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UN HOMME DU PEUPLE DE YOUCEF KHIDER LOUELH

mercredi 20 février 2013


Un Homme du peuple
de Youcef Khider Louelh
El Dar El Othmania Éditions
Alger - 2012
312 pages


UN HOMME DU PEUPLE de YOUCEF KHIDER LOUELH - Revivre les épisodes du passé - par Kaddour M’HAMSADJI - le 20 Février 2013- L’Expression ;


« mémoires en minuscules » [1] - Livre de Nassim - préface de Sadek Hadjerès - Sadek Hadjerès, le 29 avril 2011 ;


ENTRETIEN AVEC LAOUELH KHIDER - BRTV reçoit Khider LOUELH
pour la réédition algérienne de son livre - mise en ligne le 4 février 2013 ;


par Kaddour M’HAMSADJI
Mercredi 20 Février 2013
L’Expression

Faire renaître le passé, c’est la meilleure thérapie pour l’homme d’honneur souffrant sans remède pour son propre avenir.

Ce n’est pas une philosophie : c’est une expérience de vie que nous propose Youcef Khider Louelh dans son ouvrage au titre largement explicatif “Un Homme du peuple”.
De la Kabylie à Paris, Moscou et Bakou. Parcours d’un militant progressiste, préfacé judicieusement par Sadek Hadjeres, ancien responsable national du P.C.A. et premier secrétaire du P.A.G.S. Et il y aurait, sans doute, d’autres points d’histoire encore à expliquer, à clarifier et à redresser que le préfacier écarte pour le moment et qui consisteraient à « faire l’analyse des raisons qui ont gravement compromis pour un temps les espoirs de ceux qui, comme Nassim [un des pseudonymes de l’auteur de l’ouvrage], représentaient par leurs luttes et leurs sacrifices un des noyaux de classe les plus conscients et les plus prometteurs ».

Notons que l’auteur prévient dans son Avant-propos : « En 2009, la première version de ce témoignage a été publiée à Paris, suivie, en septembre 2010, d’une seconde édition sous le titre de ; “Mémoires en minuscules”. Être d’ici et aussi de là-bas. »
Pour la présente édition algérienne, celle de la dynamique “El Dar El Othmania”, il précise : « Il ne s’agit en aucun cas d’une reproduction, d’une copie de ce qui a été publié en France. Le contenu de cette édition algérienne a été revu, enrichi, actualisé afin qu’il réponde, le mieux possible, à la perception, à l’approche, des faits et des événements vus d’Algérie. »

Pour l’heure, Youcef Khider Louelh s’attache à nous faire une présentation personnelle de son itinéraire d’Algérien, de militant syndicaliste et politique, ayant vécu à des époques différentes, celles du régime colonial, de la lutte de libération nationale, du début de l’Algérie indépendante et tout particulièrement celle de 1965-1989.

Cette dernière époque lui a tracé un destin nouveau, car, affirme-t-il, il s’était réfugié dans la « clandestinité », c’était le seul choix ; il écrit dans son avant-propos : « Le récit qui va suivre est un témoignage, celui d’une vie, ma vie. »

L’auteur est algérien ; voici quelques lignes glanées pour le situer : Étudiant à l’Institut des Sciences Sociales de Moscou, il fait un mariage russe, au moment de la “Guerre Froide” et du “rideau de Fer”. Il devient ensuite journaliste, puis directeur de Cabinet du maire de Blanc-Mesnil dans la région parisienne.

L’auteur, dont, au reste nous découvrons l’humour, le goût du langage expressif et surtout l’écriture simple, agréable, sans fioriture, sans recherche de forme littéraire, tient à cette première et significative information : « D’après mon père, émigré en France durant de longues années, j’ai vu le jour dans la nuit du 18 au 19 septembre 1936. On attendra pourtant le 13 janvier de l’année suivante pour me déclarer au service de l’état civil de la mairie de mon village. Cette date va demeurer officiellement celle de ma naissance. » Et elle restera son repère indélébile, sa référence identitaire : le droit du sol, le droit d’existence, le droit de pensée, le droit de liberté... et faut-il le mentionner, le droit à la misère et à l’exclusion dans son propre pays.

Il remonte le fil de sa mémoire. Nous le suivons sur plus de 285 pages de texte serré, si nous comptons, et il le faut, « Les instantanés d’un parcours militant » (un cahier de seize pages de photos-souvenirs du parcours) et une annexe comprenant, explique-t-il, « des extraits du courrier d’une vingtaine de pages (auquel je fais référence dans mon récit) que j’avais adressé de Paris en 1980 à la direction du P.A.G.S., en Algérie ».

