’économie agiraient avec l’inflexibilité d’un destin). Ou bien encore d’avoir remplacé le jugement de Dieu par celui de l’Histoire (la terre promise par la société sans classes). Enfin d’avoir prophétisé la fin de l’histoire.
Bref, les petites mains philosophantes nous confectionnent un Marx en patchwork, de pièces et de morceaux, taillés pêle-mêle dans Hegel, Comte, Renan, Mill. Sir Popper et sa Société ouverte portent une lourde responsabilité pour cet amalgame.

Pauvre Marx ! Lui qui a, dès L’Idéologie allemande , réglé ses comptes avec la philosophie spéculative hégélienne de l’histoire et qui ne consacre, dans tout Le Capital , qu’une méprisante note de bas de page au père fondateur du positivisme ! Bien sûr, on trouve dans son œuvre des tentations contraires. Il n’est pas rare de le voir se chamailler avec son ombre, tiraillé entre une fascination par les sciences positives de l’époque et un attachement envers la dialectique de ce qu’il appelle la « science allemande ».
Ainsi, de nombreux interprètes ont-ils pu choisir de lire la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (dite préface de 1859) ou le chapitre 32 du Capital ( « La tendance historique de l’accumulation capitaliste » ), comme les discours de la méthode d’un « matérialisme historique » strictement déterministe ou téléologique (nous reviendrons sur la différence entre les deux). Abondamment cités et commentés, ces deux textes sont familiers :

  • « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles » (préface de 59). Suit le développement connu sur l’infrastructure économique et la superstructure politique et juridique.
  • « L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste constitue la première négation de cette propriété privée, qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. » (Chapitre 32 du Capital. )

Ces passages posent de réels problèmes d’interprétation. Inutile de jouer au stérile jeu des citations, où l’une contredit et annule l’autre. Mieux vaut chercher à saisir d’abord l’évolution logique de Marx sur la question de l’histoire.

« L’histoire ne fait rien »

La rupture de Marx envers la philosophie spéculative de l’histoire (hégélienne) est consommée dès La Sainte Famille (1845) et L’Idéologie allemande (1846). Cette rupture est radicale et irréversible. On trouve dans La Sainte Famille un rejet définitif de toute représentation fétichiste (religieuse) de l’histoire : « L’Histoire ne fait rien. Elle ne possède pas de richesses énormes, elle ne livre pas de combats. C’est au contraire l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez-en certains, “l’histoire” qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle. Elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui. » C’est clair et net : l’histoire n’est pas une personne, l’histoire ne fait rien. Plus la moindre trace de transcendance. L’histoire est d’abord le développement conflictuel d’un rapport social.

Certes. Mais ce passage foudroyant est, fera-t-on remarquer de la main d’Engels. L’objection ne tient pas. Sur ce sujet et à cette date, les deux compères écrivent de la même main. Il suffit de feuilleter L’Idéologie allemande pour vérifier à quel point cette rupture envers la philosophie de l’histoire est acquise : « La philosophie de l’histoire d’Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa plus pure expression, de toute cette façon qu’ont les Allemands d’écrire l’histoire et dans laquelle il ne s’agit pas d’intérêts réels, pas même d’intérêts politiques, mais d’idées pures ; cette histoire ne peut alors manquer d’apparaître à saint Bruno comme une suite d’Idées dont l’une dévore l’autre… » Il s’agit d’une conception « vraiment religieuse » . Cette manie de représenter les époques historiques comme les « premières étapes imparfaites » , « annonciatrices de la véritable époque historique » , donne lieu à des « montages historiques et des cancans littéraires » en forme de théodicée.

Avec L’Idéologie allemande , Marx et Engels ont bel et bien réglé leur compte avec leur vieille conscience philosophique et tourné la page. Acharnés à faire de Marx un philosophe hégélien de l’histoire, les critiques pressés ont même relevé qu’après 1847, il ne traite pratiquement plus jamais de l’histoire en tant que telle (comme sujet philosophique) ? Il se consacre à la critique de l’économie politique et à des interventions d’actualité politique. Cette activité théorique et pratique illustre un nouveau rapport à l’histoire.