Youcef Khider Louelh est né dans une famille algérienne modeste à Taourirt-Moussa, situé à 20 km de Tizi Ouzou ; ce village, « comme tous les autres villages kabyles, est perché au haut d’un piton. » Il y a fait sa première scolarité dans une école coranique comme la plupart des enfants « indigènes », puis dans une école française.

Encore adolescent, il rejoint son père émigré en France et travaille en usine. Il fréquente des adultes, partage leur vie très ordinaire - mais qui forge la volonté - et leur espoir de changer leur exil en un prochain retour au pays enfin, un jour, débarrassé du colonialisme, devenu indépendant et libre.

Il entre en clandestinité comme il entre en militantisme. Il suit le mouvement syndical et politique, adhère aux partis, très divers, qui l’éveilleront au nationalisme MTLD, FLN, CGT, PCF, PCA, ORP, PAGS. Or, dans le même temps, « la convocation » de se présenter à une caserne de Vincennes l’a démoralisé : « Pour une tuile, c’est tout un toit qui me tombait sur la tête, » écrit il.

Son incorporation forcée sous le drapeau français qui le conduit dans une Algérie en guerre a eu pour effet de renforcer ses convictions nationalistes.
À l’indépendance, il rentre en Algérie pour servir son pays, mais à partir de 1965, il opte de nouveau pour une clandestinité politique.

Cette fois, l’exil prend un autre sens, celui de l’honneur de l’homme qui veut se construire tout en ayant scotché son pays au creux de son cœur.

Peut-être, en exil se sentait-il partout en Algérie : il avait amassé tant de souvenirs, richesses absolues, pour alimenter ceux qui l’aidaient à vivre, en quelque lieu qu’il se trouve, perpétuellement en algérien. Sans doute, ce n’est qu’un point de vue, mais un point important que Youcef Khider Louelh a magnifiquement et librement développé allant de son village natal Taourirt-Moussa à Alger en passant par Bakou, Moscou et Paris.

« Voilà donc, nous dit Youcef Khider Louelh, des instants de vie qui, tour à tour, ont été heureux, complexes ou difficiles mais aussi combien enrichissants. »

Effectivement, “Un Homme du peuple” est à considérer comme un témoignage émouvant, un document d’une grande sincérité de pensée et d’écriture, un message que la jeunesse d’aujourd’hui devrait mesurer en toute équité et clairvoyance, - du fait même que l’auteur, riche de son expérience et plein d’humilité, n’hésite pas à déclarer spontanément : « Par mon récit, je n’ai voulu - ou ne veux - régler de comptes avec personne, sauf peut-être avec moi-même. Aujourd’hui, une nouvelle existence a commencé pour moi. Après onze ans de veuvage, j’ai refait ma vie en retournant aux sources, en Kabylie, ma région, mon terroir, là où sont implantées mes racines, ainsi font les vieux éléphants. »

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« PRÉFACE »
au Livre de Nassim
par Sadek Hadjerès

Quand Khider m’a sollicité pour présenter l’édition algérienne de son récit, j’ai eu un moment d’hésitation. J’ai hésité parce que, entre autre, je me jurais depuis quelques temps de ne plus engager d’autres écrits que ceux déjà entamés. Plusieurs de mes amis me pressaient de ne plus interrompre mes travaux et de ne pas me disperser.

Mais comment me dérober aux souhaits d’un ancien ami, resté toujours pour moi « Nassim », le frère, le camarade, un de mes proches compagnons de lutte des quelques premières années de ma deuxième vie clandestine de vingt-quatre ans (1965 – 1989). Et puis, j’étais séduit d’avoir sous les yeux, spontanément réalisé par lui, un genre de témoignages que je n’ai cessé de recommander à tous mes amis dont la trajectoire de vie et de lutte avait croisé la mienne. J’estimais qu’avec chaque nouvelle pièce aussi minime soit-elle, mais ajoutée au puzzle de la trame historique algérienne et mondiale, les jeunes générations auraient une idée plus précise de ce que leurs prédécesseurs ont espéré, vécu et réalisé plus ou moins bien. Je me suis donc décidé à écrire cette préface. Elle se rapporte essentiellement à la partie de son itinéraire que nous avions vécu côte à côte. Que le lecteur me pardonne si mon propos, centré sur cette période et influencé par elle, est forcément partiel et assume volontiers une part de subjectivité.