Différentes façons d’écrire l’histoire

Sur la conception de l’histoire, on ne retrouvera guère chez Marx que des notes lapidaires, une sorte de pense-bête jeté sur le papier pour lui-même sous forme de pense-bête. Il se trouve dans l’ Introduction aux Grundrisse (dite Introduction de 1857 ) : « Nota bene à propos de points à mentionner ici et à ne pas oublier. » Les huit points concis, aphoristiques, mériteraient la citation intégrale et un long commentaire. Ils proposent un programme de travail riche et fécond. S’interrogeant sur le « rapport entre l’histoire idéale telle qu’on l’a écrite jusqu’ici et l’histoire réelle » , Marx constate qu’il y a eu « différentes façons d’écrire l’histoire jusqu’à maintenant : l’histoire dite objective, subjective (morale), philosophique » . Il s’agit donc de trouver une nouvelle façon d’écrire l’histoire, conforme au bouleversement que constitue la découverte de l’histoire réelle. Cette nouvelle écriture de l’histoire n’est autre que « la critique de l’économie politique ». Nous y reviendrons.

Ajoutons que, dans ces brèves notes, apparaissent aussi :

  • la notion de « développement inégal » entre différentes sphères de la vie sociale (ou de « non-contemporanéité » , pour reprendre le concept ultérieurement exploité par Ernst Bloch) ;
  • une conception critique du progrès ;
  • une réflexion sur le rapport entre hasard et nécessité en histoire ;
  • une rupture critique envers l’idée classique d’histoire universelle ;

Revenons brièvement sur chacun de ces points.

« Développement inégal » et « contretemps »

Marx souligne l’existence d’un « rapport inégal entre le développement de la production matérielle, et, par exemple, celui de la production artistique » . Il indique encore que « le point vraiment difficile en question est ici : comment les rapports de production suivent, en tant que rapports juridiques un développement inégal ».

Autrement dit, les différentes formes de production (matérielle, juridique, artistique) ne marchent pas du même pas. Elles ne sont pas naturellement homogènes. Il existe au contraire des rythmes spécifiques à chaque sphère. On retrouvera une idée analogue en bonne place dans la préface à la première édition du Capital : « Outre les maux de l’époque actuelle, nous avons à supporter une longue série de maux héréditaires provenant de la végétation continue de modes de production qui ont vécu, avec la suite des rapports politiques et sociaux à contretemps qu’ils engendrent. Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des morts. »

Le terme de « contretemps » , zeitwidrig (qui réapparaît étrangement sous la plume de Derrida à propos des Spectres de Marx), est souligné par Marx lui-même. Voilà de quoi s’étonner. Là où la préface de 1859 insistait sur la « correspondance » entre infra et superstructure, voici au contraire qu’il insiste sur les décalages et la discordance des temps. La « correspondance » en question n’impliquait nullement en effet l’adéquation exclusive entre une infrastructure et une superstructure : elle délimitait seulement un champ de possibilités effectives.

En mettant l’accent sur l’articulation de temporalités hétérogènes, Marx ouvre la voie à une représentation non linéaire du développement historique. Ainsi, dans ses fameuses lettres à Vera Zasoulitch, il envisage (de façon résolument non schématique) que la combinaison entre la communauté agraire villageoise russe et la technologie industrielle européenne la plus avancée puisse donner naissance à un socialisme original, évitant à la Russie de passer par les affres de l’accumulation capitaliste qu’a connues l’Angleterre.

De même, le concept de « développement inégal et combiné » , forgé par Parvus et Trotski à partir de 1905 pour rendre compte de l’articulation des différents modes de production à l’échelle planétaire, s’inscrit-il dans le droit fil de ces intuitions.

Critique du progrès

Cette approche du développement historique n’est plus compatible avec l’idéologie dominante du progrès. Marx en prend acte explicitement dans la même note : « d’une manière générale, ne pas prendre le concept de progrès sous la forme abstraite habituelle » . Cette forme abstraite habituelle fait du progrès une sorte de destin et de fatalité : le progrès technique et scientifique entraînerait mécaniquement le progrès social et culturel.

Elle va également de pair avec une conception homogène et vide du temps. Le temps qui passe produit du progrès. Sur cette voie tracée, il ne saurait y avoir que des ralentissements ou des écarts, mais le fleuve suit son cours.