Voilà donc que Nassim, une quarantaine d’années après que nous nous soyons perdus de vue, m’envoie ce qu’il avait écrit, sans ambition littéraire ou politique particulière, comme l’indique le titre qu’il lui avait donné modestement : « mémoires en minuscules ». Pouvais-je rester indifférent à sa démarche par laquelle, sans complexe et en toute simplicité, il nous donnait à découvrir des pans entiers de son itinéraire personnel, en évitant de tomber dans les images d’Epinal, les stéréotypes consistant à idéaliser ou noircir sans mesure l’engagement d’un moment ou de toute une vie.

Je venais depuis peu d’avoir la surprise et l’immense plaisir de retrouver Nassim après notre longue séparation involontaire. Plus de quatre décennies s’étaient écoulées depuis qu’à Alger, étouffant sous la chape de plomb des premières années les plus répressives du « parti unique », le cœur serré, nous nous étions fait nos adieux. C’était juste avant qu’il n’entreprenne une traversée clandestine planifiée vers la France, où l’attendait une nouvelle étape de son destin. Au fil inexorable des avancées de l’âge, il n’est pas le seul que je croyais ne plus avoir l’occasion de revoir : membres de ma famille, anciens compagnons de jeunesse et d’études, enseignants et connaissances, compagnons de lutte les plus chers du PPA-MTLD, du PCA, du FLN et du PAGS… Impossible de compter les frustrations personnelles engendrées par les imprévus des décennies de tourments vécus par l’Algérie ! A peine avais-je eu, en 1992, la chance de croiser « Nassim », en France, le temps trop bref d’un repas. Outre le drame dans lequel commençait à à sombrer le pays, le moment n’était pas propice aux effusions et aux souvenirs : Nassim traversait l’épreuve probablement la plus douloureuse de sa vie, la grave maladie qui allait hélas, emporter, Zina, son épouse. Je reportais à plus tard et refoulais en moi, comme lui sans doute, tout ce que j’aurais aimé lui dire ou entendre de sa part après une première séparation de vingt ans. Une infinité de nos réflexions et sentiments étaient ainsi restés en suspens.

Puis en 2010, vingt nouvelles années plus tard, sur son initiative fraternelle, deuxièmes retrouvailles inespérées, grâce aux miraculeuses vertus « d’internet ». Nous avons alors déroulé à loisir le film des années soixante avec ses moments tour à tour émouvants ou sombres,, exaltants ou pénibles, comiques ou désagréables. Nos mémoires et nos langues se sont enfin libérées des contraintes, des urgences, des silences imposés par les situations à haut risque de l’époque

Dans ces années difficiles, les échanges pourtant souhaités entre camarades, étaient trop rapides, amputés ou déformés par des raccourcis et des malentendus qui parfois assombrissaient jusqu’à nos moments les meilleurs et les plus solidaires. Ainsi l’avait voulu l’interminable vie clandestine qui jour après jour nous fut imposée au lendemain du putsch militaire du 19 juin 1965. Parler le moins possible de ce qui nous préoccupait et nous taraudait personnellement, se refermer sur soi, réprimer ses propres sentiments par prudence ou par pudeur, devenait à nos yeux presque une vertu. Alors que précisément, nous étions là parce que nous refusions de nous soumettre à la loi du silence et aux diktats d’un système qui avait tourné le dos aux aspirations de liberté de novembre 1954, aux espoirs d’ouverture et de bonheur du 5 juillet 1962 .

Imaginez alors l’oxygène que représente pour moi, le fait d’évoquer à travers l’ouvrage mémoriel de Khider, un peu de ces sentiments de fierté collective et de solidarité qui nous animaient au cœur des luttes et tourments de l’époque. Ancrés sur la profondeur de nos convictions communes, ces sentiments partagés nous avaient aidés à surmonter les pires moments d’une situation qui chaque jour s’éternisait en s’alourdissant. S’en souvenir aujourd’hui, les commenter ensemble, ce n’est pas vaines nostalgies « d’anciens combattants ». Plutôt une vengeance intime sur les chaînes de l’arbitraire post-colonial, qu’avec des milliers d’autres, nous avions décidé de combattre côte à côte, quels que soient les sacrifices matériels et moraux, individuels et collectifs, au quotidien et sur la longue durée.