Pour Marx, au contraire, le développement inégal entre différentes sphères sociales, politiques, culturelles, implique la notion d’un progrès qui ne soit ni automatique ni homogène. Un progrès technique peut fort bien provoquer une régression sociale (ou écologique). Ce qui est progrès d’un certain point de vue est aussi régression sous un autre angle. Il convient donc de recevoir cette notion de progrès avec moins d’enthousiasme aveugle que les courants positivistes et d’en redéfinir les critères. Le seul développement des forces productives est une condition nécessaire mais non suffisante. Il ne constitue pas le critère ultime du progrès historique. Il faudrait plutôt chercher un tel critère dans l’universalisation effective de l’humanité, dans la diversification et l’enrichissement des besoins sociaux, dans l’émancipation du travail contraint au profit d’une libre activité créative.

Universalisation effective

À la différence de Herder, Marx, tirant les conséquences logiques de sa rupture avec la philosophie spéculative, rejette l’idée d’une histoire universelle, dont l’humanité serait conçue dès ses origines comme le personnage unique : « L’histoire universelle n’a pas toujours existé. L’histoire en tant qu’histoire universelle est un résultat. » L’histoire devient universelle par l’universalisation réelle de la production, de la communication, des échanges. C’est alors et alors seulement qu’elle peut commencer à être pensée comme histoire universelle. À l’opposé de tout européo-centrisme normatif, cette remarque cruciale ouvre la voie à l’anthropologie et à l’histoire comparatives.

Le hasard de la nécessité

Enfin, toujours dans les mêmes notes de 1857, Marx souligne lapidairement : « Cette conception apparaît comme un développement nécessaire. Mais justification du hasard. Le comment. (De la liberté, etc., aussi.) » Dans la logique formelle vulgaire qui est souvent la nôtre, hasard et nécessité s’excluent mutuellement. Dans la Logique de Hegel (que Marx revendique aussi fermement qu’il répudie sa philosophie de l’histoire), ils sont liés. Le hasard est l’autre de la nécessité, mais son autre. Il est hasard de cette nécessité.

Ce n’est évidemment pas ici le lieu d’un long commentaire sur les catégories logiques à l’œuvre dans Le Capital . Contentons-nous de signaler que les notions de causalité, de nécessité, ainsi que cet étrange concept de loi tendancielle » (qui intervient notamment dans la baisse tendancielle du taux de profit) doivent être compris à la lumière de la logique hégélienne et non suivant le sens commun.

On constatera alors que la position de Marx n’est pas du tout celle du déterminisme mécaniste dont on l’accuse si souvent. Le développement historique est certes déterminé (non arbitraire, tout n’est pas possible, il y a un champ de possibles). Il n’en demeure pas moins historique, c’est-à-dire singulier, plein d’embranchements et de bifurcations, de fourches et d’aiguillages. Smoking/No smoking… Autrement dit, sa détermination ne permet pas d’en prédire les effets comme dans un système mécanique.

Ici, les critiques superficiels de Marx se contredisent. Certains lui reprochent d’être trop déterministe (la politique ne serait que le reflet de l’économie) ; d’autres de ne pas l’être assez pour prétendre à un savoir véritablement scientifique (sa connaissance de l’histoire ne permettrait pas des prédictions réfutables). Cette difficulté concerne tous les savoirs ayant pour objet des singularités (histoire, névroses, crises économiques).

En outre, l’idée de systèmes déterminés dont les conséquences ne sont pas pour autant prédictibles est devenue familière dans les sciences contemporaines (voir Prigogine, le billard de Sinaï, les théories du chaos, etc.). Le concept d’histoire chez Marx, loin d’exclure le choix et l’événement, leur fait toute leur place. Dans un champ de possible, quelque chose arrive (évènement, révolution, contre-révolution) qui aurait pu ne pas arriver. C’est pourquoi il y a place pour l’action et la stratégie politiques.

L’histoire n’est pas un long fleuve tranquille

On ne saurait dès lors imaginer l’histoire comme un long fleuve tranquille, comme l’écoulement imperturbable de modes de production suivant un schéma de succession préétabli.

Nous avons déjà constaté avec les lettres à Vera Zassoulitch que l’histoire selon Marx est déterminée (elle ne résulte pas d’un caprice divin) mais ouverte. Ajoutons qu’elle ne poursuit aucun but préétabli. Il serait ainsi illusoire de comprendre le passé comme la simple préparation de notre présent prédestiné.

Cette vision est rejetée très clairement dès L’Idéologie allemande  : « L’histoire n’est rien que la succession des générations qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par toutes les générations précédentes. Par conséquent, chacune d’elle continue, d’une part, l’activité traditionnelle dans des circonstances entièrement modifiées et, d’autre part, elle modifie les anciennes conditions par une activité totalement différente. Grâce à des artifices spéculatifs, on peut nous faire croire que l’histoire à venir est le but de l’histoire passée. Ainsi, par exemple, on attribue à la découverte de l’Amérique un but, celui d’avoir permis le déclenchement de la révolution française. »

Après avoir vu Marx refuser explicitement un déterminisme mécanique, on le voit maintenant refuser une conception téléologique de l’histoire. Le premier existe bel et bien chez les épigones où il alimente une sorte de quiétisme politique : puisque l’horloge de l’histoire est remontée, il suffit d’attendre ce qui doit arriver ni trop tôt ni trop tard, juste à l’heure, selon le mouvement imperturbable des rouages et des ressorts. Quant à la seconde, qui fixe au déroulement historique un but préétabli, elle peut aussi bien encourager un activisme échevelé visant à hâter les desseins inéluctables de la Providence. Le mouvement ouvrier a donné maint exemple de cette double tentation.

Une conception « supra-historique » de l’histoire ?

Les positions acquises dans La Sainte Famille et L’Idéologie allemande seront maintenues fermement jusque dans les derniers textes de Marx. Sa lettre à la rédaction des Otetchevestveny é zapisky (en 1877) en apporte une éclatante preuve : « Il lui [mon critique] faut absolument métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés, pour arriver en dernier lieu à cette formation économique qui assure, avec le plus grand essor des pouvoirs productifs du travail social, le développement le plus intégral de l’homme. Mais je lui demande pardon… Des évènements d’une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait distincts. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ce phénomène, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique. »

Il n’y a pas de doute. Faisant pleinement la part de l’événement, Marx refuse tout schéma historique général, « supra-historique » , plaqué sur l’imprédictible déterminé du développement réel. Cela n’a pas empêché les épigones (tant sociaux-démocrates que staliniens) d’égrener la succession mécanique des modes de production, quitte à escamoter au passage ceux (comme le mode de production asiatique) qui risquaient de troubler le bel enchaînement.

L’homme et le singe : questions d’anatomie

« L’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. »

À la relecture de ces textes, le contresens de tous ceux qui veulent voir dans la célèbre formule de l’ Introduction de 1857 la preuve d’une conception déterministe ou téléologique de l’histoire, saute aux yeux. Il s’agit là d’un problème de connaissance, et non de chronologie. La forme la plus développée permet d’accéder aux secrets des formes les moins développées. Cela n’implique nullement que l’homme ait été le destin du singe, ni qu’il ait été le seul développement concevable (le seul avenir possible) du singe. Entre le singe et l’homme, il y a bien des bifurcations.

L’interprétation de Marx se complique ici de celle de Darwin, dont les lecteurs récents (Gould, Coppens) insistent sur une compréhension non déterministe de la sélection naturelle, prenant en compte l’accident événementiel : disparition des dinosaures, fracture géologique du continent africain, etc.

Le temps n’est plus ce qu’il était

À partir de l’ Introduction de 1857 , la recherche d’une autre écriture de l’histoire coïncide avec la « critique de l’économie politique » . L’idée traditionnelle de l’histoire universelle allait en effet de pair avec le concept de progrès sous sa forme abstraite » et, par conséquent avec le concept d’un temps homogène et vide, hérité de la mécanique newtonienne. Si l’histoire ne fait rien, le temps non plus. On ne saurait en rester alors à la notion d’un temps (et d’un espace) transcendantal, condition a priori de l’expérience historique ; pas plus d’ailleurs qu’à l’image d’un temps qui roulerait sous ses flots, pour amasser mousse, les galets du devenir. En tant que « critique de l’économie politique » , Le Capital constitue une formidable entreprise de sécularisation du temps.