À mes yeux, l’ouvrage de Khider a le mérite – mais seul le lecteur en jugera, de donner une certaine idée d’une vie sentimentalement tiraillée : d’un côté une vie amputée et traumatisée par les exigences d’un combat qui nous enfermait à ciel ouvert ; d’un autre côté une vie soutenue par la fierté de proclamer dans les faits notre volonté de faire respecter notre qualité d’êtres humains et nos aspirations bafouées. Certains, qui ont eu la chance de ne pas vivre cet invivable, l’imaginent comme une hasardeuse et périlleuse aventure à la James Bond. Pour d’autres, ce serait une épopée idéalisée dans une auréole romantique. Il est vrai que dans notre langage codé, nous nous appelions dans les moments de détente « les Romantiques ». C’était le titre d’un ouvrage tendre et fort de Nazim Hikmet, qui, lui aussi, était longuement passé par là vie clandestine. Dans les ténèbres de l’arbitraire, une dose de romantisme était pour nous un horizon de lumière.

En fait, le monde souterrain de la clandestinité illustre deux états d’âme différents chez les intéressés. Je ne parle pas des acteurs occasionnels dont l’engagement clandestin résulte de circonstances fortuites ou involontaires, dont ils ne tarderont pas à se dégager. Quant à l’engagement des acteurs volontaires dans cet engrenage aux déroulements imprévisibles et souvent de long terme. il témoigne la plupart du temps à la fois d’un réflexe de dignité et d’n acte réfléchi. Chez nous, on dirait qu’on s’engage ainsi par « en-nif », doublé, conforté et guidé par un choix social et politique, un effort d’évaluation et de « lefhama » comme l’appele le poète Ben Mohamed dans les paroles du chant de Idir « Tighri b’ougdoud », l’appel du peuple.

Voilà pourquoi, préfacer « mémoires en minuscules » m’a donné deux occasions de grande satisfaction : à la fois apprécier les dimensions humaines de l’engagement désintéressé et en mesurer un peu plus les dimensions politiques. Dans l’ouvrage, la dimension politique constitue la toile de fond, traitée avec discrétion, à l’arrière plan et sans effets ostentatoires, comme un soubassement allant de soi, qui n’a pas besoin d’être présenté. Quant au parcours de vie personnelle, raison d’être assignée à l’ouvrage, il se déroule avec une spontanéité et une sincérité de ton qui, quelles que soient certaines inégalités de forme, soulèvent des moments de poignante émotion.

La dimension humaine, le lecteur la mesurera lui-même sans que j’aie besoin d’en rajouter. Si j’en parle ici, c’est d’abord en rapport avec notre vécu commun, parce que j’ai retrouvé dans le récit de Nassim les traits de caractère qui avaient construit ma confiance en lui dans les circonstances difficiles. Avant tout, ce n’est pas rien de faire le choix auquel il n’était pas obligé, s’engager dans la voie personnelle la plus aléatoire et la plus dangereuse pour lui, alors qu’il lui avait été proposé une tâche tout aussi honorable de représentation à l’étranger, beaucoup plus confortable et sécurisée pour la toute nouvelle famille qu’il venait de fonder. Messieurs les dénigreurs systématiques des engagements militants, présentés à satiété comme des « carriérismes » intéressés, prenez-en note à défaut d’en prendre exemple.

Il y a ensuite plusieurs épisodes vécus par lui avant que nous nous connaissions. Je les ai découverts seulement à travers le livre, tels que sa dure enfance dans une Kabylie viscéralement et parfois savoureusement évoquée, puis sa non moins traumatisante adolescence dans l’exil. Avec son apprentissage de la condition prolétarienne en France, ses sacrifices et sa persévérance pour satisfaire sa soif de connaissances et d’élévation morale. Pour finir, les situations intenables où il s’est retrouvé comme appelé dans l’armée française aux moments les plus affreux de la guerre d’Algérie et dans des conditions où il ne pouvait s’en échapper.