Toute économie est économie de temps ? Soit.

Mais qu’est-ce que le temps ? Pas une chose qu’on épargne et qu’on engrange. Au fil du Capital , le temps apparait comme un rapport social complexe. Ainsi voit-on apparaître, au Livre I, un temps de la production sous forme d’un segment divisé entre travail nécessaire et surtravail ; au Livre II, un temps de la circulation, avec ses cycles et ses rotations ; au Livre III, un temps de la reproduction, avec ses cercles de cercles, ses rythmes et ses crises. Sans doute est-ce là qu’il convient d’aller chercher les fondements de cette nouvelle manière, proprement révolutionnaire, de penser et d’écrire l’histoire. C’est pourquoi, une fois congédiée l’histoire universelle et sa philosophie spéculative, Marx ne bavarde plus sur l’histoire en général. Il écrit et réécrit, inlassablement, Le Capital .

La plupart des procès ordinairement intentés à Marx sont des faux procès où se mêlent incompréhension et ignorance. Il est vrai, à la décharge de ses détracteurs approximatifs, que la plupart des héritiers (Lafargue et son déterminisme économique, Kautsky et sa science de l’histoire, Staline et ses lois du Diamat) ont tordu sa théorie dans un sens positiviste, au prix d’une double régression : vers une conception scientiste de la connaissance et vers une conception spéculative de l’histoire.
Les vulgarisations ajoutées aux vulgarisations ont fini par barrer l’accès à l’original. La conjoncture intellectuelle semble aujourd’hui propice à un retour à Marx par des chemins moins fréquentés.
Ainsi, le rapport de Derrida aux Spectres de Marx passe-t-il par Walter Benjamin. Nous verrons bientôt ce qu’il en est du Grand Marx annoncé par Deleuze.

Nous remarquerons pour notre part que la « critique de l’économie politique » ne donne pas lieu à des prédictions certaines mais à des projets (stratégiques) visant à agir sur les possibles. On a parlé parfois de prophétie et de prophètes, armés ou désarmés. Ce vocabulaire colporte une religiosité désagréable. Il convient de rappeler cependant qu’à la différence de l’oracle grec, la prophétie n’annonce pas une fatalité. Elle énonce une prévision conditionnelle : la catastrophe qui arrivera si on continue, si on ne fait pas ce qu’il faut pour l’éviter. On pourrait dire en ce sens que la prophétie est l’annonce d’une pensée stratégique.

S’agissant donc d’une histoire ouverte à plusieurs possibles et de projets visant à transformer certaines de ses virtualités en réalité, les grands textes politiques (ceux de Marx, de Lénine, de Trotski) sont toujours alternatifs : sur le seuil des grandes bifurcations historiques, ils déterminent les termes et les conditions d’un choix. Dans une conception de l’histoire qui n’est donc, chez Marx, ni déterministe au sens strict, ni téléologique, ce qui pose problème c’est plutôt l’idée sous-jacente d’un développement historique normal (par opposition à des développements tout aussi concevables, mais déviants et monstrueux).

La question devient alors celle de la représentation du normal et du pathologique (au siècle dernier et depuis). Dans ses Thèses sur le concept d’histoire , Walter Benjamin disait ce qu’il y avait eu de proprement désastreux, de la part des états-majors sociaux-démocrates ou staliniens, à penser le nazisme comme une parenthèse ou une exception passagère, la norme historique étant appelée à reprendre ses droits.
Il nous est encore moins permis de nous rassurer à peu de frais en rangeant ces monstruosités contemporaines (nazisme, stalinisme) au rayon de la déviation, du dérapage, de la pathologie.
Il ne nous est pas davantage permis d’énoncer les barbaries parfaitement actuelles des expéditions néocoloniales (Golfe), des guerres ethniques (Balkans) ou du racisme ordinaire, comme le retour de « vieux démons » inquiétants mais archaïques.

Les démons, hélas, n’ont pas d’âge.

Ce sont toujours les nôtres. Nos contemporains.

Notre présent à part entière.

Daniel Bensaïd
Parution et date inconnues, vers 1995

adressé par Michel Peyret à socialgerie
le 17 juillet 2013

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