De tout cela, il ne m’avait pas dit un mot, ou si peu, lors des heures passées sans occupation urgente, Tout simplement, en ces circonstances, chacun de nous gardait au fond de lui ses peines et ses pensées, de crainte d’alourdir encore plus les pensées de l’autre. Les épreuves vécues côte à côte m’ont confirmé les qualités qu’il avait déployées quand son parcours avait déjà été marqué par des coups du sort, des dilemmes angoissants. Sa sensibilité extrême, parfois à fleur de peau, avait surgi de conditions de vie tourmentées, mais l’esprit de responsabilité et la probité morale lui ont le plus souvent dicté des décisions rapidement prises, qui lui coûtaient ensuite énormément mais dont il assumait courageusement les conséquences, y compris les moments ou il tournait et retournait en lui ce qu’il considérait à tort ou à raison comme des injustices ou des incompréhensions de la part de ses camarades ou responsables.

À travers son récit, on comprend mieux ce que ressentent des communistes qui honorent en actes leurs convictions et motivations premières. Contrairement aux clichés et aux idées reçues, ils ne sont pas les « robots politiques » qu’on prétend. La plupart sont certes capables de la fermeté qu’exige la lutte et qui, s’ils n’y prennent garde, peut se muer dans des conditions données en des formes préjudiciables de rigidité ou d’intolérances. Mais ils sont avant tout des êtres humains, pétris de chair, de sang et de nerfs, d‘autant plus sensibles aux joies et souffrances de leurs familles et de leurs semblables que la révolte contre l’injustice est aux racines de leur engagement. Chez chacun d’entre eux, les qualités et les défauts sont façonnés et peuvent évoluer, en meilleur ou en moins bon, avec l’environnement historique, les influences de la société, des cadres de vie, des collectifs d’action ou d’organisation.

Nous en arrivons ainsi à la dimension du politique, de ses rapports avec la personnalité de chacun, L’ouvrage de Khider donne l’occasion d’en scruter quelques facettes, bien que son récit s’assignait un témoignage humain et personnel beaucoup plus qu’un dessein politique ou doctrinal. Je ne veux donc pas aborder le fond des convictions politiques et philosophiques intimes de Nassim. Indépendamment de ses engagements organiques, la vie les a maintenues chez lui intactes ou consolidées, tout en préservant sa liberté de jugement face aux épreuves et aux revers qui se sont abattus sur les organisations, sur le pays et sur le monde. Je voudrais seulement relever que pour lui, l’engagement n’est pas une carte en poche. Il n’est pas de ces « repentis » préoccupés de changer la couleur de leur chemise ou jusqu’à leur épiderme parce que leur statut dans l’échelle sociale a changé ou que les vents de l’Histoire se sont momentanément retournés contre les opprimés et les exploités.

Ce que j’ai aimé le plus dans cette constance de fond, c’est qu’elle n’a rien à voir avec un acte de foi ou un credo intangible, interdit à la discussion. Il a gardé la capacité de penser par lui-même, d’adhérer à une opinion ou à une orientation parce qu’il les estimait justes et non parce qu’elles étaient celles de la majorité ou de la hiérarchie. Je considérais ce trait de caractère et ce positionnement politique comme une vertu. J’appréciais le fait que tout en veillant à respecter une discipline scrupuleuse, il exprimait honnêtement son avis sans complexe. Ce qui lui a valu parfois des accrochages avec d’autres camarades à l’occasion de tâches et de corvées ingrates de liaison entre responsables de l’exécutif. J‘ai dû quelquefois arbitrer des remous et des incompréhensions, calmer et raisonner des mouvements d’humeur entre camarades qui se croyaient offensés par ses remarques mal perçues à cause de leur franche ou brusque spontanéité. La question des relations de travail exigeait en fait de tous les intéressés des efforts complémentaires. D’un côté, Nassim, comme plus ou moins chacun de nous dans des situations de malentendus et de stress, ne pouvait mesurer facilement l’impact ou le préjudice que la forme pouvait causer momentanément à un meilleur climat subjectif dans le fonctionnement des structures. D’un autre côté, il n’était pas rare que des responsables soient tentés, même inconsciemment, de restreindre ou sous-estimer le droit et le besoin pour des camarades chargés de tâches surtout pratiques, d’exprimer totalement leurs points de vue, comme si ces tâches importantes n’étaient pas éminemment politiques et ne nécessitaient pas des échanges politiques et idéologiques ouverts entre tous les militants, quelle que soit la nature de leurs tâches et leur place dans les structures. Au total, je préférais de franches incartades et désaccords bien intentionnés, à des acquiescements suivistes alors que leurs auteurs n’étaient pas tout à fait convaincus du bien-fondé des directives. Ces attitudes inspirées souvent du souci de déférence, me mettaient mal à l’aise, car elles laissaient pointer une fausse conception de la discipline ou du respect envers des représentants de la hiérarchie. En croyant défendre ou imiter la « bonne parole du chef », cela ne pouvait aboutir qu’à des applications mécaniques ou routinières des orientations proposées et nuire ainsi à leur correction et leur enrichissement.

Bien entendu, la liberté de jugement et de parole n’exclut pas les erreurs à tous les maillons de la chaîne hiérarchique dans une organisation, surtout clandestine, où les conditions propices aux échanges et aux débats sont objectivement plus restreintes. J’ai signalé à Nassim, qui m’a écouté avec attention et esprit d’ouverture, que certaines de ses appréciations envers des camarades ou des situations vécues étaient injustes, parce que selon moi elles étaient soit infondées objectivement par manque d’information, soit excessives. Quelques unes de ses appréciations au fil du récit me semblent portées de bonne foi par d’anciens points de vue subjectifs, mais non décantés suffisamment à la lumière des évolutions et des épreuves vécues. Elles méritaient d’être éclairées et replacées dans leur contexte des tensions intenses, individuelles et collectives, familiales et politiques. Le malheur et les limites d’une activité en période clandestine résident trop souvent dans le déficit multilatéral d’information et d’échanges en temps réel, aux moments les plus propices. Ce déficit empêche les camarades, chargés ou non de fonctions de direction, d’avoir des visions plus complètes et suffisamment fiables sur des données complexes.

Problème d’autant plus difficile que le parti à cette époque, se retrouvait une fois de plus confronté dans de mauvaises conditions à un lourd défi : sa réédification politique et organique après les épreuves qui depuis les années trente jusqu’aux suites de la guerre de libération avaient haché son existence par des alternatives de légalité et clandestinité partielle ou totale très rapprochées que je ne détaille pas ici. Ces situations ont nui à l’accumulation et la transmission de l’expérience collective, affaiblissant ses capacités dans les conditions successives ou combinées d’activité au grand jour ou dans la clandestinité. Entre 1962 et 1 969 particulièrement (durant le séjour algérien de Nassim) et même longtemps plus tard pour différentes autres raisons, l’organisation des communistes algériens a été empêchée de fonctionner selon les schémas classiques appropriés ou tirés de l‘expérience des anciennes périodes légales. Faute d’une vision suffisamment globale, les problèmes vécus par les acteurs leur apparaissent alors souvent dans des dimensions beaucoup plus personnelles et subjectives. Celles ci ont leur importance et méritent d’être abordées avec tact et attention. Mais elles gagnent aussi à être davantage traitées avec le correctif des visions d’ensemble. Il est plus facile aujourd’hui, avec l’expérience accumulée des évolutions algériennes et mondiales, de mettre en perspective le vécu passé des acteurs.

À propos de perspective, que dire au terme de l’incursion que je me suis permis dans le politique, bien que ce ne fût pas l’objet principal assigné par Nassim à ses « mémoires en minuscule » ?

Je dirais que la génération de Khider est humainement et politiquement celle d’une Algérie d’abord prometteuse, mais dont l’élan généreux des jeunes gens et jeunes filles à l’indépendance, l’élan de toute la nation, a été entravé, traumatisé et compromis, momentanément il faut l’espérer.

À mes yeux, quand Nassim activait dans des conditions si difficiles comme tant d’autres (je pense par exemple à « Farid » qu’il évoque dans les débuts de son récit militant), il me faisait rêver aux cadres potentiels qui commençaient à émerger de l’Algérie nouvelle, cultivés et nourris des valeurs populaires, surgis du monde du travail et de la production. Ils étaient en train de façonner un possible mouvement social et politique émancipateur. Ils étaient dans l’esprit à la fois du 1er novembre 54 et de ce que signifiera profondément plus tard l’historique « 24 février 1971 » qui entreprit de rendre à leurs maîtres légitimes ses richesses nationales déjà en voie de pillage par les usurpateurs internes et guettées par les convoitises des monopoles internationaux. Dans les chantiers de l’édification, ces jeunes travailleurs des villes et des campagnes, tout comme les étudiants dans les universités, furent par milliers mobilisés et motivés, Comme ces dizaines de syndicalistes des grands complexes industriels et des domaines agricoles que je rencontrai lors d’une assemblée organisée au printemps 1989 à ma sortie de clandestinité. Ils m’avaient impressionné par leur maturité, leur résolution, la force tranquille et la lucidité critique avec laquelle ils évaluaient leurs bilans d’activité. Le célèbre Gallego, dirigeant espagnol des Commissions ouvrières qui jouèrent un rôle important dans la chute du régime franquiste, me dit un jour après avoir été lui aussi impressionné par la vidéo de cette réunion : vous avez là l’une des plus grandes richesses et leviers d’une Algérie sociale et démocratique.

Il restait en effet énormément à faire dans le chaos et les embûches dressés par le régime autocratique qui se pérennisait à travers un pluripartisme illusoire et anti-démocratique, cependant que le contexte international était dangereusement renversé par le démantèlement du système des Etats socialistes. L’un des militants syndicaux déjà inquiets des prémisses de ces évolutions m’avait posé à la fin de la réunion de 1989 la question : peut-on garantir que l’Algérie progressiste ne subira pas les mêmes glissements ? Je lui répondis que nul ne pourra le garantir sinon vous-mêmes.

Beaucoup allait donc dépendre de la capacité des militants issus du monde du travail et de la production à devenir dans le pays le centre de gravité influent des nouveaux mouvements sociaux et politiques de cette transition incertaine. Il restait, dans les partis de progrès, à commencer par le nôtre, à opérer la jonction entre les militants issus de ce monde du travail avec les cadres intellectuels authentiques et non opportunistes, aguerris eux aussi dans les luttes de masse du quart de siècle écoulé. Ce n’est pas pour rien que dans la conjoncture nationale et mondiale du début des années 1990, les pressions des clans dirigeants et des courants réactionnaires et intégristes du pays ont fait avorter ce souhaitable centre de gravité socio-politique au bénéfice de cercles d’apparatchiks et autres arrivistes de la scène politique. A la faveur d’une tragédie nationale sans précédent, les rapports de force instaurés par un régime autoritaire et corrompu ainsi que les insuffisances dans la maturité politique et idéologique des forces de progrès se sont conjugués.

Ce n’est certes pas le lieu dans cette préface de faire l’analyse des raisons qui ont gravement compromis pour un temps les espoirs de ceux qui comme Nassim représentaient par leurs luttes et leurs sacrifices un des noyaux de classe les plus conscients et les plus prometteurs. Plus que tous les autres cercles sociaux et politiques, ce noyau historique a subi les assauts croisés des forces qui s’affrontaient pour le pouvoir autocratique tout en rejetant et diabolisant les luttes sociales et idéologiques autonomes des travailleurs. Les uns brûlaient le usines et massacraient les salariés et leurs élites syndicales et politiques, les autres livraient les ressources du pays aux monopoles internationaux et aux cercles maffieux. Les uns et les autres s’enrichissaient odieusement et déniaient aux travailleurs le droit et la liberté de s’organiser.

Ces graves revers ont duré un temps. Jusqu’à la nouvelle vague de contestation sociale et démocratique mondiale et les évolutions géopolitiques de grande ampleur qui ont commencé à secouer en particulier le Sud et l’Est de la Méditerranée. A la lumière de l’expérience, les objectifs concrets et les idées que Nassim et ses camarades défendaient au prix de lourds sacrifices sont de plus en plus partagés par les jeunes générations, dans des cercles idéologiques et organiques beaucoup plus larges et diversifiés, à l’image emblématique du regretté Osmane Redouane et de son charisme unitaire et offensif.

Une floraison de productions littéraires et mémorielles accompagne donc, chacune à sa manière, les actions pacifiques et massives grandissantes des couches laborieuses, patriotiques et démocratiques.

Rien des luttes anciennes ne s’est perdu. Dans le vaste mouvement de société qui entraîne nos compatriotes sur les deux rives de la Méditerranée, s’inscrit le récit de Khider, même s’il pensait n’avoir dédié son témoignage de vie qu’à ses enfants et petits enfants.

Sadek Hadjerès, le 29 avril 2011

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voir aussi l’entretien à BRTV

BRTV reçoit Khider LOUELH
pour la réédition algérienne de son livre

Publié le 4 févr. 2013 sur Youtube

Pour visionner l’entretien

cliquer sur le lien

http://www.youtube.com/watch?v=3JRzbfRY4lc&feature=youtu.be

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Voir en ligne : http://www.lexpressiondz.com/cultur...


[1« mémoires en minuscules » titre donné au moment de la pubication du livre de Youcef Khider LOUELH en France

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